Chapitre 4 : Message - Partie 2
Le visage impassible de celle qui l'avait mis au monde resta froid et figé. Comme il aurait aimé qu'elle lui réponde, juste une fois. Encore une fois.
Après tant de temps, les détails de leurs années ensemble disparaissaient. Aranwë peinait à se remémorer le ton de sa voix lorsqu'elle venait le chercher après ses longues journées avec sa nourrice. Il ne savait plus si elle avait les yeux bleus ou verts, son sourire, la façon dont elle marchait. Il regrettait d'avoir si vite oublié.
Il se souvenait n'avoir pas reconnu sa mère, la première fois qu'il était descendu dans ce lieu. Ce sourire figé que lui avaient donné les maquilleurs ne lui appartenait pas. Il y avait aussi quelque chose de bizarre dans son ton de peau. Le thanatopracteur avait effacé toutes les imperfections pour la faire paraître aussi blanche et lisse que possible, comme sur les tableaux des couloirs du palais. Pourtant, elle ne l'était pas. Sa peau avait toujours été plus foncée, héritage de ses origines de l'est. Il y avait aussi cette tâche plus claire autour de son œil droit, singularité génétique qu'elle avait portée fièrement jusqu'au bout. Aranwë avait vécu son déguisement comme une offense. Il s'était habitué depuis, mais cette boule dans sa gorge ne le quittait pas.
Il releva les yeux vers son père. Silencieux, il s'était mis à genoux de l'autre côté du cercueil. Il avait retiré son pendentif religieux et le tenait devant lui, les bras tendus et les yeux fermés. Ses lèvres bougeaient dans une prière silencieuse.
Aranwë se mit à genoux et en fit de même. Il n'avait jamais vraiment crû à la religion de l'Église du Soleil, pas plus que sa mère d'après ses souvenirs, mais il pouvait se permettre de respecter les traditions, juste une fois.
Quand il rouvrit les yeux, son père le dévisageait en silence. Aranwë détourna le regard, mal à l'aise.
— Pourquoi aujourd'hui ? finit-il par demander.
— Faut-il une raison à tout ? répondit Archibald sur un ton similaire.
— Avec toi ? Oui.
— C'est notre anniversaire de mariage, avoua-t-il dans un murmure. Et le jour de ton baptême. Elle voulait faire les deux en même temps. C'est ce jour-là que tu as fait tes premiers pas, quelques minutes à peine avant la cérémonie. Elle m'a sauté dans les bras et je suis tombé sur les fesses, rit-il. J'avais un costume blanc, il a fallu le nettoyer de nouveau, ce qui a retardé tout le monde de deux heures. Je regrette ces jours où tout paraissait plus simple, pas toi ?
Le prince garda le silence. Il savait où son père essayait de l'emmener. Il allait essayer de l'amadouer avec les souvenirs du bon vieux temps pour essayer de le faire parler. Tous les deux s'ignoraient depuis des mois en dehors de leurs obligations personnelles et royales. Cette distance pesait à Aranwë, mais elle n'était pas uniquement de son fait. Après la mort de sa mère, son père considérait sa présence trop douloureuse au palais. Il l'avait abandonné dans les mains de sa nourrice, puis de son précepteur, ne s'impliquant que rarement dans la vie de ce gamin perdu depuis la disparition de tous ses points de repère et rejeté par la seule famille qu'il lui restait. Il pouvait comprendre que son père cherchait à recoller les morceaux, mais ça n'effacerait pas les presque dix années de maltraitance où il avait été traité comme s'il n'existait pas, alors qu'il vivait dans le même château que lui. Il n'était rien si ce n'était le trophée qu'on exposait au public lors des grandes cérémonies pour rappeler à tout le monde l'existence du prince héritier.
Comme beaucoup, son père pensait que les enfants n'avaient pas la conscience nécessaire pour comprendre ce genre de choses. Il n'avait commencé à s'intéresser à lui que lorsqu'il avait atteint l'âge de régner, soit quinze ans. Sans doute s'était-il imaginé qu'Aranwë l'adorerait subitement comme avant la mort de sa mère ? L'adolescent qu'il avait retrouvé s'était fait une raison depuis des années : son père ne l'aimait pas. S'il comprenait aujourd'hui que ce n'était pas tout à fait vrai, les dégâts restaient. Les cicatrices internes n'avaient jamais réussi à être pleinement recousues.
— Fils... Parle-moi.
— Je regrette aussi les temps passés si c'est ce que tu attends que je te dise, répondit-il avec plus de froideur qu'il ne l'aurait voulu.
Archibald soupira.
— Aranwë, ne penses-tu pas qu'il serait temps d'enterrer la hache de guerre ? Je ne suis pas ton ennemi. Je sais que je n'ai pas été le meilleur des pères, mais j'espérais qu'avec l'âge... Tu me pardonnerais mes erreurs. Je ne suis qu'un homme, j'ai mes défauts.
— Tu m'as abandonné au moment où j'étais le plus vulnérable. Tout ce que je voulais, c'était mon père pour me soutenir. Ce jour-là, j'ai perdu mes deux parents : ma mère, que je ne reverrais plus jamais, et mon père, qui marchait dans ce même jardin à deux pas de moi et que j'ai eu interdiction d'approcher pendant des années.
— C'était mieux comme ça.
— Pour qui ? Pour toi ou pour moi ?
Comme bien trop souvent, le roi se dégonfla et se tut. Aranwë serra les poings pour masquer les tremblements de ses mains. Ils en revenaient constamment à cette impasse, depuis des années. Son père refusait d'admettre que le choix qu'il avait fait avait eu des conséquences durables sur leur relation. C'était une chose de prendre une décision, une autre d'en assumer les conséquences.
— Je ne suis pas venu pour me battre avec toi, mais pour avoir plus d'intimité.
Ce fut comme un poignard en plein cœur.
— Ne me dis pas que tu m'as amené ici pour me faire avouer la libération de l'elfe, supplia Aranwë.
— Aranwë, des soldats t'ont vu rentrer des écuries. Je veux comprendre.
— Je n'arrive pas à le croire. Tout ce beau discours sur le passé pour essayer de me manipuler comme si j'avais cinq ans ? C'est donc tout ce que je représente pour toi ?
— Tu ne comprends pas. L'Église du Soleil n'attend qu'une action de ta part pour me forcer la main et te faire arrêter. Mon pouvoir a des limites, Aranwë. Si tu ne me dis pas la vérité, je ne pourrais pas t'aider.
— Tu es la dernière personne à qui je demanderais de l'aide si j'en avais besoin. Je n'ai pas libéré cet elfe. Laisse-moi tranquille et retourne lécher les pieds de leurs prêtres.
— Aranwë ! tonna le roi.
Le prince l'ignora et s'apprêta à quitter la chambre funéraire de rage. Il se retrouva nez à nez avec une armure de fer. Aranwë releva la tête, surpris. Il reconnut le soldat d'ordinaire en faction devant ses appartements. Travis ? Travin ? Il ne parvenait pas à remettre un nom sur son visage.
— La garde a interdiction d'entrer dans le tombeau, tempêta le prince.
— C'est une urgence, mon prince. Votre Majesté, s'adressa-t-il au roi, des intrus ont pénétré la cour du château. Une cinquantaine au moins, armés faiblement, mais remontés. Nous pensons à une révolte paysanne. Veuillez nous suivre, nous allons mettre le prince et Sa Majesté à l'abri le temps que la garde reprenne le contrôle de la situation.
Aranwë lança un regard à son père. Il se redressa et suivit le garde sans poser de question. Le fils, lui, en avait des centaines. La situation était-elle si catastrophique que la force agricole en vienne à se rebeller ? Les finances n'étaient certes pas glorieuses actuellement, mais il restait tout de même de quoi maintenir un confort de vie minimum pendant un an ou deux. Son père lui avait-il menti sur ce point également ?
Le prince suivit le mouvement, conscient de l'urgence de la situation. Le tombeau aurait pu être un bon endroit pour se retirer s'il y avait plus d'une sortie pour s'en échapper en cas de problème.
Il grimpa les marches quatre à quatre derrière le garde, son père le talonnant. Dehors, cinq autres gardes patientaient. Ils se mirent en formation autour de la famille royale et les guidèrent vers les cuisines des serviteurs. Elles menaient sur les couloirs des employés, un réseau caché dans les murs. Un des gardes leur expliqua qu'ils allaient être emmenés dans les quartiers du roi, mieux protégés et avec un couloir secret derrière une des armoires s'il fallait fuir.
Ils coururent à travers les jardins. À l'abri derrière l'ombre imposante du château, ils ne virent rien de l'attaque. Ils pouvaient cependant entendre très clairement les cris et les bruits des combats, proches de l'entrée. Le ciel se couvrait de fumée et de lueurs d'ambre qui n'annonçaient rien de bon.
Le prince et le roi s'engouffrèrent dans les cuisines désertes. La porte de service était grande ouverte, signe que les gardes avaient déjà évacué les employés. Aranwë s'aplatit contre le mur étroit et suivit le soldat devant lui, qui ralentit enfin l'allure. Il dégaina son épée et avança prudemment. Il s'arrêta devant chacune des portes de sortie du couloir, à l'écoute du moindre bruit suspect. Ils tournèrent à droite.
Le prince sentit l'adrénaline monter. Les bruits de combat devinrent plus perceptibles. Le soldat s'arrêta devant une nouvelle porte. Il s'accroupit et l'entrouvrit légèrement. D'un geste de la main, il indiqua au prince d'attendre. Malgré l'ordre, Aranwë se pencha légèrement pour avoir un aperçu de la situation. Ils se trouvaient derrière la salle du trône. Des soldats se battaient avec des rebelles, reconnaissables aux foulards jaunes qui couvraient partiellement leurs visages. Ils étaient armés de fourches, de haches, de couteaux, maigre défense face aux épées acérées des soldats qui leur passait au travers sans difficulté.
Enfin, le croyait-il.
Un individu entra dans la pièce, le visage entièrement couvert d'une ample capuche noire. Il tenait un objet à la main que le jeune homme ne parvient pas à voir correctement. Il le jeta au centre de la pièce. Les gardes, eux, durent savoir de quoi ils s'agissaient puisqu'ils se jetèrent soudainement contre les murs en hurlant.
Aranwë entendit à peine le soldat hurler de se mettre à couvert. Il y eut une gigantesque déflagration. La porte explosa dans une gerbe de flammes, projetant le soldat et le prince contre le mur. Le plafond s'effondra derrière eux, les coupant du reste du groupe, et du roi, qui hurla son nom.
Tout devint noir.
Aranwë ne sut combien de temps il resta inconscient. Quand il ouvrit les yeux, confus, ses oreilles sifflaient péniblement. Il regarda autour de lui. Le mur qui les séparait de la salle du trône n'existait plus. Le prince était d'ailleurs à découvert sur le sol, proche d'un gigantesque éboulement qui avait emporté le grand lustre au-dessus du trône royal. Haletant, il se retourna, à la recherche du soldat qui l'avait accompagné jusque-là.
Il hoqueta. Deux jambes dépassaient d'un énorme rocher qui baignait dans une immense tache de sang. Le prince chercha à se redresser. Il ne devait pas rester là.
Dès qu'il bougea, une douleur intense le cloua de nouveau au sol. Il poussa un gémissement, et baissa la tête. Un pic de diamant était planté dans son ventre, profondément. Il ne l'avait même pas remarqué, sans doute sous le choc. L'un ou l'autre le tuerait avant qu'il ne puisse réagir, il en était certain. Il avait déjà lu quelque chose sur ça dans un livre.
Un filet de sang coula le long de sa bouche.
Abattu, Aranwë resta couché, essayant de ne pas trop penser à l'immense flaque de sang qui rejoindrait bientôt celle de son gardien.
Un mouvement en hauteur attira son attention. Quelque chose passa à toute vitesse au-dessus de l'immense tas de gravats et atterrit tout près de lui. Aranwë releva la tête, essoufflé, prêt à regarder la mort en face.
Un homme s'accroupit à côté de lui.
— Tenez bon, mon prince, dit une voix masculine avec un accent qu'il était certain d'avoir déjà entendu avant.
Alors que sa vision s'assombrissait, Aranwë tenta de voir le visage de son sauveur. Il se figea.
Sous une capuche noire, deux yeux d'un vert surnaturel, semblables à ceux d'un reptile le dévisageaient.
Il perdit connaissance.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top