Chapitre 3 : Sauvetage - Partie 2

Aranwë effaça la buée qu'il avait créé sur les vitres de sa chambre. Les heures avançaient et l'allée principale devant le palais ne désemplissait pas. Il avait espéré que les gardes soient moins nombreux la nuit tombée, mais ils restaient toujours en nombre suffisant pour assurer la sécurité de la famille royale. Dans d'autres circonstances, il aurait été ravi de leur dévouement sans faille, mais il s'apprêtait à faire évader un prisonnier étranger, ce qui changeait considérablement la donne.

Il avait passé le reste de la journée à échafauder un plan dont les trous étaient si larges qu'il pourrait rentrer dedans. Il ne comptait que sur sa chance pour qu'il aboutisse, espérant qu'elle suffise. Dans le pire des cas, lui ne risquait pas grand chose, si ce n'était qu'un savon de l'Église du Soleil, mais l'elfe, lui, risquait d'y laisser la peau de manière prématurée.

La lune se trouvait haute dans le ciel à présent et il savait le temps compté. Son maître d'armes devait déjà l'attendre aux écuries, et n'avait pas la réputation d'être patient. Il devait se mettre en route.

Le jeune homme enfila ses souliers de chasse, cachés sous sa robe de nuit blanche et ses chausses. Il espérait que les gardes qui surveillaient l'entrée de sa chambre ne le soupçonnent pas. D'un pas décidé, il ouvrit la porte. Le soldat en position se retourna pour le saluer militairement.

— Soldat Travin, à votre service, Monsieur. Avez-vous besoin de mes services ?

— Non, restez en position. Je me rends à la bibliothèque, j'ai du mal à m'endormir. Je serai de retour dans une demi-heure.

— Bien, Monsieur.

Il se remit au garde-à-vous.

Sans tarder, le prince descendit les marches qui menaient au rez-de-chaussée. La bibliothèque se trouvait justement en face de la salle du trône, ce qui lui offrait une couverture idéale. Il ralentit l'allure devant la grande entrée, et passa discrètement le visage à l'intérieur. L'elfe se trouvait toujours dans sa cage, couché dos à lui. Un seul garde veillait sur le prisonnier. Jeune. Impressionable. Tout du moins, il l'espérait. Le prince savait que l'on confiait les missions de garde nocturne aux jeunes recrues, les plus anciens rechignant bien souvent à rester pour s'occuper de leurs familles.

Il regarda une dernière fois autour de lui pour s'assurer qu'aucun des supérieurs hiérarchiques du soldat ne se trouvait dans les environs, puis entra d'un pas déterminé. À sa grande surprise, le garde ne le vit pas arriver. Appuyé sur son glaive, somnolent, le haut de son corps penchait légèrement vers l'avant. Amusé, le prince s'éclaircit la gorge avec force. L'effet fut immédiat. La lourde épée tomba au sol dans un bruit de métal et le garçon bondit de peur. Ses pupilles affolées parcoururent la salle avant de se poser sur le prince. Il écarquilla les yeux et se positionna dans un garde-à-vous approximatif.

Aranwë se retourna, inquiet que le bruit puisse attirer d'autres soldats. Il se détendit vite ; il n'y avait personne dans le couloir à cette heure tardive.

— Soldat Paro, à votre service, Monsieur.

— Ah, vous tombez à pic. Votre collègue à l'étage a fait un malaise et je n'ai trouvé personne vers qui me tourner à cette heure tardive. Mes domestiques l'ont installé dans une des chambres. Allez chercher votre supérieur pour qu'il puisse gérer la situation.

— Le capitaine est en ville, Monsieur. Et je ne peux laisser mon poste sans surveillance.

— Prenez un cheval dans ce cas. Que voulez-vous qu'il arrive ? L'elfe ne peut tenir debout.

Le soldat hésita, partagé entre son sens du devoir et son sens de l'honneur. Il était interdit de laisser un équipier derrière. Il était aussi interdit de quitter son poste. Et il était surtout interdit de désobéir au prince. Un guerrier aguerri aurait gentiment décliné en disant qu'un malaise ne nécessitait pas d'assistance médicale, mais le soldat Paro débutait et avait un trop grand cœur. Après un dernier salut, il abandonna son glaive et la cage pour suivre l'ordre du prince à tout hâte.

Aranwë se sentit un peu coupable. Demain, à la première heure, cet homme n'aurait plus de travail. Il retint son nom pour le dédommager pour sa peine. Le prince observa un moment le verrou, puis sortit un petit flacon de sa poche. Il versa son contenu dans la serrure. Il prit garde de ne pas y laisser le doigt. L'acide fit son travail et rongea le métal en quelques secondes. Le jeune homme ne pensait pas que les leçons d'alchimie de cette vieille chouette de Philodias lui servirait un jour, et pourtant. Dans un claquement discret, le verrou céda. Aranwë entrouvrit la porte.

— Debout, chuchota-t-il. Nous n'avons pas beaucoup de temps.

Encore embrumé par le sommeil, l'elfe leva un œil confus vers lui, puis sur la porte grande ouverte. Le prince grimaça. Les hommes ne l'avaient pas raté. Tuméfié, son visage avait gonflé là où il avait reçu des coups, au point de masquer son œil droit. L'elfe, Lazare, ne réagit pas plus au bras qu'il lui tendit, méfiant.

— Pourquoi... Vous faites ça ? demanda-t-il d'une voix faible.

— Je refuse de participer à un autre assassinat. Venez, je vais vous mener aux écuries. Un cheval vous y attend. Si vous continuez vers l'ouest, vous atteindrez la forêt d'ici deux jours. C'est le mieux que je puisse faire pour vous aider. Vous pouvez marcher ?

Lazare s'appuya sur les barreaux pour se redresser. Il prit appui sur son genou retourné et se redressa tant bien que mal, dans un grognement de douleur. Le prince vint le soutenir sous l'aisselle, pour qu'il évite de poser pied à terre. Il fut soufflé par la taille de la créature, qui le dépassait de deux bonnes têtes. Il était encore plus grand que ce qu'il croyait. C'était tout à la fois effrayant et fantastique. Le prince partageait son monde avec des créatures qui pouvaient lui broyer le crâne d'une seule pression, et pourtant, celui-là refusait de lui faire mal malgré tout ce qu'il avait vécu.

Mais il n'était pas temps de s'extasier. Le prince savait que le répit ne durerait pas. Il accompagna le géant jusqu'au trône. Derrière les gradins se trouvaient une porte discrète qui menait sur l'extérieur. Les domestiques l'empruntaient régulièrement, et il avait l'habitude d'en faire de même pour échapper à ses parents, plus jeune. Le couloir lui parut cependant plus exigu que dans ses souvenirs. Lazare fut contraint de se courber pour entrer, malgré la douleur manifeste qu'il ressentait à chaque fois que sa jambe blessée touchait terre. Comment parviendrait-il seulement à chevaucher dans ces conditions ? Aranwë commençait à douter de l'aboutissement de sa mission de sauvetage.

Dans un silence pesant, l'homme et l'elfe gravirent l'escalier qui menait sur le jardin. Aranwë prit le temps de s'assurer que personne ne se trouvait dans les environs, puis reprit sa course vers les écuries, où il pouvait déjà apercevoir Orvil Laximer attendre. Le vieux soldat pesta en les apercevant et accourut pour aider Lazare à s'appuyer de l'autre côté. À trois, ils parvinrent rapidement aux écuries.

— Vous êtes complètement inconscient, siffla le maître d'armes au jeune homme. Nous risquons tous les deux notre peau pour un elfe. Comment allez-vous rentrer ? J'ai vu de l'agitation à l'entrée.

— Je me débrouillerai. J'ai prétexté aller à la librairie. Le passage derrière la salle du trône possède un embranchement qui la rejoint.

— Mon prince, j'espère que vous savez ce que vous faites. Venez.

Il les guida tous les deux dans le couloir où une jument noire patientait calmement, scellée. Elle adressa un regard curieux aux nouveaux arrivants.

— C'est la seule qui peut tenir une aussi grande distance, annonça Orvil. Elle s'appelle Itquos.

— Espoir en langue elfe, remarqua Lazare d'une voix faible.

— Son nom me paraissait approprié. Tout le monde ici n'a pas oublié ce que votre peuple a fait pour nous, salua le vieux soldat. Les sacs contiennent une semaine de vivres, dit-il en pointant les sacoches qui pendaient des cuisses de la monture. J'ai aussi mis de quoi panser les plaies et désinfecter, mais vous devrez attendre d'être loin pour les utiliser. La chasse ne tardera pas à être donnée, et je serai amené à la conduire. Je tenterai de mener les soldats sur une fausse piste, mais si l'un d'eux s'en rend compte, je ne pourrai rien faire pour vous. Ma famille passe avant vous.

— Je comprends, répondit l'elfe. Je sacrifierai tout pour revoir mes filles encore une fois, confia-t-il.

Lazare se retourna vers Aranwë. Il sourit, tant bien que mal, et sortit un long tuyau de sous sa tunique et lui tendit.

— Je suis messager, avoua-t-il. Je suis venu sur vos terres pour vous prévenir, avant de... Eh bien, vous savez. Quelque chose est en train de se produire dans les terres du sud. Nos messagers ont repéré plusieurs tribus d'orques massacrées par quelque chose de gros. Et ça se rapproche. Nous avons... aperçu quelque chose qui pourrait en être à l'origine. Tout est dedans. Ne l'ouvrez qu'en lieu sûr.

— Pourquoi devrions-nous vous croire ? Quel est votre intérêt dans tout ça ? demanda Orvil, méfiant.

— Vous croyez que j'aurais pris tellement de risques si ce n'était rien ? Nous ne parlons pas d'une guerre entre peuples qui a dégénéré. Nous parlons de créatures qui ont disparu il y a des milliers d'années et qui dominaient la région. Et s'ils sont toujours en vie comme il nous semble l'avoir vu... Les dieux seuls pourront nous protéger si nous restons ennemis.

Orvil resta silencieux, les yeux écarquillés. Aranwë regarda son maître d'armes, puis l'elfe, confus.

— De quelle genre de menace parlons-nous ?

— De dragons, mon Seigneur, répondit Lazare d'une voix grave.

— Nous verrons ça plus tard, le coupa Orvil avant qu'Aranwë ne puisse poser ses questions. Nous devons vous évacuer de toute urgence. J'espère que nous serons amenés à nous revoir dans de meilleures conditions. Si ce que vous dites est vrai, je crains que nous n'ayons pas le choix. Venez, je vais vous aider.

Le maître d'armes s'accroupit pour permettre à Lazare de l'escalader. L'elfe retint un cri de douleur lorsqu'il bondit sur la monture. Son genou était mal placé, mais il devrait s'en contenter.

— Merci, dit-il après avoir repris son souffle. Je n'oublierai pas ce que vous avez fait pour moi. Hi wuyt tyot sifiwecmi*.

— Rentrez bien, le salua Aranwë. Quand je serai roi, les choses changeront, je vous le promets.

— Je l'espère, jeune prince. Vous avez un grand coeur. Mais ne l'ouvrez pas pour n'importe qui. Ils seront nombreux à vouloir vous l'arracher.

Aranwë médita ses mots, et hocha la tête. Orvil guida le cheval jusqu'à la porte.

— Partez vers le sud et sautez au-dessus des buissons. Continuez tout droit vers la forêt. Je vais essayer d'attirer la garde de l'autre côté. Je peux vous gagner une heure ou deux d'avance au maximum.

— Je vais faire de mon mieux. Adieu.

Il salua une dernière fois et partit au galop. En quelques secondes, il disparut à l'angle du palais**. Au même moment, une corne de brume perça la nuit. L'appel à la garde. Orvil se redressa.

— Je dois y aller. Je sais que vous devez avoir beaucoup de questions, mais gardez-les pour vous. Ne parlez à personne de ce qui s'est passé et n'ouvrez pas le message avant que je ne sois arrivé. Hâtez-vous de rejoindre la bibliothèque avant que quelqu'un ne s'aperçoive de votre absence. L'Église va immédiatement vous soupçonner, mais si vous réapparaissez devant témoins, ils seront impuissants.

— Merci, Orvil. Je vous en dois une. Rentrez bien. Nous nous reverrons après votre permission. Et passez mes salutations à votre femme et à vos enfants.

Le prince l'enlaça brièvement. Orvil salua militairement, puis s'éloigna dans la nuit. Aranwë patienta une minute, et regagna à toute hâte le passage des domestiques. Il courut jusqu'à la bibliothèque, aussi silencieuse qu'il s'attendait à la trouver. Il alluma quelques bougies à la hâte et s'installa sur l'un des fauteuils, un livre d'histoire sur les genoux. Son cœur rata un battement lorsque la porte s'ouvrit à la volée.

— Mon prince, vous voilà ! cria le caporal qui l'avait accompagné au marché, visiblement soulagé. L'elfe s'est échappé avec la complicité d'un jeune soldat qui a déserté. Nous allons vous reconduire dans vos quartiers le temps de le retrouver, afin de ne prendre aucun risque.

— Je comprends, répondit Aranwë. Allons-y.

Le jeune homme referma le livre et le reposa sur la table de lecture. Il pria pour avoir l'air assez naturel, malgré l'adrénaline qui coulait encore dans ses veines. Le soldat se retourna et s'engagea dans le couloir. Le prince le suivit rapidement.

Dans la salle du trône voisine, des cris retentissaient. Devant la cage vide de Lazare, un homme en toge bleue vociférait devant une ligne de paladins en armure intégrale, impassibles. L'Église du Soleil avait sorti la grosse artillerie pour retrouver « l'hérésie ». À son passage, l'homme se tut brusquement, et traversa la salle. Aranwë accéléra le pas pour suivre son gardien, en vain. Une main se referma sur son bras et le tira en arrière.

— Vous, cracha-t-il. Comme par hasard, vous êtes dans les parages, remarqua-t-il.

— J'étais à la bibliothèque, se défendit le prince. Je n'ai aucun compte à vous rendre.

— Vous en aurez si vous persistez à vous mettre en travers de notre ordre, jeune prince. Vous n'êtes pas aussi intouchable que vous le pensez, alors restez à votre place. Nous savons tous comment est décédée votre mère.

La lame d'une épée se posa sur la gorge du grand-prêtre, qui lâcha prise et recula d'un pas, le sifflet coupé net.

— Et si vous parlez encore de cette façon à l'héritier de la couronne, répondit Orvil, sorti de nulle part, la seule chose que vous aurez gagné est un aller pour le billot. Il s'agit de votre futur roi, prêtre. Vous lui devez respect et soumission. Si je vous entends encore blasphémer sur le compte de Sa Majesté feu la reine consort, je vous ferai exécuter.

— Mêlez-vous de vos affaires, Laximer, s'égosilla l'homme à la toge bleue. Nous avons des droits, et assassiner un homme d'ordre est illégal.

— Ce n'est pas un assassinat si c'est le roi qui l'ordonne.

Le prêtre pouffa, agacé. Néanmoins, ce dernier s'éloigna à distance respectable de l'arme et rejoignit ses troupes, le regard sombre. Soulagé, Aranwë adressa un signe de tête à son maître d'armes, qui ne s'attarda pas et s'avança vers les portes principales, où un contingent de militaires se réunissait. Le prince rejoignit son escorte, qui attendait en bas de l'escalier. Il gravit les marches rapidement et entra dans sa chambre sans un regard en arrière. Le soldat Travin ferma derrière lui.

Une fois seul, Aranwë expira. Son regard se porta sur la fenêtre. Les cavaliers de la garde royale, Orvil en tête s'élançaient vers le nord, à l'opposé de Lazare. Il espéra que l'elfe arrive à bon port, tant bien que mal. 

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* Je vous suis redevable.

** Pour suivre les aventures de Lazare, rendez-vous dans la nouvelle intitulée Lazare, qui raconte ce qui se passe pour notre ami elfe après ses mésaventures dans le royaume humain. Le texte est disponible en intégralité sur mon profil.

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