CHAPITRE 3
Marylin
Elle est là. Elle dort, paisiblement. Elle est immobile, et je caresse sa peau qui me paraît aussi blanche que celle de Blanche-Neige. Elle ne réagit pas, simplement parce qu'elle dort. Elle a toujours été imperturbable durant son sommeil. Cependant, quelque chose cloche. Sa peau n'est pas que pâle, elle est également froide. Glaciale, pour être plus précise. Tata, je l'appelle. Tata, je la secoue. Tata, je m'écrie. Aucune réponse. Le silence est pesant autour de nous et je fonds en larmes. Désormais, elle ne dort plus dans son lit. Elle est dans un cercueil. Et mon monde s'écroule.
Ma respiration est saccadée et mon corps en sueur quand mon cerveau décide d'ouvrir les yeux. Je mets plusieurs longues secondes à m'habituer à la pénombre de ma chambre et je tente de me remettre de mes émotions du mieux que je peux. Mes joues sont mouillées et je fais une grimace à cause de mon pyjama qui me colle à la peau. Je n'en peux plus de rêver d'elle de cette façon.
Je récupère mon portable en sortant de mon lit et quelle ironie de voir une heure quarante-deux s'afficher sur mon écran, l'heure exacte à laquelle ma tante a été déclarée décédée.
La maison est silencieuse quand je descends les escaliers à pas de loup pour me diriger dans la cuisine.
C'est ce que j'apprécie, au moment du coucher du soleil. Le silence s'installe au fur et à mesure, ce qui permet de profiter pleinement de ce moment de paix. Certains sont apeurés par ce son, d'autres angoissés, ou bien mal à l'aise. En ce qui me concerne, je ne ressens que des sentiments positifs face à l'absence de bruit. Le jour, nous sommes constamment confrontés au vacarme de la ville, de notre entourage, de nous-mêmes. C'est stressant, parfois étouffant, et notre moment de calme durant la journée est toujours de très courte durée. Les gens ne vivent pas le jour. Ils subviennent à leurs besoins. C'est durant la nuit que tu te sens en vie.
C'est ce qu'elle faisait, ma tante. Elle vivait à la tombée de la nuit, pendant que le monde se reposait de leur fatigante journée. Et elle m'a appris à apprécier cette ambiance dont les gens ont si peur. Pourtant, il n'y a rien de plus apaisant qu'une nuit étoilée dans un silence harmonieux. Notre état d'esprit n'est pas le même que le jour, et on se redécouvre sous un autre angle. C'est tellement agréable.
J'ouvre le frigo afin de me servir de la bonne eau fraîche que mon corps réclame depuis son réveil.
Mais, ces derniers mois, j'ai perdu le goût de vivre la nuit. C'était en sa présence que l'obscurité était si consolante. Et sa perte avait balayé tout sentiment jouissif de ce court moment.
Puis, finalement, j'ai fini par me ressaisir. Malgré son absence, à chaque balade nocturne je la sens présente avec moi, et c'est ce qui m'a poussé à continuer cette habitude que j'avais avec elle. Je finirais peut-être par mourir à mon tour sous une nuit incroyablement étoilée, comme elle. Parce que mourir de ma passion est la plus belle mort que je puisse avoir.
Je me douche en vitesse puis j'opte, à la place d'un nouveau pyjama, pour un t-shirt à manche courte blanc, un jean bleu délavé et des baskets Adidas. J'attrape mon casque et mes clefs de moto puis j'emboîte le pas jusqu'à ma bécane, déterminée à me faire une petite virée à deux heures du matin.
Ce que je m'apprête à faire, personne ne le sait. Personne n'est conscient d'à quel point la mort de ma tante m'a traumatisé. Personne ne peut ressentir cette douleur à la poitrine qui me consume chaque soir venu depuis des mois.
Je m'élance progressivement sur la route, les rues étant vides à une heure si tardive. Un vrai bonheur.
C'était une nuit de décembre. Ma tante était partie se promener avec sa magnifique BMW S 1000 RR rouge. Une balade nocturne lambda, comme elle avait tant l'habitude de faire. Elle n'avait que son casque comme protection – et j'ai actuellement le même style de vêtement qu'elle portait quand elle est décédée.
J'accélère comme si je ne mettais pas ma vie en danger, comme si je ne pouvais pas perdre le contrôle, comme si rien ne pouvait me percuter.
Je veux ressentir ce qu'elle a ressenti les dernières minutes de sa vie : était-elle paniquée ? A-t-elle souffert ? Est-ce qu'elle est partie le sourire aux lèvres ?
Elle m'avait promis de mourir de sa passion, mais je ne m'attendais pas de manière si brutale et si précipitée.
Elle était encore jeune. Elle n'a pas eu le temps de devenir maman. De prouver au monde ce qu'elle valait. De profiter du peu de bonheur que peut offrir ce bas monde.
Et elle ne me verra jamais accomplir de grandes choses. Elle ne viendra jamais à mon mariage. Elle ne saura jamais que c'est grâce à elle que je deviendrai une merveilleuse femme.
Et ces douloureuses pensées ne me font qu'accélérer davantage.
Un jour, j'irai mieux.
Un jour, je ne serai plus brisée.
Un jour, je n'aurai plus envie de la rejoindre.
Soit parce que j'aurais réussi à affronter cette éprouvante épreuve.
Soit parce que mon âme aura enfin rejoint la sienne.
*
Je fixe mon reflet sur l'écran de mon téléphone qui me renvoie la sale gueule que je tire aujourd'hui. Cinq heures de sommeil à peine cette nuit, un record depuis des lustres – mon corps a énormément apprécié dormir aussi longtemps.
D'ailleurs, je devrais me réjouir de la rareté de cette bonne nuit de sommeil puisque, depuis le décès de ma tante, mon rythme de sommeil est cauchemardesque. Cependant, ce surplus inhabituel de sommeil est très loin de m'enchanter, parce que cela signifie que la souffrance s'estompe peu à peu.
Sauf que je ne veux pas qu'elle parte. Je veux qu'elle continue de me pourrir, qu'elle devienne de jour en jour moins supportable, qu'elle me donne davantage envie de me foutre en l'air.
Parce que si je ne ressens plus ce chagrin qui me déchire le cœur à chaque moment de bonheur de ma vie, ma tante cessera de hanter mes pensées. Elle ne sera plus constamment présente dans mon esprit et je profiterais pleinement de ma jeunesse comme si sa perte ne m'avait jamais anéantie. Elle sera partie, par ma faute. Je l'aurais laissé partir, égoïstement. Alors qu'elle doit se sentir seule, terriblement seule.
Je l'aime et je ne l'abandonnerai jamais.
Je chasse rapidement ces pensées de ma tête, ne pouvant pas y prêter attention le jour. Car je ne dois pas inquiéter mes proches et montrer que, tout va bien. Oui, tout va bien. Un sourire sur le visage, un rire et un « je vais bien » pour commencer la journée sur une bonne note et pour la terminer sans que personne ne se doute qu'à la nuit tombée, je n'imagine qu'une seule chose : y passer.
— Sérieusement ? Un vide-maison ?
Apprêtée comme un lundi midi, je rejoins ma grand-mère et ma petite sœur dans la cour, prêtes à accueillir les gens des quartiers voisins pour la vente des objets dont elles ne se servent plus.
— Heureusement que je n'ai pas eu le temps de trier mes affaires.
Je ne jette jamais rien : j'ai tendance à entasser les objets, les vêtements, dont je ne me sers pas plutôt que de m'en séparer. Parce que peut-être qu'un jour j'en aurai besoin. Et ce jour-là je serais bien contente de les avoir gardé.
— T'inquiète, Mary, je m'en suis chargée pour toi. Regarde.
— Tu as quoi ?
Je la fusille du regard quand elle se lève de sa chaise, mon roman favori dans une main et mon casque dans l'autre.
— Mamie, à l'aide ! Regarde sa tête, elle va m'assassiner !
— Lara, arrête tes âneries, on n'a pas le temps pour ça. Rends-lui ses affaires.
Plutôt que d'avouer sa défaite, Lara fuit lâchement, un comportement très peu surprenant de sa part.
— Lara, au pied !
Après avoir fait trois fois le tour de la maison, ma sœur retourne auprès de notre grand-mère pour se cacher derrière elle.
— Donne, et tout va bien se passer.
Je tends la main, impatiente qu'elle me rende ce qui m'appartient.
— Vous avez pas bientôt fini ? S'agace mamie. Les gens vont pas tarder à venir.
— Promets-moi de ne pas me massacrer après te les avoir rendu.
Lara soutient mon regard, voulant s'assurer que son heure n'ait pas encore sonnée.
— Je ne vais pas te massacrer pour avoir volé mes affaires, c'est promis.
Son corps se détend aussitôt, rassurée par ma promesse.
— Je suis sûre de pouvoir me contenter de te démembrer les doigts un par un.
— Tu ne peux pas faire ça aux jolies mains d'une jolie fille. Se défend-elle.
— Watch me.
Je fais le tour des tables installées un peu partout dans la cour pour rattraper ma sœur et ainsi lui faire regretter son acte. Notre grand-mère, qui accueille déjà du monde, nous laisse à nos chamailleries.
— Attends, pause !
Je me place devant ma sœur, bras croisés, lui laissant la parole pour la toute dernière fois de sa vie.
— Avant de mourir, puis-je confesser une dernière fois ?
— Je t'en prie.
Je souffle d'agacement quand cette dernière commence à s'exprimer de façon très théâtrale :
— Bénissez-moi, mon père, parce que j'ai péché.
— Tu te moques d'une religion, maintenant. En plus d'être une voleuse, tu es irrespectueuse. De mieux en mieux.
— Quelle rabat-joie.
Je m'approche de nouveau de sa personne et, pour la énième fois, elle positionne ses mains entre nous pour garder une distance de sécurité – pour elle – avant de poursuivre :
— J'ai mangé tes deux tablettes de chocolat.
— Tu as quoi ?
Elle vient d'avouer un crime, là. Personne ne touche à ma nourriture. Surtout pas à mes délicieux chocolats noirs.
— Après, je peux aller te les chier pour te remodeler une tablette avec. Rien que pour toi.
Cette pétasse se fout ouvertement de ma gueule, sans vergogne, ce qui me donne davantage de raisons de l'étriper.
— Par contre, je ne te garantie pas le goût, ni l'odeur.
Avant que je ne puisse avancer d'un pas pour lui sauter à la gorge, Lara jette à mes pieds mon livre, mon pauvre livre – s'il n'a ne serait-ce qu'une égratignure, je vais lui faire bouffer du sable – et mon casque vulgairement.
— Tu te fous littéralement de ma gueule, là ? Dis-je, en fixant les objets au sol.
Je récupère mes affaires pour vérifier leur état et je suis soulagée de constater qu'ils sont intacts. Mais, quand je relève la tête, je vois Lara rentrer à l'intérieur de la maison, certainement pour s'enfermer dans sa chambre afin de rester en vie un peu plus longtemps.
— Pas mal le détournement de ton attention, hein ? Bisous sista !
Je ricane bêtement puis me contente de lui offrir un joli doigt d'honneur qu'elle ne manque pas de répondre par un baiser.
Je rebrousse chemin afin de rejoindre ma grand-mère qui a certainement besoin de mon aide pour le vide-maison. Pas mal de monde traîne autour des quelques meubles, des objets et des vêtements disposés un peu partout dans la cour et sur les tables.
— Mamie, je t'apporte l'aide que Lara ne-
Ma grand-mère, occupée avec une autre dame aussi âgée qu'elle, laisse l'homme à ses côtés se charger de répondre à sa place. Il se retourne lentement vers moi et j'expire bruyamment quand son visage se dévoile à moi.
— J'aurais dû me douter que tu serais là.
Ce crétin de Wesley pose sa main sur la table à ma droite puis penche légèrement son corps vers moi pour chuchoter :
— Pourquoi ? Parce que tu l'as secrètement prié ?
Pitié, qu'il comprenne que son sourire narquois me donne plus envie de l'encastrer dans un mur qu'autre chose.
— Mais qu'est-ce que vous avez tous avec la religion aujourd'hui ?
Je passe à ses côtés parce que poursuivre une conversation avec sa personne risque de me laisser de graves séquelles à vie.
— Traîne pas trop par ici le bandit, le menacé-je, sinon je te dénonce pour cambriolage.
Un léger rire retentit derrière mon dos, ce qui m'immobilise aussitôt.
— Bandit ? J'ai connu des surnoms bien plus prestigieux.
Je ricane à mon tour en me retournant vers lui.
— Ah oui, vraiment ? Lesquels ? Attends, laisse-moi deviner... L'abruti ? Ou bien l'enfoiré ? Non, mieux : le trouillard. Des adjectifs crées exprès pour toi, sacré veinard.
Je soutiens son regard sans peine, nullement apeurée par ses vingt centimètres de plus.
— Dis-moi la motarde, t'as un complexe de supériorité ?
Malgré mon regard noir, le sourire que cet abruti arbore reste entier, et je dirais même qu'il s'agrandit fièrement.
— Parce qu'à en juger par ta dévalorisation de ma personne, ça m'en a tout l'air.
Je reste sans voix tandis qu'il passe à mes côtés pour rejoindre ma grand-mère, sans se soucier davantage de ma personne.
Mon petit doigt me dit que cet enfoiré ne fera pas long feu ici. Parce que je vais prouver à ma grand-mère qu'il n'est pas digne de confiance, ainsi son départ se fera aussi vite que son arrivée.
Je décide finalement d'abandonner ma grand-mère au bras de son aide à domicile pour calmer mes nerfs et m'aérer l'esprit hors de la maison. Le magnifique soleil corse me rend ma bonne humeur une fois les rues pleinement dégagées, et mes pensées se dirigent vers lui. Lucas. J'ai hâte de reprendre mes longues journées de balade en sa compagnie. Pour ça, faudrait-il déjà qu'il sache que j'ai posé les pieds à Ajaccio depuis trois jours.
Je retarde sans cesse le moment fatidique. Pour la simple et bonne raison que j'angoisse à l'idée de revoir sa bouille.
Le dernier jour de mes vacances, Lucas m'a accompagnée à l'aéroport. Et je me souviens encore de ses douces lèvres scellées aux miennes avant mon embarcation. Ce baiser dont je rêvais tant depuis deux ans me semblait irréel ; je ne croyais pas que ce garçon puisse partager les mêmes sentiments que moi. Puis nous n'avons jamais abordé le sujet, quand bien même nous n'avons jamais cessé de nous parler sur les réseaux.
En quittant Paris il y a trois jours, j'étais heureuse et prête à courir jusqu'à chez lui pour l'enlacer. Cependant, je me suis très vite dégonflée, la peur ayant très rapidement pris le dessus.
Je me doute bien que je ne pourrais pas retarder éternellement nos retrouvailles, mais le plus tard sera le mieux. J'ai encore besoin de temps pour me préparer et affronter tous les scénarios possibles de notre rencontre. Je préfère de loin être surprise que déçue.
Me balader à Ajaccio m'a manqué et je remarque que ce mois de juillet s'annonce des plus festifs à la vue de toutes les affiches que je vois placardées sur chaque mur de chaque quartier dans lequel je me promène. Je ne rate la lecture d'aucune d'entre elles puis prends en photo chaque évènement qui m'intéresse – c'est-à-dire une bonne partie – afin de ne pas les oublier dans les prochains jours. Moi et ma mémoire de poisson rouge sommes très loin de former le meilleur duo que ce monde ait porté.
J'adore ça, la fête : tout le monde décide, à un moment de leur journée, de se réunir à un même endroit pour danser, chanter voire crier et je trouve cela tout simplement fascinant. Les gens partagent un but commun le temps d'une soirée : celui d'oublier les tracas de leur quotidien et de profiter de l'instant présent, sans se soucier du lendemain.
Rencontrer de nouvelles personnes, se laisser transporter par la musique, danser avec des inconnus qui décident de partager quelques minutes de leur vie en ta compagnie. Quelle bouffée d'oxygène ! La vie nous paraît un temps soit peu plus belle et c'est un sentiment appréciable dû à la simplicité de cette activité.
Pourtant, ce genre d'évènements était impensable pour la petite stressée que j'étais il y a deux ans. Les fêtes imposent une certaine sociabilité et être entourée – voire parfois collée – à des inconnus m'était plus qu'angoissant. Et je ne remercierai jamais assez Lucas de m'avoir débloquée cette peur lors de mon premier été. Ah, Lucas...
Tout me ramène à lui. Cette ville. Mes pensées. Mes sentiments. Il est grand temps de crever l'abcès pour jouir pleinement de mes vacances d'été en sa compagnie, tel en est mon désir.
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