Chapitre 3 : Sauvetage - Partie 1

Épuisée par le combat, la dragonne réagit à peine quand, unis, les hommes et les elfes lui tranchèrent la tête. Ils emmenèrent pour trophée un œuf de la taille d'un cheval, mais n'atteignirent jamais la capitale. On ne retrouva d'eux que des membres arrachés et une coquille brisée. Les gardes cherchèrent le dragonneau pendant des jours, en vain. Ils en conclurent qu'il avait été dévoré par des prédateurs. Ainsi s'éteignit le règne des dragons, dans un murmure.

Théories sur le retour des dragons, Anselme Mornepierre.

Chapitre 3 : Sauvetage

Dans les montagnes naines, une ombre titanesque faisait son chemin entre les pics enneigés. L'air frais lui permettait de se laisser porter, ce qui n'était pas pour lui déplaire. Après un si long voyage, la fatigue terrassait Indrala. La dragonne rouge battait mollement des ailes et peinait à reprendre de l'altitude. Têtue, elle refusait pourtant de prendre la moindre pause. Elle avait déjà pris trop de retard à Isendorn. Un jour de plus risquait de lui coûter cher devant le Haut-Conseil, qui devait déjà se demander où elle était passée.

Elle descendit vers un gros rocher et l'utilisa comme tremplin pour reprendre de la hauteur. Ses ailes se déployèrent. Elle se laissa planer jusqu'au pic suivant, où une forme familière l'observait, affalée dans la neige. La tête d'un dragon rouge massif se leva vers elle. Méfiant, il poussa un long grognement d'avertissement pour la dissuader d'approcher davantage, qu'elle ignora copieusement. Elle se posa à ses pattes. La neige se souleva à son contact et aspergea la sentinelle qui se couvrit le visage de son aile.

— Bien le bonjour, Adranis ! chantonna-t-elle. À ton poste comme toujours, à ce que je vois.

— Ce qui n'est pas ton cas, répliqua le dragon, grincheux. Zoldrak est furieux et a demandé à ce qu'on lui reporte ton arrivée. Tu vas passer un sale quart d'heure, la fouine.

— Tu n'oserais pas me dénoncer tout de même ? minauda-t-elle.

Sa longue queue fourchue effleura les écailles du visage de son collègue sentinelle. Le reptile gronda, mais un léger ronronnement lui échappa. Il se figea, réalisant ce qu'il faisait, puis se redressa, les yeux plissés.

— Sorcière... siffla-t-il. Rejoins la cité avant que je ne t'étripe pour de bon.

— Mais bien sûr, se moqua-t-elle.

Elle le frôla et poursuivit son chemin. Elle bondit sur un rocher pour prendre de l'élan. La dragonne se laissa tomber en piquet vers les profondeurs, entre deux pics enneigés. Elle passa dans une première barrière translucide. La température remonta à mesure que le décor changeait pour adopter des tons plus rouges et désertiques. La seconde dévoila une immense citadelle où des centaines de dragons volaient de façon désorganisée, vaquant à leurs obligations. Une protection nécessaire pour garder toute une civilisation cachée aux yeux du monde et avoir une chance d'un jour le reconquérir.

Warazi se situait aux confins de la région, à la limite d'un grand désert et des montagnes naines. L'endroit n'était pas idéal. La journée, la température grimpait jusqu'à des niveaux que même le plus léger des reptiles peinait à supporter, et le soir, elle descendait si bas que tout intrus dormant à l'extérieur y risquait sa vie. Ce n'était pas idéal, mais il s'agissait du seul bastion qui avait survécu à la Grande Guerre, grâce à l'aide inopinée d'elfes et de magiciens retenus contre leur gré. Ils sommeillaient dans les tréfonds de la cité, prisonnier d'un charme éternel qui les maintenaient en vie et, avec eux, tout le système de défense de la cache des dragons. Ils n'avaient pas le choix.

Indrala ralentit son allure de vol pour ne pas heurter les dragons de couleurs différentes qui traversaient la cité. La manœuvre n'était pas aisée, les dragons rouges comptant parmi les plus imposants de leur espèce. Ceux d'une taille supérieure ne pouvaient s'aventurer dans les fonds de la citadelle, trop étroits. La dragonne savait que ce n'était qu'une question de quelques centaines d'années avant que ce ne soit le cas pour elle aussi. Encore jeune, elle parvenait encore à se faufiler dans les artères étroites qui rejoignaient le réseau de grottes gigantesques où vivaient et se reposaient la plupart des reptiles.

Son arrivée effraya une nuée de jeunes dragonneaux qui fuirent à toute hâte dans les terriers les plus proches, alors qu'elle atterrissait dans un nuage de poussière, sur le pas d'une des cavernes les plus hautes. Indrala s'ébroua dans un grognement de satisfaction, ravie d'être enfin chez elle. Elle s'étira comme un chat et trotta joyeusement vers l'intérieur de son repère.

Arrivée devant l'énorme rocher qui lui servait de lit, elle marqua l'arrêt, les naseaux frétillants. Son regard acéré parcourut soigneusement les parois avant de s'arrêter sur deux tâches jaunes sur le plafond, braquées sur elle. La dragonne eut juste le temps de se baisser avant qu'une tâche verte ne devienne visible et fonde sur elle à une vitesse surnaturelle. La créature la rata de peu et s'écrasa au sol sur son flanc. Indrala coinça sa queue sous sa patte. L'animal se débattit tant bien que mal, mais ne put rien faire face à la puissance titanesque de la dragonne rouge. Le petit reptile vert qu'elle retenait poussa un soupir.

— Tu as gagné, grogna l'animal. Comme toujours.

— Je ne sais pas trop à quoi tu t'attendais, petite sœur.

Indrala leva la patte pour délivrer sa compagne de caverne, Idris. Elle n'était pas sa sœur à proprement parlé, mais la dragonne la considérait comme telle depuis le jour où elles avaient emménagé dans la citadelle, de force plus que de gré. Après la guerre, nombre de dragonneaux s'étaient retrouvés orphelins. Les adultes, plutôt que de les conserver, avaient préféré les dévorer lorsque les premières famines avaient frappé. Indrala et Idris faisaient parties de ces jeunes livrés à eux-mêmes et elles s'étaient entraidées pour survivre jusqu'à ce qu'elles soient assez imposantes pour rejoindre le clan sans risquer leur peau.

De là, elles avaient pris des chemins radicalement opposés. Indrala avait été poussée dans l'armée, tandis qu'Idris, de taille plus modeste, occupait un poste de coursier pour certaines personnalités de la citadelle, et d'autres petits métiers, sous la surveillance d'un contremaître depuis ses derniers coups d'éclat. Elle était jugée non-digne de confiance par le Haut-Conseil et avait interdiction de circuler sans surveillance.

Indrala fronça les sourcils.

— Où est Zoldrak ?

— Qui ? demanda la dragonne d'une petite voix.

— Idris, où est Zoldrak ?

Elle soupira et regarda ailleurs.

— Il m'a gonflée, alors j'ai profité qu'il ne regarde pas pour m'éclipser. Il m'a fait balayer les écailles devant sa grotte ! Ce gros balourd les perd par poignées ces derniers temps, mais plutôt que de changer de grotte, il s'acharne à racler les parois de la sienne et en perd toujours plus. J'ai une tête de bonne à tout faire ?

Indrala leva les yeux au ciel. Elles avaient déjà eu cette conversation de nombreuses fois, mais Idris n'en faisait qu'à sa tête et persistait à refuser toute forme d'autorité. Bien qu'elle-même ne porte pas son contremaître dans son cœur, il valait mieux qu'elle suive les règles plutôt que d'être emprisonnée.

— Dépêche-toi de le retrouver et de t'excuser avant qu'il n'explose. Tu sais qu'il ne te fera pas de cadeau.

— Mais je voulais juste te voir... Tu étais partie depuis si longtemps, et...

— Je ne reste pas, petite sœur. Je ne passais que récupérer quelques bricoles avant de partir pour le Haut-Conseil. Je suis attendue.

— Qu'est-ce qu'ils te veulent ?

Indrala pencha la tête sur le côté. La dragonne verte soupira.

— Je sais... Secret défense, tout ça, tout ça, grogna-t-elle. Très bien, très bien. Puisque ma présence est indésirée, je pars récurer les toilettes du chef de la garde royale et ses écailles qui sentent la crotte de troll, dit-elle sur un ton mélodramatique.

La dragonne déploya ses courtes ailes et se rapprocha de l'immense sortie. Les dragons verts ne faisaient pas le quart de la taille des rouges. Ils étaient plus longs que hauts, ce qui en faisait des as du camouflage en forêt. Dans les montagnes, en revanche, ils peinaient à ne pas servir de repas aux reptiles plus épais, ce qui expliquait leur rareté. Idris ne semblait pas le réaliser. Dans sa tête, elle était plus grosse et plus impressionnante. Fort heureusement, les dragons avaient depuis longtemps compris qu'elle était sous la protection d'Indrala et que s'y attaquer finirait mal pour eux.

Idris s'envola vers le cœur de la citadelle, non sans un regard culpabilisant pour sa grande sœur. Indrala sourit, amusée. Elle se retourna pour récupérer son passe-droit pour le Haut Conseil, et, à son tour, s'envola vers le centre.

Le nombre de dragons crût jusqu'à atteindre l'asphyxie. Les reptiles colorés envahissaient tout l'espace disponible dans un joyeux désordre de cris et de grognements de mécontentement. Ils essayaient de ne pas se heurter, mais les collisions s'avéraient parfois inévitables, et suivies immédiatement d'un coup de croc ou de queue pour chasser les contrariétés. Indrala se glissa dans la masse grouillante et fit de son mieux pour remonter vers les hauteurs de la citadelle sans encombre. Sa taille imposante ne lui facilita pas le travail, mais, à défaut, les petits dragons qui lui fonçaient dessus s'écartaient prestement en se rendant compte qu'ils n'avaient aucune chance de rivaliser avec elle en cas de combat.

Très vite, toutefois, les cieux s'éclaircirent. Elle passa les grottes des dragons les plus imposants et leva la tête vers l'immense structure volante au-dessus de sa tête. Relié à quatre pics de montagnes par d'immenses chaînes de métal, une île titanesque flottait plusieurs dizaines de mètres au-dessus de la citadelle. Elle était strictement interdite d'accès au commun des mortels, à l'exception de quelques personnalités choisies. Indrala faisait partie de ces élus par son rang dans la garde de la citadelle.

Deux dragons noirs qui faisaient le double de sa taille descendirent la rejoindre dès qu'ils remarquèrent qu'elle montait vers la plateforme. Elle exposa son passe-droit, habituée à la méfiance des molosses du Haut-Conseil. Ils ne lui accordèrent pas plus d'un regard avant de reprendre leur ronde et de la laisser passer. La dragonne s'éleva loin au-dessus de l'île et se plana jusqu'à la zone d'atterrissage, au pied d'un immense bâtiment aux allures de palais.

Elle s'avança jusqu'à un énorme cristal violet et apposa sa patte dessus. Immédiatement, son corps rétrécit dangereusement pour retrouver forme humaine. Indrala retint le hurlement de souffrance qui menaçait de s'échapper de sa gorge et accepta sans broncher la transformation. Pour éviter un accident de poids, tous les dragons qui se rendaient au Haut-Conseil devait adopter forme humaine. La magie qui maintenait la plateforme en lévitation était puissante, mais pas sans limite.

À bout de souffle, elle se releva et s'avança vers les grands bacs aux abords du bâtiment pour se changer. Les vêtements ne venaient pas avec le corps. Elle choisit une longue robe violette décolletée et des gants de la même couleur. Une tenue osée, mais qui montrait toute sa confidence. Pour impressionner les Anciens, il fallait de l'ambition ; pas obéir aveuglément à toutes leurs demandes. Elle redressa ses cheveux en chignon sévère, puis, satisfaite, passa les portes du palais.

Comme toujours, le mélange des styles lui agressa immédiatement les yeux. Les dragons... n'avaient pas exactement le sens de la mode. Le bâtiment était décoré avec ce qu'une équipe de dragons roses spécialement dévouée à la tâche trouvait : des artefacts rares, des pierres précieuses et des tapis hors de prix, de la technologie naine et elfe... Mais aussi des erreurs de parcours à l'instar de ce fessier de centaure disgracieux et en état de décomposition exposé au-dessus de la porte ou de cette chaise percée en or présentée comme un trophée à l'entrée des escaliers. Les couleurs non plus n'étaient pas leur fort. La moquette changeait régulièrement de teintes et de motifs, tout comme les murs, qui alternaient en rayures rose bonbon et un vert fluorescent qui rappelait la couleur de l'acide que crachaient les responsables de ce massacre visuel.

Ce n'était pas la seule chose qui lui brûla les yeux. Au centre de ce meurtre artistique se tenait la seule personne qu'elle n'avait pas envie de croiser en cet instant. Dans une combinaison verte immonde qui laissait entrevoir les nombreuses cicatrices de ses bras, Zoldrak la dévisageait avec intensité. Si un regard pouvait tuer, elle aurait été réduite en cendres.

Leur histoire remontait à plusieurs dizaines d'années maintenant. Elle était la première dragonne à rejoindre la garde, après une ascension fulgurante, il était le capitaine qu'elle avait explosé contre une montagne lors de son épreuve d'intronisation. Depuis, le dragon humilié lui vouait une haine et une rancœur à nul autre similaire qui amusait Indrala plus qu'elle ne l'effrayait. Trouver de nouveaux moyens de le faire sortir de ses gonds était son passe-temps favori.

— La fouine est de retour dans le poulailler, remarqua-t-il, pince sans rire. Dommage, je pensais que tu t'étais enfin faite étripée dehors.

— Tu es là pour m'accueillir ? Il ne fallait pas me faire tant d'honneur.

— Le monde ne tourne pas autour de toi, vile vipère. J'ai rendez-vous avec le Haut Conseil qui vient de me convoquer à l'instant. La vraie question est : où étais-tu toi ? Ça fait des jours que tu n'es pas à ton poste, ne crois pas que je n'ai rien remarqué. J'espère que tu es prête à mordre la poussière parce que je vais me faire un plaisir de te dénoncer. Les juges ne sont pas tendre avec les déserteurs.

— Fais donc. Je suis sûr que te voir te ridiculiser en public amusera les Anciens.

Il siffla à la manière d'un serpent à sonnettes, ce qui n'impressionna pas la jeune femme, bien au contraire. Sourire aux lèvres, elle le contourna pour s'avancer vers les escaliers. Zoldrak, cependant, ne l'entendit pas ainsi et lui saisit le poignet avec brutalité.

— Je suis sérieux, Indrala. Où étais-tu ?

La dragonne poussa un profond grognement d'avertissement et tenta de dégager son poignet. Il serra la prise. Elle se tendit.

— Lâche-moi !

— Pas avant que tu parles !

Des griffes poussèrent au bout des doigts de la jeune femme. Elle frappa le visage de son agresseur de sa main libre, lui traçant de longs sillons sanguinolents dans la joue. Zoldrak lui attrapa la main avant qu'elle ne puisse le frapper de nouveau et l'attira contre lui. Son coude vint serrer sa gorge. Indrala se débattit, folle de rage, jusqu'à ce que son pied trouve le chemin vers ses parties intimes. Zoldrak se ratatina sur lui-même et recula. Il fut contraint de la lâcher lorsqu'elle lui infligea un coup de genou dans l'estomac.

Libre, Indrala mit de l'écart entre elle et son agresseur, essoufflée. Elle frotta son poignet pour apaiser la douleur. Une démarcation violette commençait à y apparaître. Son supérieur hiérarchique, furieux, tenta de s'approcher de nouveau, le corps se couvrant d'écailles. Elle s'apprêtait à en faire de même lorsqu'une barrière magique verte se dressa entre eux. Les deux dragons se figèrent et se tournèrent vers l'intruse qui venait de faire irruption dans le palais.

Une jeune femme aux cheveux ébènes, légèrement plus petite qu'Indrala, se tenait à deux pas d'eux. Ses yeux luisaient du même vert puissant qui teintait les écailles de son visage.

— Vous voulez vraiment dormir en cellule ce soir ? demanda Idris sur un ton dramatique. Les combats sont interdits dans l'enceinte du palais, vous devriez le savoir depuis le temps. Je dois vraiment tout faire ici.

— Et où est-ce que tu étais, toi ? rugit Zoldrak. Je t'ai cherché partout en ville ! Tu devais rester dans le quartier et nettoyer ! Les seuls ordres que je t'ai donnés si je me souviens bien.

— C'est le thème récurrent aujourd'hui, se moqua Indrala. Est-ce qu'il y a d'autres dragonnes qui te fuient ? Peut-être que tu devrais te poser des questions.

— La ferme, la fouine !

Idris peina à retenir le début de sourire qui naissait sur son visage. Elle se contenta d'hausser les épaules d'un air pataud.

— Je me suis perdue ?

Le dragon grogna, agacé. Il pinça l'arrête de son nez et prit une grande inspiration pour se calmer.

— Tu as de la chance que j'ai d'autres choses à faire. Nous en discuterons demain. Pars maintenant, tu n'es pas autorisée à venir ici.

— À vos ordres, chef !

Elle effectua une parodie de salut militaire et tourna les talons, trop heureuse de s'en tirer avec une menace teintée d'amertume. Indrala lui offrit un demi-sourire. Elle ne savait pas comme elle réussissait toujours à se sortir des pires situations. Un talent caché, sans doute.

Zoldrak calmé, elle décida de monter les marches vers le premier étage du palais. Le dragon la suivit en silence. Elle pouvait sentir son regard courroucé sur son dos, mais se fit un plaisir de ne lui accorder aucune attention supplémentaire. Ils étaient attendus, et elle avait une mission à remplir qui exigeait que l'on la prenne au sérieux. Elle n'avait plus de temps pour les enfantillages.

Le sort de son espèce reposait entre ses griffes.

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