Colères

Je m'approche sans bruit, espérant surprendre leur conversation. Lorsque j'arrive à portée de voix, et avant que la blonde n'ait le temps d'en placer une, je lui emprunte sa voix, et réponds à sa place à la question de Naël.

« On mangera quand il sera l'heure, imbécile ! »

La tonalité de la voix est si surprenante que je la laisse s'échapper, tandis ce que l'inconnue se retourne. Ou plutôt, l'inconnu. Parce que la silhouette blonde appartient à un jeune homme, et sa voix est plus grave même que celle de Naël... Quel con ! Non mais je vous jure ! J'aurais dû le voir avant ! Et maintenant, j'ai l'air de quoi ! Je suis furieux contre moi-même.

Et puis je réalise le ridicule de la situation. Ils ne connaissent pas mes pensées, eux. Aucun moyen qu'ils aient deviné mon erreur. Ma colère s'estompe rapidement. Ils me regardent avec étonnement, et j'en profite pour détailler le physique de l'inconnu. Outre sa chevelure immense, il a également une barbe bien fournie et des yeux bleus. Son nez un peu de travers semble indiquer qu'il est bagarreur, mais son aura me détrompe aussitôt. C'est un intellectuel, et un artiste. Alors que je cherche à connaître son pouvoir, Naël interrompt mes réflexions.

« Théodore, voici Martin. C'est lui qui t'a soigné, il est...
-réparateur, oui Naël, je m'en doutais. Autre question : tu comptais vraiment manger ici ? Parce que ce n'est pas mon avis. On part au plus vite. Je suis pas ravi de m'évanouir à tout bout de champs, surtout que ça nous fait perdre du temps.
-Nan mais ça va hein ! Me répond Martin. Il peut un peu décider de ce qu'il veut faire ! C'est ton aîné après tout ! Et puis, si vous devez partir vite, c'est raté ! Pour ça il aurait fallu arriver un autre jour. Aujourd'hui c'est la fête au village, personne ne vous laissera utiliser la porte dans ces conditions !
Sérieux mec, tu devrais te détendre des fois ! »

Je le regarde, sérieusement agacé. Ce type me soule déjà. Je lui lance un regard mauvais, puis regarde mon frère. Il comprend, et se dirige vers la maison. Il va préparer ses affaires. Je garde le contact oculaire avec Martin, qui finit par détourner le regard. Je marche lors en direction de la chambre dans laquelle j'étais.

Il faut que je change de vêtements. Les miens sont décidément trop sales. Une petite armoire dans un coin me révèle la mode d'Arline. Elle n'est pas vraiment différente de celle de Guéfyra. J'enfile un T-shirt blanc et un pantalon noir. Il y a de nombreux autres vêtements, tous dans le même style.

Soudain un souvenir revient à ma mémoire. J'étais dans l'arkè tritogénique. L'enseignant de sciences terrestres nous parlais alors des us et coutumes du monde de figé "Terre". J'avais pris ce cours en option, pensant qu'étudier les figés pouvait se révéler intéressant... Mauvais choix en vérité. Le cours était absolument nullissime, et le prof encore pire. De toute façon, une fois qu'on avait choisi une option, on était obligé de se la farcir pendant les dix ans d'apprentissage. Il paraît qu'ils sont en train de changer les programmes. Tant mieux.

Ce prof donc nous expliquait que certains humains avaient déjà entendu parler des Kosmes. Ils étaient heureusement figés, et incapables de venir nous embêter, mais une enquête avait été menée au cas où. Il nous avait ensuite montré quelques esquisses, cartes et dessins que certains d'entre eux avaient produit. C'était absolument ridicule. Apparemment, nous serions une sorte de paysans un peu arriérés, avec un style "héroïc fantasy" comme ils aimaient à l'appeler. Une bonne rigolade de la part de tout le monde, un des rares cours intéressant que nous ayons eu.

Je sors de la maison, encore perdu dans mes pensées, lorsque je croise Martin. Je prends le temps de le toiser du regard, puis lui vole sa voix. La dernière fois, ça l'avait un peu secoué.

"Alors comme ça t'es réparateur..."

Son ton de voix est agréable, il roule au fond de ma gorge, un peu rocailleux. Je prends le temps d'apprécier cette nouvelle sensation, puis reprends la parole.

"D'où ça t'es venu, comme métier ? C'est plutôt un truc de fille d'habitude, non ?
-Ouais, et ? Ça te gêne ?
-Non c'est juste... Inhabituel. Mais sinon, comment tu t'es retrouvé à faire ça ?
Il hésite quelques secondes avant de répondre, d'une voix peu assurée, l'aura virant au saumon, nostalgie.
-Ma mère. J'ai toujours voulu être réparateur."

Il ferme les yeux, et je laisse le temps à son aura de changer de couleur. Violet rosé, méfiance. Je sens que je vais souvent la voir, celle-là. Teintes de grenadine, fausse assurance. Il ouvre les yeux et me regarde avec un regard presque effrayant. Mais son aura me détrompe sur ses intentions.

"Tu sais quoi ? Je sais pas vraiment qui t'es, ou pour qui tu te prends, mais tu m'impressionnes pas. Je prendrais aucun ordre de toi, et je compte bien faire réaliser à ton frère que t'as rien à lui ordonner, et aucun droit de lui commander comme tu le fais.
Vous ne partirez pas aujourd'hui, d'ailleurs. J'ai déjà fait passer le mot au village, personne n'ouvrira la porte pour vous. Tu peux toujours courir pour que j'intercède en ta faveur auprès d'eux."

Je me retiens de sourire, et hausse les sourcils. Ce gars n'a jamais dû passer une seule fois, s'il croit qu'on doit ouvrir la porte. Et la teinte effrontément citron que son aura a pris pendant son discours ne lui sert pas. Je m'approche de lui, calmement.
Il me dépasse certes d'une tête, mais sa nervosité est visible. J'avance toujours vers lui. Pas à pas. Et lorsque j'arrive à son niveau, je lève les yeux pour les planter dans les siens.

"Le problème, Martin, c'est que contrairement à toi, je sais ouvrir les portes. Je suis déjà passé. L'autre problème, c'est que je sais que tu mens. Tu n'as parlé à personne d'autre que moi aujourd'hui. Donc à moins que tu veuilles que je te montre mon véritable pouvoir, tu devrais tenir ta langue un peu mieux que ça. Tu sais quoi ? Je vais même t'offrir un cadeau : je vais la tenir pour toi. J'aime bien ta voix. Je pense que je vais la garder."

Je recule de deux pas ; il est presque touchant à essayer désespérément de dire quelque chose. Presque. La peur commence à s'insinuer en lui. Je le sens. Je le vois. J'apprécie.

Et d'un seul coup, un coup de feu se fait entendre. Je sursaute, laisse échapper la voix. Martin laisse échapper un hurlement :

"T'es malade ? T'as fait quoi là ? T'as osé faire quoi ?"

Je ne prête aucune attention à ses vociférations, et me concentre sur l'origine du coup de feu. Je me retourne, et vois mon frère. Son aura est encore dorée du fait de l'utilisation de ses capacités. Je me précipite vers lui, et le saisit par le col. Son aura tourne au vert mêlé d'orange vif. Je ne veux pas de sa pitié. Je ne veux pas de sa bienveillance. Je ne veux pas qu'il entre dans ma tête comme il vient de le faire.

La colère monte en moi, une colère sourde et honteuse. Il ne doit pas voir. Il ne doit pas savoir ce que je suis, ce que j'ai fait. Et juste pour ce... ce Martin, il vient de briser l'une de nos règles les plus vitales. Ne jamais utiliser notre pouvoir sur l'autre si cela peut lui nuire ou sans son autorisation. Jamais.

"Théo... S'il te plaît... Arrête."
Son ton m'écorche les oreilles. Plein de douceur.
"Tu dois arrêter de t'infliger ça...
-Quoi Naël ? Je dois arrêter quoi ? T'en as peut-être pas conscience, mais chaque fois que je passe une de ces portes, c'est ce que je dois faire. Je suis obligé de... À chaque fois, j'atterris dans un autre trou pourri duquel je dois me sortir de la même façon. J'ai jamais eu le choix, jamais. Qui te donne à toi le droit de me faire revivre ça ? Qui ?"

Sans que je m'en rende compte, ma voix se brise. Les larmes coulent sur mon visage. Il n'a pas le droit. Je le lâche, et commence à courir. Je ne sais pas dans quelle direction. Je m'en fiche. Je cours pour évacuer. Et puis je finis par m'arrêter. Je suis exténué. Je m'assois sur un rocher au bord de la route. Il commence à faire sombre.

Je me sens vide. Mes pensées se chevauchent, je m'y perds, mais deux choses restent. La honte, la culpabilité. Tous les visages me reviennent en mémoire. Du premier, une certaine Valérie, dans l'arkè tritogénique, au dernier, Adrien Lallamand, sur Terre. Ils défilent sans arrêt dans mes souvenirs. Et ce ne sont que ceux dont je me souviens. Chaque nuit, chaque jour, ils sont là. Les victimes de mes combats pour la survie au cours de mes passages.

Et je m'égare encore au fil de mes réflexions. Mes récents évanouissements s'imposent à mon esprit. Pourquoi, ces derniers temps, je supporte de moins en moins bien de me concentrer, de ne pas dormir assez, pourquoi je suis si faible ? Je m'en veux. J'en veux au monde entier, qui a l'air de s'être agencé contre moi, pour m'empêcher de trouver mon frère, de retrouver mes parents. Je pleure encore. Frustration, colère, tristesse.

Et mon frère, comment fait-il ? Il ne réalise pas la chance qu'il a de ne jamais avoir eu à tuer pour sa vie. Il a déjà abattu des animaux, mais jamais il n'a été confronté à un humain avec de mauvaises intentions, même dans l'arkè tritogénique. Moi, je sais me battre. Mes premiers passages ont été les plus durs, j'ai dû apprendre vite, mais désormais je sais comment survivre.

Que fait-il en ce moment ? Est-il encore avec Martin, à plaisanter ? Me cherche-t-il ? Je laisse la puissance de mon pouvoir monter en vagues, et partir à la recherche de Naël. Il est simple à trouver, il suffit juste que je pense à lui pour savoir où il est et ce qu'il pense. Si seulement je pouvais joindre mes parents ou Hadrien comme ça. Nous nous serions retrouvés depuis longtemps. Je l'ai enfin rejoint. Il est seul, de ce que je vois, dans sa chambre. Il pense... à moi ? Il se demande... si je vais rentrer ? Mais quel idiot ! Bien sûr que je vais rentrer ! Je rigole à moitié à travers mes larmes, il a le don de me faire rire dans les pires situations, et sans même le vouloir.

Il a l'air d'avoir senti ma présence. Je cherche un peu précipitamment un autre esprit où me poser, en attendant qu'il baisse sa garde. Martin est à l'étage du dessous, parfait. Je me demande à quoi lui peut bien penser.

Il est... dans ses souvenirs apparemment. J'aime regarder les souvenirs des gens, chacun les vit différemment. Lui s'immerge totalement dedans, et revoit la scène de son point de vue. Il marche dans une forêt, j'entends une femme à ses côtés. À sa taille, je pense qu'il devait avoir une dizaine d'année, pas plus. La femme a une voix claire, très pure. Elle lui parle, mais lui n'écoute pas. Il est concentré sur les feuilles à ses pieds. Et lorsqu'il lève les yeux vers elle, je comprends. C'est sa mère, elle a une aura sensiblement identique à celle de son fils. Lui ne peut pas la voir, mais moi oui. Elle lui parle de son métier, et lui demande s'il veut aller étudier. Il répond, d'une petite voix fluette qui contraste avec celle qu'il a aujourd'hui.

Et en écoutant la conversation que Martin rejoue dans sa tête, j'oublie peu à peu le jeune homme qui a tenté de me faire face, apprenant à connaître le gamin rebelle, rêveur aussi, et si pétri d'amour envers sa maman. J'apprends la façon dont il a échappé aux chiens de l'armée, pour éviter de laisser sa mère seule pendant son apprentissage, j'apprends l'intérêt du gamin pour l'art de la réparation, j'apprends tant de choses sur lui, mais pas son pouvoir. Celui de sa mère, c'est apparemment de transformer les objets en feuilles mortes. Lui, aucune idée.

Je réalise soudain ce que je suis en train de faire. Je viole ses souvenirs, comme s'ils m'appartenaient. De plus, je suis assis sur le bord d'une route, probablement les yeux dans le vide, sans même savoir où je suis, ni si des animaux sauvages ne sillonnent pas la région. Tout ce que je sais, c'est que la nuit est désormais bien noire. La fête bat son plein au village, je l'entends des oreilles de Martin. Je quitte doucement ses pensées, essayant de le déranger le moins possible, et reviens à celles de Naël. Il commence à paniquer un peu. Son aura est bleu turquin, mais déjà elle s'assombrit. Je lui lance une vague de calme, et il semble comprendre le message. Il pense désormais haut et fort :

"Alors, tu te caches ? T'as eu peur de moi, c'est ça ? Est-ce que tu voudrais pas revenir et profiter un peu de la fête avec nous ? Je pensais à emmener Martin pour nous parler de la région, t'en dis quoi ?"

Et pour une fois, je peux répondre avec ma vraie voix, celle qui est restée cachée dans mes pensées depuis ma naissance :

"J'arrive patate !"

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top