CHAPITRE 10

Marylin

Il pleuvait, ce jour-là, à Londres. Une nuit grisâtre s'était installée lors de mon vol alors que la météo avait annoncé un temps plutôt calme et dégagé. Mais ce n'était pas un climat merdique qui allait gâcher le bonheur et cette impatience de retrouver ma tante pour la serrer fort dans mes bras.

Une année entière sans se voir, c'était bien là notre premier record. Alors je comptais bien lui montrer à quel point sa douce personne m'avait atrocement manqué.

Mais, comme toute tragédie qui se respecte, tout a basculé bien vite pour sombrer dans l'horreur.

Nadejda a appris que tu étais là. Elle vient te chercher à l'aéroport.

Qui aurait cru que ce message de ma mère n'allait me rendre joie que momentanément ?

Peut-être que, si ma mère avait tenu sa langue, elle serait encore en vie.

Peut-être que, si l'automobiliste n'avait pas roulé pas à une vitesse aussi indécente, elle serait encore en vie.

Peut-être que, si je n'avais pas pris le premier vol après ma journée de cours, elle serait encore en vie.

— Marylin, c'est maman...

Je me souviens encore de cet appel, de la détresse dans sa voix, du monde à l'aéroport qui vivait pleinement et qui ne se doutait pas que je venais de perdre l'être le plus cher à mes yeux.

La vue troublée par les larmes que je peinais à contenir, j'ai traversé la foule dans un état déplorable en bousculant les gens sur mon passage. Je me souviens de cette valise dans lequel mon pied a tapé si brutalement que j'ai été incapable de prendre le volant de ma moto pendant plusieurs semaines.

Mais, à ce moment-là, la douleur physique ne signifiait rien comparé à la douleur émotionnelle qui m'étouffait à chaque pas que je faisais en direction de la sortie.

Quelque part, l'aéroport a été ma bulle : j'avais envie d'y rester pour me prouver qu'il s'agissait d'un cauchemar. Juste d'un cauchemar, oui.

Que rien de tout cela n'était réel, que c'était simplement ma plus grande peur qui tentait de s'emparer de mon sourire.

Mais, quand j'ai explosé à l'extérieur, quand j'ai lâché la souffrance et la colère de cette nouvelle, je me suis prise une énorme claque dans la gueule.

J'ai réalisé que je venais de perdre ma tante, celle qui m'a toujours considéré comme sa propre fille, celle qui aurait déplacé des montagnes juste pour voir mon visage s'illuminer, celle qui n'a jamais cessé de m'aimer inconditionnellement.

Une partie de mon cœur, la prunelle de mes yeux, ma deuxième maman, s'est envolée cette nuit-là sans que je n'eus le temps de la retenir une toute dernière fois.

Un klaxon derrière mon dos parvient à me faire revenir à la dure réalité que j'affronte depuis bien trop longtemps ; je vérifie mes angles morts puis me repositionne correctement sur la route afin de ne pas provoquer un quelconque accident envers les autres usagers.

Reviens, tata. Je t'en prie.

Car si tu ne le fais pas, ne me blâme pas de faire le premier pas.

Assise contre le tronc d'un arbre, les jambes allongées sur l'herbe que j'arrache depuis de longues heures, j'observe les étoiles en compagnie de ma douleur insoutenable habituelle.

Je crois que je ne me suis jamais sentie aussi fatiguée en l'espace de vingt ans.

Comment, à un si jeune âge, qui est censé être la meilleure période de ma jeunesse, puis-je être si lasse de cette vie ?

Elle n'a plus rien à m'offrir, et je n'ai plus rien à en tirer.

La vie avait meilleur goût quand ma tante était présente pour l'égayer ; personne ne m'avait jamais fait sentir aussi vivante, aussi importante, aussi aimée avant qu'elle n'en prenne la responsabilité.

Parfois, je regrette. Si je n'avais jamais connu un tel amour, peut-être aurais-je vécu et surmonté sa mort bien moins douloureusement ?

Évidemment, ce regret ne dure jamais plus longtemps qu'un battement de cœur ; comment puis-je me permettre de rejeter ne serait-ce qu'un instant tout l'amour qu'elle m'a donné ? Elle avait décidé de faire de moi sa priorité et m'a consacré tout son temps, toute son énergie et tout son amour afin que je n'envie pas ma sœur d'être celle de mes parents.

Elle m'a fait passé avant les autres, avant elle, avant sa vie.

C'était ça. J'étais sa définition.

D'aimer quelqu'un de tout son cœur.

— J'imagine qu'on a tous nos propres moyens d'affronter nos souffrances. Mais brailler comme une enfant de onze ans ça fait un peu too much, tu ne crois pas ?

Une silhouette se dessine peu à peu devant mes yeux embués de larmes que j'essuie rapidement d'un revers de la main.

— Les arbres ne m'ont jamais fait part d'une quelconque plainte.

— Parce que t'es trop bruyante pour les entendre.

J'expire longuement, agacée par la présence de Wesley qui n'a pas l'air décider à me foutre la paix dans mon moment de recueillement.

— Si t'es là pour te foutre de ma gueule ou me faire chier, aies au moins l'amabilité de le faire vite.

Un rire mesquin m'indique aussitôt qu'il vient à peine de commencer son petit manège et, étant donné l'état d'esprit dans lequel je suis plongé, sa tête risque très bientôt de s'enfoncer dans le tronc d'arbre derrière mon dos s'il ose poursuivre sur cette voie.

— Non, ça te rendrait service. Contraire à mes principes.

Dans la seconde qui suit, mon corps se positionne en face du sien. Le regard noir, je laisse ma bouche lui cracher :

— Je te conseille de retourner écrire dans ton petit journal intime et de me laisser soulager mon cœur comme je l'entends sans en juger la manière.

Malgré la pénombre, la lune éclaire ce qu'il faut sur son visage afin que je puisse y distinguer chaque émotion qui le traverse. Et son sourire provocateur me fait serrer les dents.

— Soulager ton cœur ? Se moque-t-il. Quoi, il n'a pas pu supporter le manque de réaction considérable de Lucas face à ton petit numéro de ce midi ?

L'empathie n'est clairement pas une qualité qui le constitue, comme j'en suis peu étonnée.

Il s'agit de l'abruti de la Bugatti, après tout.

— La prochaine fois je tâcherai d'être moins bienveillante quand je t'entendrai chouiner.

— N'ose pas comparer les raisons de nos larmes, elles sont bien différentes.

— Oh, mais je n'en doute pas.

Je récupère mon équipement posé près de l'arbre contre lequel j'étais paisiblement installée puis reviens sur mes pas afin de lui adresser cette dernière parole :

— Un connard dans ton genre ne peut être qu'accablé de remords. Lucky me, mon cœur m'est bien plus qu'un simple muscle.

À quelques mètres de là, je retrouve ma moto afin de partir de ce lieu sans plus tarder ; moi qui y trouvais un confort auparavant, il me semble désormais étouffant à cause de sa présence irritante.

Je me poste devant mon deux-roues le temps de glisser mes mains dans mes gants sans me préoccuper davantage de lui.

Alors que je le pensais déjà parti avec le silence qui règne, sa voix résonne autour de nous.

— Je t'ai déjà dit de te montrer plus digne et de ne pas réclamer un second rejet.

Stupéfaite, j'abaisse le casque que je m'apprêtais à enfiler pour le poser sur la selle. Je reste néanmoins dos à lui, au cas où cette conversation serait une énième envie de sa part de se moquer de moi.

— Pourquoi est-ce que tu t'accroches à cet amour à sens-unique ?

Je lâche un rire nerveux puis j'effectue un demi-tour sur moi-même afin de le confronter, tout en prenant appui contre ma bécane.

— Qu'est-ce que ça peut te faire ?

Sa réponse se fait désirer, alors je poursuis :

— C'est ton cœur ou le mien qui en périra ?

Les sourcils haussés, je croise les bras tout en le jaugeant du regard dans l'attente de sa répartie.

— Tu crois que ton cœur aura le courage de supporter ce que tu lui obliges à endurer ?

Je soutiens son regard perçant que je ne parviens pas à déchiffrer.

— Ne t'en fais pas, il est solide. Si tu en doutes tant, tu pourras toujours vérifier par toi-même.

S'il ne l'était pas, il aurait cessé de battre depuis bien longtemps.

— Tu comptes me le prouver ? Raille-t-il.

— Je me donnerai la satisfaction de te décevoir.

Sûre de moi, je ne me laisse pas déstabiliser par ses dires et maintiens cette expression fermée et pleine d'assurance.

— Montre-moi à quel point ton cœur peut être solide, Marylin. J'en ferai tout autant.

Silencieuse, je ne réagis pas devant le ton fier qu'il vient d'employer à mon égard, me contentant de le fixer prendre la route opposée à la mienne.

Cependant, ma langue me brûle et je ne parviens pas à la retenir plus de trois secondes.

— Wesley.

Ce dernier s'arrête en chemin puis tourne la tête en ma direction.

— Va te faire foutre.

— Si ça te soulage.

Ma riposte n'a pas eu l'effet escompté étant donné que son sourire en coin m'apporte plus d'agacement que de satisfaction.

— Ce qui me soulagerait serait d'arrêter de voir ta sale tête partout où je vais. Je commence à croire que je suis maudite.

Je râle quand je comprends que j'ai fait tomber ma clef de moto près de là où j'étais installée, après avoir palpé mon corps en vain.

Je retourne près du tronc d'arbre puis allume la lampe torche de mon portable, faisant ma petite vie comme s'il n'était pas en train de m'observer.

— Non. Tu sais ce qui te soulagerait vraiment ? Riposte-il. Changer d'objectif.

Il n'est toujours pas parti ? Purée, pire qu'un microbe celui-là.

— Tu ne connais pas le dicton « fuis-moi je te suis, suis-moi je te fuis » ?

Trop préoccupée par ma recherche, je ne prends pas le temps de lui répondre. Peut-être aussi parce que jacasser avec sa personne est une perte de temps monumentale.

— Puis, entre nous, Lucas ? Sérieusement ? Pourquoi tout le monde s'intéresse autant à mon cousin, sans déconner ?

Je soupire longuement avant de lâcher sarcastiquement :

— Attends, laisse-moi réfléchir deux secondes : ah, peut-être parce qu'il ne s'agit pas d'un enfoiré dans ton genre.

— Tu ne me connais même pas. Geint-il.

— Et je n'en ai pas l'envie, rassure-toi.

Je soupire de soulagement quand je finis par récupérer ma clef perdue dans le tas d'herbe que j'ai arraché pendant une bonne partie de la soirée.

Avant qu'il ne vienne la gâcher.

— Il a montré qu'il n'était pas digne de ton cœur mais t'as quand même le culot de le défendre.

— Son rejet n'efface en rien ce qu'il a fait pour moi ou pour ma sœur depuis que nous sommes amis.

Je me relève puis tourne lentement mon corps en sa direction, lassée de sa compagnie.

— Et parce que tu crois valoir mieux toi peut-être ?

— Tu as trop peur que je te démontre le contraire pour me laisser l'opportunité de te le prouver.

Je suis hilare. C'est le terme, oui.

— Quel arrogant. Lâché-je un rire nerveux. Ton cousin a au moins le mérite d'être un homme honorable.

— Ce n'est pas ce que je dirais d'un homme qui s'est joué de toi.

Prête à défendre Lucas coûte que coûte, je me tiens face à Wesley pour lui fermer son clapet comme il se doit.

— Il ne s'est pas joué de moi. Le temps s'est simplement écoulé et a changé le cours des choses sans qu'on ne puisse l'en empêcher.

— Je reconnais bien là le déni d'une personne amoureuse. Mais si ça t'amuse de souffrir, continue donc sur ta lancée. Qui suis-je pour te freiner, après tout ?

Je soutiens son regard malgré sa taille dominante qui aurait tendance à m'intimider.

— Exactement, alors arrête de te mettre en travers de mon chemin et trace ta putain de route. Craché-je.

Wesley me détaille encore un moment avant de reculer et de mettre enfin un terme à cette discussion. J'en profite pour terminer d'enfiler mon équipement et monter sur ma moto, prête à déguerpir en vitesse.

— Un dernier conseil.

Je souffle dans mon casque, agacée par ses interventions incessantes. Malgré tout, je ne démarre pas encore ma bécane, curieuse d'écouter ses prochaines paroles.

— Évite d'idéaliser le prochain mec pour qui tu jetteras ton dévolu. Au risque de réellement courir à ta perte.

Il n'y en aura jamais d'autres. Malgré les mises en garde de ma tante, j'ai voulu croire que cela était possible, « l'exception qui confirme la règle ».

Ça m'a pris du temps mais je sais désormais qu'aucun homme sur cette terre ne vaille la peine de souffrir par amour.

Pour simple réponse, je mets un coup de rupteur avant de quitter le lac de Tolla pour m'élancer sur les routes d'Ajaccio avec, en prime, le beau levé du soleil.

*

Je bourre mon sac de quelques vêtements, d'une brosse à dents, de mon livre préféré ainsi que de mon casque, puis de quelques petites broutilles dont je pourrais avoir besoin dans les prochains jours, sans grande motivation.

— Oublie pas le maillot de bain ! C'est l'essentiel du week-end, Marylin.

Je fixe mon armoire et soupire en silence, peu enchantée par l'idée. Je le récupère et le fourre dans le sac afin de faire plaisir à Teresa, même si je sais pertinemment que je ne l'utiliserai pas.

— Mets-y un peu plus d'entrain s'il te plaît. Ou fais au moins semblant.

Je ferme le sac avec un sourire forcé plaqué au visage juste pour ses beaux yeux bridés.

— C'est mieux comme ça ?

Je n'ai aucune envie de gâcher mon week-end pour trois crétins, et pourtant me voilà prête à me jeter dans la gueule du loup.

Je ne te pensais pas si maso, a ricané ma sœur quand je lui ai annoncé la nouvelle.

— C'est quoi le problème, Mary ? S'étonne-t-elle. Quoi, ça te fait chier de passer du temps avec tes meilleurs potes ? Ou tu te pisses dessus à l'idée d'enfin officialiser votre relation avec Lucas au grand public ?

Je serre les lanières de mon sac dans mes mains, ses propos compressant ma poitrine à m'en couper le souffle.

Être amoureuse, voici là l'une des pires erreurs que j'ai pu commettre au cours de mon existence.

— Je ne suis pas prête à blaguer sur ce sujet, Teri. Pas encore.

J'ouvre la porte de ma chambre pour rejoindre ma famille dans le jardin, Teresa à mes trousses.

— De quoi est-ce que tu parles ?

— C'est bon, j'apprends à digérer petit à petit, mais ça ira.

— Marylin, je ne comprends pas un mot de cette conversation.

Je m'arrête dans le couloir pour m'expliquer afin que ma grand-mère n'en sache pas un mot. Elle qui croyait fort en notre couple, je ne suis pas prête à lui dire la vérité.

— Quoi ? Je ricane nerveusement. Toi et les autres allez faire semblant pendant encore combien de temps, sérieusement ?

Face à son silence, je me racle la gorge à cause du ton un peu trop agressif que j'ai choisi pour m'exprimer envers elle, puis je termine presque dans un murmure :

— Ce n'est pas non plus un sujet tabou.

Teresa m'observe longuement et, à en juger par son expression perdue, elle semble complètement larguée.

J'y crois pas ! Il ne leur a pas fait part de sa petite idylle ce qui a le don de me mettre hors de moi : il a délibérément choisi de faire ses petites affaires en catimini au lieu d'assumer pleinement les conséquences de ses choix. 

Décidément, moi qui pensais qu'il ne pouvait pas me décevoir plus qu'il ne l'avait déjà fait.

— Il se tape votre nouvelle pote. Comment elle s'appelle déjà ? Ah oui, Poema. Dis-je le plus neutrement possible.

Je reste silencieuse plusieurs secondes, à examiner sa réaction quant à ma révélation. La compassion que j'y lis étire mes lèvres en un léger rictus et soudain je suis dans ses bras, sa main caressant mon dos d'un geste consolant.

— Pourquoi tu ne m'as rien dit plus tôt ?

Je hausse les épaules difficilement dû à son emprise avant de souffler doucement :

— Mon cœur avait besoin de temps pour que je puisse en parler sans que mes yeux ne s'expriment aussi.

Une dizaine de minutes plus tard, je fixe la maison de ma grand-mère comme si c'était la dernière fois que mon regard s'y pose.

— Nous voilà officiellement sans domicile fixe.

Teresa pouffe de rire à mes côtés tandis que ma grand-mère s'agace.

— Qu'est-ce qu'il ne faut pas entendre...

J'affiche une mine faussement triste alors qu'elle lève les yeux au ciel devant mon comportement enfantin : mamie a décrété que nous devions passer le week-end entre amis afin qu'elle puisse elle-même profiter avec les siens, dans sa demeure.

  Une trahison dont je ne suis pas sûre de pouvoir me remettre.

— T'as douze ans pour organsiner des pyjamas party avec les voisines ?

— Je trouve l'idée gé-niale. Et commence pas à faire la rabat-joie, car nous ferons la même chose à son âge. Je t'y obligerai.

Teresa qui prend la défense de ma grand-mère, je ne suis pas sortie de l'auberge.

— On ne perd jamais son âme d'enfant. Rit ma mamie.

Je tape du pied puisqu'il s'agit toujours et encore de la même personne qu'on attend et qu'on ne présente plus, j'ai nommé Lara !

— Tout un week-end sans se voir... Tu hanteras mes pensées, mamie.

Ma sœur arrive à nous, toute essoufflée, avant de lâcher sa valise pour prendre notre grand-mère dans les bras.

— Une valise ? Sérieusement ?

Elle roule des yeux puis me lance une grimace avant d'attraper sa valise et de passer devant pour ouvrir la marche. Je la suis, sidérée par ses manières d'enfant pourrie gâtée.

— On part pour deux jours, Lara. Deux jours !

Je ne prête plus attention aux femmes derrière mon dos, même si j'arrive à percevoir un « bon courage avec ces deux-là » en direction de Teresa.

— Imagine mon visage en ce moment même et devine s'il a l'air d'en avoir quelque chose à foutre de ton opinion.

— Répète juste pour voir un truc ?

Je lui saute presque dessus, enroulant mon bras autour de son cou pour l'attirer à moi et lui ébouriffer les cheveux sans encombre à l'aide de mon autre main. Nous ne tardons pas à exploser de rire, mes yeux imprégnant cette magnifique œuvre d'art qu'est Lara quand elle rit aux éclats.

Même si le destin prend pied à me faire vivre un vrai calvaire, tant que j'ai encore ma sœur pour l'affronter, je ne céderai pas.

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