Farewell
L'air ambiant me pèse désormais, mais Martin continue de me regarder d'un air hébété. Ne sait-il donc pas qu'il va devoir se battre ?
« Martin, j'ai besoin que tu réveilles Naël. Dis-lui de se préparer au combat. Si tu as des armes, prends-les. Bats-toi pour ta vie.
- Mais... qu'est-ce que...
- Tu viens de dire un des Imprononçables. Tu es condamné.
- Quoi ? Mais je... je ne sais pas me battre !
- Tu saurais si tu avais été dans l'arkè. Maintenant, prépare-toi à te battre. Quel est ton pouvoir ?
- Non ! Pas mon pouvoir !
- Martin, on a pas le temps ! Tu ne comprends pas ? D'ici quelques minutes, des chiens de l'armée vont rappliquer pour te tuer !
- Mais je ne peux pas utiliser mon pouvoir ! Je l'ai juré à ma mère !
- Mais je m'en fous de ta mère ! Grouille ! Réveille Naël et rassemble tes forces !
- Tu ne comprends pas ! C'est mon pouvoir qui a tué ma mère ! Je ne peux pas l'utiliser ! »
Je franchis l'espace qui nous sépare et le regarde droit dans les yeux. Je sens son hésitation. Il n'est pas loin de céder. Tout ce que je dois faire, c'est le persuader de se battre... Mais qu'est ce qui pourrait le persuader ? Je la vois soudain, comme un éclair. Cette aura qui témoigne de son exceptionnelle capacité à s'inquiéter pour les autres. Je sais ce que je dois dire.
« Si tu ne l'utilise pas, alors tu mourras. Et nous aussi.
- Vous ? pourquoi les gardes s'en prendraient-ils à vous ?
- Pourquoi tu te poses des questions à propos de nous alors que c'est ta vie qui est en danger ?
- Vous devez partir ! Je... d'accord, je vais utiliser mon pouvoir, mais je ne pourrais pas le faire si vous êtes à proximité. Sinon, vous allez mourir avec moi !
- Pourquoi avec toi ? Tu veux dire... que ton pouvoir ?
- Il me tuera si je l'utilise, oui. C'est en voulant me soigner après que je l'ai utilisé sur elle que ma mère est morte. Et elle m'a fait jurer de ne plus jamais m'en servir, sauf pour sauver d'autres vies. »
Je le regarde à présent différemment. Son aura elle-même a changé. Il ne me cache plus rien et ses sentiments sont plus complexes que jamais. Il détourne ensuite la tête puis se précipite sur Naël, dont l'aura tourne à l'aubergine et au verdâtre. Incompréhension, nausée.
« Martin, reprends ton machin chose et fais passer cette nausée à Naël, je m'occupe des premiers.
- Ok. Théodore ?
- Oui ?
- Ne meurs pas. Il a besoin de toi. »
Compte sur moi.
En attendant, je sens les premiers soldats dans la cour. Je me précipite dehors, et compte rapidement les assaillants. Ils sont cinq pour l'instant, mais ce ne sont sans doute que des éclaireurs. Ils vont vérifier si le condamné n'est pas trop puissant pour eux.
Dommage pour eux, il a des alliés. Le tout est de déterminer quel soldat je dois abattre en priorité... je me cache à l'abris des regards, pour protéger mon si faible corps.
Mon esprit est lancé. Il saute à la tête du garde le plus proche de moi, pour arracher de sa conscience et de sa mémoire ses pires hontes et ses culpabilités. Je me dégoûte moi-même, de ce que je m'apprête à faire...
Je lui lance une projection mentale. Comme une scène d'horreur, regroupant ses pires peurs et hontes. Et je me délecte de le voir tomber à terre, son aura entièrement bleu nuit traduisant la peur qu'il vit en ce moment. Et la petite lueur mauve qui était étouffée par les autres couleurs prend soudain le dessus. Il fait une crise cardiaque...
Je me déteste. Je déteste Martin pour ce qu'il me fait faire. Je déteste ce garde parce qu'il est mort, et que je n'ai aucune excuse pour l'avoir tué. Je me hais tellement...
Mes sentiments sont si forts que je les sens suinter hors de mon contrôle. La colère et le dégoût emmagasinés depuis si longtemps dans mes veines se déversent autour de moi. Comme une mare de négativité, un halo tempétueux. Je guide ce nuage vers mes ennemis, comme un poison vicieux qui se glisse en eux. La rage leur explose au visage, en tuant deux sur l'instant. Les deux restants sont sonnés, mais l'un d'eux se reprends et je vois son aura tourner à l'anthracite. Ma respiration s'accélère, je ne vois plus net. Cet homme... Il a la capacité de me faire du mal. Et son aura approchante ne me laisse aucun doute sur ses intentions. Il est ici pour me tuer. Si possible lentement.
Je replonge dans mon esprit, et l'arrache des miasmes de rage ambiants pour le diriger à pleine puissance sur mon bourreau. J'envoie tout ce qui me reste de sentiments négatifs dans cette charge destructrice, et dieu sait combien de haine et de rancœur sont cachées au fond de moi.
Alors que je lance ce trait létal, il est soudainement stoppé dans sa puissance. Je lutte contre la force qui mine mes émotions, détruisant peu à peu la source de mon pouvoir. Le dernier soldat, une femme aux yeux décidés, est entré dans la bataille. Je comprends ce qu'elle cherche à faire, mais je ne peux pas lutter. Elle aspire tous mes sentiments, toutes mes volontés, pendant que son collègue achève de torturer mon corps. Je ne vais plus tenir longtemps. Je le sens. Je m'épuise déjà à rester conscient, et maintenant que mon corps et mon esprit sont séparé, il m'est encore plus ardu de rester éveillé.
C'est alors que je le sens. Une présence d'une énergie telle que même l'air semble s'alourdir. Les chiens de l'armée se détournent de moi pour se concentrer sur le nouvel arrivant. Tant de puissance émane de lui, je ne le reconnais presque pas. Martin est venu à mon secours.
Le temps est comme suspendu. Dans un effort d'une magistrale puissance, je parviens à réunir mon corps et mon âme, et avant que j'aie pu reprendre mon souffle Martin me hurle de m'enfuir. Sa voix résonne dans ma tête, et c'est avec le plus grand mal que je lui réponds d'une pensée. J'ouvre les yeux. Il est là, à côté de moi. Son machin à la main, il me regarde droit dans les yeux.
« Enfuis-toi, Théodore. Maintenant. Prends ceci, utilise-le et surtout souviens-toi de moi. Souviens-toi de moi. »
Sa voix s'éteint brusquement, et je sens une vague d'énergie m'emporter. Comme si elle m'avait donné des ailes, je me lève et saisis l'écrevillon. Mes jambes me portent au plus vite à l'intérieur de la maison, et alors que je franchis la porte, une explosion résonne dans mon dos. Le souffle chaud me brûle, et l'onde de choc me frappe de plein fouet. Je perds connaissance avant même de toucher le sol.
J'ouvre les yeux avec difficulté. Mes oreilles sifflent encore, et mon dos me brûle affreusement. Je lève les yeux vers l'horloge, avant de me rendre compte qu'elle s'est arrêtée de fonctionner. La vitre en est partiellement fondue, témoin de la violence du choc. L'écrevillon est posé devant ma main, et j'étends les doigts pour attraper l'étrange objet. Dès qu'il entre à mon contact, toute douleur disparaît. Je pousse un soupir de soulagement, et tente de me relever.
J'arrive à m'assoir sans trop de problème, mais ne peux pas encore m'appuyer sur mes jambes. J'ai beau ne plus avoir beaucoup de forces, il est rassurant de constater que je n'ai plus l'impression de m'évanouir à chaque effort. Je ferme les yeux quelques secondes pour profiter de cette sensation nouvelle, puis les réouvre pour contempler le carnage.
Dans la petite cour de gravier sont étendus trois cadavres et trois ombres sont dessinées au sol. Pas besoin de réfléchir bien longtemps pour faire le lien : les ombres sont exactement placées aux emplacements de Martin et des éclaireurs avant l'explosion. Alors c'était vrai. Martin est mort.
Une larme roule sur ma joue. Je l'essuie d'un geste rageur, et réalise que je ne sais pas où est passé mon grand frère. Je me lève précipitamment, trop sans doute, puisque le sol tangue devant mes yeux. Je m'appuie sur le dormant de la porte, et pars à la recherche mentale de Naël. Il n'est pas loin, je le sens. Je l'appelle de toutes mes forces, lance un cri en pensée et continue d'explorer la maison de l'esprit, avant de ressentir enfin son aura caractéristique. Je me dépêche du mieux que mon corps me le permet pour le rejoindre. Je ne sais pas s'il va bien. Son aura ne m'a rien appris, étrangement elle est restée impénétrable à mes pensées.
Inquiet, je me hâte dans le couloir principal et ouvre une porte menant vers une chambre. Celle de Martin. Naël est là. Il est éveillé, mais son regard est vide. Perdu au loin. Angoissé de voir mon frère dans cet état, je me précipite à ses pieds et m'y effondre une fois de plus. Mes oreilles ne sifflent plus, mais les larmes ont recommencé à dévaler mes joues. Je ne peux pas les contenir, je sens à peine ma tristesse, la sienne occupe mon corps.
Je pose ma main sur le genou de Nathanaël. Il réagit enfin. Me regarde. Son aura tourne au doré, et il pose une de ses mains sur la mienne. Je le laisse faire en tentant tant bien que mal de retenir les émotions qui me terrassent. Lorsqu'enfin il sort de sa vision, son aura se drape de bleu pastel. Je ne sais pas ce que cette couleur veut dire, et je sens le doute s'emparer de moi. Pourquoi les couleurs de cette aura ne me disent-elles rien ? Je regarde mon frère, pour savoir s'il ressent mon trouble, mais il ne me prête pas attention. Il se lève et marche en direction de la porte. Il veut constater par lui-même les dommages. Je ne cherche pas à le retenir. Il a besoin de ça. Plus rien ne nous retiendra ici à présent.
Je me relève avec difficulté, et remarque l'écrevillon qui est resté dans ma main. Il me dégoûte. Ce n'est pas à moi, je ne le mérite pas. Pourquoi Martin devait-il mourir comme cela ? Pourquoi ? De rage, je jette l'objet réparateur en direction du mur, mais à l'instant de toucher le mur il revient dans ma paume. Dès qu'il touche ma peau, je hurle de douleur. Il est comme chauffé à blanc. Mes doigts ne veulent pas s'en décoller.
Ma peau fond autour de cet objet de malheur, et si à présent je ne hurle plus du fond de mon être, le supplice n'en est pas moindre. Je me sens glisser vers l'inconscient, mais me bats de toutes mes forces pour ne pas sombrer. Plus question de m'évanouir à la moindre souffrance, au moindre coup de fatigue. Je serre les dents et cherche à décoller ma main de cet objet maléfique. Je ferme les paupières pour mieux me concentrer, mais quand je les rouvre, je n'en crois pas mes yeux. La pièce entière est nimbée dans une lumière blanche aveuglante. J'ouvre la main et l'écrevillon en tombe sans mal. Toute douleur a disparu. Ne reste que cette lumière, cette énergie. C'est alors que résonne dans mon dos une voix familière. Martin. Il est encore en vie !
Je me retourne avec espoir. Après tout, je n'ai pas vu son cadavre dans la cour, seulement son ombre...
Mais il n'est pas là. Seule sa voix se fait entendre.
« Ecoute, et tiens toi prêt. Aujourd'hui dans tes mains a été déposé l'objet capable de réparer le corps et l'âme de tes semblable. Sois en digne, tu deviens, par cette brûlure, porteur de l'écrevillon et réparateur. Ne faiblis pas et accomplis ta mission avec force et ardeur. »
Je regarde dans la paume de ma main, là où l'objet m'a brûlé. Un signe s'y dessine, comme marqué au fer rouge. C'est un grand S qui se termine en une goutte, barré en son centre par un grand i majuscule. La marque des réparateurs...
La voix de Martin se fait plus douce, moins solennelle :
« Si tout s'est passé comme je l'ai prévu, maintenant Nathanaël, c'est toi qui es réparateur. On en avait discuté ensemble. Je pense qu'il faut que tu puisses porter secours à ton frère quand il en a besoin. J'aurait aussi pu lui donner, pour lui apprendre à veiller sur toi, puisqu'il lui aurait alors été impossible de se soigner avec, mais je me suis dit que tu avais besoin de cette responsabilité.
Seulement, si tu m'entends... C'est que je suis mort. Je me doute que mon pouvoir m'aura tué. Et n'espère pas que je puisse encore être en vie. Mon pouvoir me désintègre pour émettre une puissance monstrueuse. De plus, jamais l'écrevillon n'aurait changé de propriétaire si j'avais encore été en vie. Sers-t'en bien, je t'ai déjà expliqué comment il fonctionne. »
La voix faiblit, puis dans un dernier sursaut, avant que la lumière ne s'éteigne :
« Je t'aime Nathanaël. »
Merde.
Deux fois merde même. Voire trois.
Martin est mort.
Mon frère vient de perdre son meilleur ami. Voir plus.
Je suis réparateur à sa place. Et je vais devoir lui demander de l'aide pour utiliser l'écrevillon.
Je m'assois sur le lit. Mes doigts tremblent. Je tente de contenir la panique qui monte en moi. Ma respiration s'accélère brutalement. Je n'ose pas regarder l'objet à terre. Je sers les poings, tente de penser à la suite du voyage, j'essaye de reprendre le contrôle de mon corps, mais rien n'y fait. La peur me serre le ventre, et je ne sais même pas ce qui provoque cette angoisse.
Je sens à quelques mètres de moi la présence anxieuse de mon frère, et le trop plein d'émotions qui l'habite ne me fais pas de bien. Je sais pertinemment que je vais regretter mon geste, mais tout est préférable à l'angoisse qui me tenaille. Je ferme les yeux, tente de calmer mes tremblements, et m'abandonne entièrement à ses émotions. Le meilleur moyen d'aller mieux, c'est avant tout de le calmer. Faire quelque chose, agir, me sentir utile. Ne pas penser à eux. Ne pas penser à leur visage qui me hante le soir. Se concentrer sur mon frère. Je dois... Je dois me concentrer.
C'est désormais mon corps entier qui est parcouru de spasmes. Je voulais aider mon frère, mais me suis laissé emporté par ma propre réflexion. Je comprends maintenant pourquoi je tremble si fort. Ce n'est pas seulement à cause de Martin, non. Mais sa mort me rappelle soudain toutes les leur. Adrien, Hortense, Isaac et tous les autres... J'ai horreur de moi, de ce que j'ai fait, de ce que j'ai pu faire plus tôt. Achever ainsi le garde à l'aide de ses pires peurs. Je suis un tueur.
Tueur.
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