Chapitre 3 : Sous la protection des Kotowari


Suis ma voix,


Reviens moi,

Chère enfant du soleil

Près de l'eau,

Entends l'écho,

Des souvenirs s'éveillent.


Les yeux résolument fermés, j'avais senti deux voix se superposer dans mon esprit. L'une d'elle m'appelant avec bienveillance dans sa lumière, tandis que l'autre sombre et remplie d'une colère indescriptible me poussait à céder face à la peur. Perdue entre ces murmures violents et cette douce mélodie qui ne pourraient cohabiter longtemps, une main me tirant en arrière me fit rouvrir les yeux, et un silence accabla les alentours pendant quelques secondes. Puis, j'avais senti un bras entourer ma taille, me maintenant debout avec une certaine force.

À cet instant précis, la seule chose que j'étais en mesure de faire était de reprendre mon souffle. J'avais bien essayé de me dégager, mais il était visiblement inutile de lutter. Et la foule meubla le silence de murmures incompréhensibles, les visages semblaient agités, étonnamment bien plus surpris que lorsque l'on m'avait secouée comme un pêcher. Ma colère fut ravivée par cette pensée avant que je ne me décide à jeter un œil à celui qui faisait l'objet de tous ces murmures. Affublé d'un uniforme majoritairement noir, quelques pans de tissu rappelaient la couleur de ses cheveux d'un rouge éclatant. Il portait également de fines lunettes rectangulaires qui cachaient difficilement les cernes qui entourant ses yeux d'un rouge rubis assez... hypnotisant. Lorsqu'on mon regard croisa le sien, il relâcha légèrement son étreinte, sans un mot à mon attention, et se tourna vers la foule.

- Écoutez-moi, peuple de Tenguu. À partir d'aujourd'hui, Olympia du clan des Blancs est sous la protection des Kotowari. Ceux qui essaient de lui faire du mal seront sévèrement punis. Vous voilà prévenus.

Les murmures ne firent que s'intensifier alors que mille et une questions fusaient dans ma tête. De quoi parlait-il ? Les Kotowari ? Que pouvaient-ils bien vouloir de moi pour décider d'assurer ma protection ? Alors qu'une autre question naissait dans mon esprit, il me libéra définitivement et, après s'être assuré que je tenais debout, se posta devant moi.

- Je vais vous demander de me suivre, Lady Olympia. Ne vous en faites pas, Lord Douma a déjà été prévenu de cette entrevue. assura-t-il en dégageant le passage vers la calèche qui devait initialement me laisser retourner au manoir.

Après m'être retenue de rétorquer que Douma était le cadet de mes soucis, j'avais fixé un instant l'homme en face de moi. Son expression ne laissait absolument rien transparaître, et quelque chose me disait que c'était une habitude chez lui. Peut-être était-ce simplement cette paire de lunettes qui lui donnait un air autrement sérieux... Après avoir débattu intérieurement de cette question, j'avais compris que cela ne servirait sûrement à rien d'essayer de trouver une quelconque excuse pour échapper à cette discussion. Après tout, les Kotowari avaient presque autant d'influence que les militaires de cette île. J'avais laissé sa main m'escorter, m'aidant à monter à l'intérieur de la calèche plus par galanterie que par nécessité, et une fois tous deux assis, la calèche s'était mise à avancer. De longues minutes passèrent sans que l'on ne puisse entendre autre chose que les claquements des sabots sur les ruelles pavées, et j'avais beau avoir essayé plusieurs fois d'ouvrir la bouche pour demander des explications au sujet de cette irruption soudaine, aucun son n'avait osé quitter mes lèvres. Le silence s'était éternisé jusqu'à ce que la calèche s'arrête, et que le cocher nous prévienne de notre arrivée devant le bâtiment des Kotowari.

N'ayant pas attendu que l'on m'ouvre la porte pour sortir, je m'étais vite retrouvée face à un bâtiment que je n'avais jamais vu. Après avoir admiré la façade moins austère que je ne l'aurais imaginée, j'avais été conduite à l'intérieur jusqu'à une pièce tout au bout d'un long couloir.

- Du thé ? demanda l'homme aux cheveux rouges en se tournant vers un bureau envahi par de nombreuses piles de dossiers.

- Non... Merci... répliquais-je sans le quitter des yeux.

- Je vous prie de m'excuser de vous avoir conduit ici sans même me présenter. Je suis le directeur des Kotowari, mais vous pouvez m'appeler Akaza.

Malgré ma curiosité face à tous les trésors d'une autre civilisation fièrement exposés dans une vitrine dans le coin de la pièce, et la vue de tous ces dossiers qui menaçaient d'engloutir mon interlocuteur, je n'avais pas réellement envie de repousser indéfiniment la question qui me paraissait inévitable. Les conversations n'avaient jamais été mon fort jusqu'à présent, et je doutais que celle-ci me réussisse plus que d'ordinaire.

- J'imagine que vous ne m'avez pas fait venir jusqu'ici pour boire le thé. J'aimerais autant savoir dès maintenant la raison de ma présence. dis-je en tentant de maîtriser ma nervosité.

Après avoir remis en place ses lunettes sur le bout de son nez, il soupira avant de m'inviter à m'asseoir d'un geste de la main. Les bras croisés sur ma poitrine, je m'étais assise sans le quitter du regard.

- Connaissez-vous le rôle des Kotowari sur cette île ? demanda-t-il en réajustant le col de son uniforme.

- Je sais que c'est l'institution chargée des registres de la population et de la conservation du patrimoine de l'île comme de toutes les reliques d'autres civilisations qui échouent sur les plages de Tenguu.

- Nous avons bien d'autres missions, mais ce sont là les principales, en effet. À ce titre, en tant que directeur des Kotowari, j'ai accès aux informations qui concernent chaque personne de cette île.

Il marqua une courte pause, laissant le silence s'engouffrer une nouvelle fois entre nous. Ces semblants d'hésitations n'avaient absolument rien de rassurant, mais malgré tout, je m'efforçait de ne rien laisser paraître de mon impatience.

- Oh, j'ai failli oublier. Joyeux anniversaire. J'aurais dû commencer par cela.

Cette simple mention me fit me redresser avec le rouge aux joues, mais la couleur s'estompa presque aussitôt en voyant le visage stoïque d'Akaza. Le directeur des Kotowari me regardait le plus sérieusement du monde, comme si cette simple phrase qui avait tant d'importance à mes yeux n'était rien de plus qu'une simple formalité. Comme si tout ce qu'il laissait s'échapper n'était qu'une question de convenances. Pendant plus de dix ans, j'avais été persuadée que Douma était quelqu'un d'insensible, parmi tant d'autres défauts sur sa liste.

Mais contrairement à l'homme en face de moi, je savais avec certitude qu'au moins, Douma était capable de montrer des émotions. Que ce soit de la satisfaction lors de ses élans de sadisme, ou lorsqu'il me regardait avec dédain, son visage froid habituel laissait place à une facette bien plus redoutable. Pas que ce soit un réel compliment...

Celui qui repoussait machinalement ses lunettes sans me quitter des yeux n'avait pas l'air différent d'un robot, ou plutôt, d'un homme qui portait volontairement un masque de fer. Assurément, lui aussi me semblait froid, inatteignable et dénué de sentiments, mais à une toute autre échelle. Je n'avais pas la moindre idée d'où il venait en venir, mais plus les secondes défilaient, plus j'avais le pressentiment que ce qui allait suivre risquait de ne pas me plaire. Après ce qui sembla une éternité, il finit par reprendre la parole sans laisser son expression vaciller ne serait-ce que l'espace d'un instant.

- C'est aussi à nous qu'incombe la lourde responsabilité d'écrire l'histoire de Tenguu et de son peuple. Depuis sa création, nous relatons chaque évènement dans des registres de plus ou moins grande importance. Et par-dessus tout, nous devons nous assurer la descendance de chaque clan.

C'est avec ces mots que les pièces du puzzle commencèrent à s'assembler dans mon esprit, une à une. Jusqu'à ce que finalement, il se décide à ajouter la pièce manquante qui me coupa le souffle.

- En tant que dernière descendante des femmes de Tennyo, il est de notre devoir de prendre toutes les dispositions nécessaires pour assurer votre lignée. En accord avec Lord Douma et les autres chefs de l'île, nous avons décidé de vous laisser une année pour choisir celui que vous voulez épouser.

Je sentais mon cœur s'emballer et ma mâchoire se serrer tandis que tout mon corps se raidissait peu à peu. Et en un instant, cette image de poupée immaculée que je m'efforçais de conserver depuis toutes ces années se brisa en mille morceaux, comme un miroir que l'on aurait laissé s'écraser au sol. Quand enfin, j'eus le courage d'affronter à nouveau ce visage froid, dénué de la moindre trace d'émotion, je sus avec certitude qu'il l'avait remarqué. Il était trop tard pour ramasser les morceaux et faire comme si cette discussion ne m'avait pas atteinte, mais il m'était impossible de rester sans rien dire.

- Je sais que les lois de cette île imposent à toutes les femmes de classe nobles de se marier une fois qu'elles ont atteint l'âge de dix-huit ans, mais je ne suis pas originaire de cette île, et-

- Vous êtes la dernière à entretenir ce lien spécial avec la déesse, s'il venait à vous arriver malheur, que croyez-vous qu'il adviendrait de notre monde ? m'interrompit-il d'une voix tranchante.

Chaque mot ajoutait un poids indescriptible sur mes épaules, et ravivait une douleur dans mon cœur. La simple évocation de ce scénario catastrophique suffisait à me replonger dans cette nuit terrible qui m'avait séparée de ma famille. Qu'arriverait-il si je ne pouvais plus porter de prières, si le soleil venait à faiblir et disparaître ? Les inventions des seigneurs de ce monde avaient su maintenir ce lien si précieux pendant quelques années alors que j'étais bien trop jeune pour imiter le rituel de mes ancêtres, mais à quel prix... Même aujourd'hui, malgré mes prières les plus sincères, la lueur du soleil pouvait vaciller d'un instant à l'autre et plonger tout un peuple dans un profond désespoir. Après avoir repris un semblant de calme et de sang-froid, j'avais compris que malgré tous mes efforts, je pourrais protester autant que je le voudrais, l'issue serait certainement la même. Je n'avais pas d'autre choix que d'accepter cet accord. Dans un faible élan de bravoure, j'avais refoulé les larmes qui menaçaient de couler le long de mes joues et repris la parole.

- Qu'arrivera-t-il si je n'y arrive pas ? demandais-je simplement, me contentant du strict minimum même si tout un tas de questions jaillissaient dans mon esprit.

- Je prendrais cette responsabilité.

Son visage était si froid que cela en devenait insupportable, comment pouvait-il parler de mariage comme s'il parlait d'une affaire d'état ? Cela redonnait de la vigueur à la colère qui avait été étouffée par son sauvetage inopiné une heure plus tôt. Sentant cette menace grandir à chaque seconde, je m'étais relevée, ancrant mes deux pieds dans le sol avec autant d'assurance que possible, bien déterminée à ne pas montrer le moindre signe de faiblesse.

- Hors de question que j'épouse un homme comme vous ! J'ai un an et je compte bien tout faire pour qu'on ne choisisse pas à ma place ! m'exclamais-je en sortant du bureau précipitamment.

J'étais sortie en trombe du bâtiment, soupirant de soulagement en sentant la chaleur du soleil caresser de nouveau ma peau. Cette journée si spéciale, l'anniversaire de mes dix-huit ans, s'était avérée bien différente de ce que j'avais espéré. Tout en marchant pour rejoindre les rues pavées du district rouge, mes pieds cognèrent quelques cailloux qui se trouvaient sur ma route. Il était vrai que c'était naïf de croire que cet anniversaire serait aussi merveilleux que les histoires que ma mère me racontait lorsque j'étais enfant. Mais jamais, au grand jamais, je n'aurais pu m'imaginer cela. Depuis quelques années, on n'avait cessé de souligner l'importance de mon rôle, et je savais très bien que je me devais de perpétuer l'héritage de mes ancêtres, pour ma mère et toutes les femmes qui avaient péri lors de cette nuit tragique. Alors il était évident que tôt ou tard, je devrais trouver un mari et porter ses enfants. Mais qu'on m'oblige à se marier dans l'année, sous peine de devoir épouser cet homme froid, distant et insensible du nom d'Akaza, cela me mettait hors de moi.

Mon esprit s'amusait à répéter en boucle la même phrase : "Je prendrais cette responsabilité". Rien que d'entendre à nouveau résonner ses derniers mots suffisaient à me faire fulminer un peu plus. Avant même que je ne m'en rende compte, je me retrouvais sur la plage si chère à mon cœur, le seul endroit où je me sentais libre. En deux en trois mouvements, j'avais retiré mes chaussures pour tremper mes pieds dans l'eau. Et comme par miracle, la flamme de colère s'éteignit au contact du sable doux et au bruit des vagues qui venaient chatouiller mes jambes.

Pas à pas, je remontais la plage, marchant doucement à la recherche d'objets qui auraient pu dériver jusqu'ici. C'était l'une des seules choses que j'avais aimé découvrir sur cette île, ces merveilleux trésors venus d'un autre monde, d'une autre île inexplorée, de quelqu'un au loin, et que la mer avait invité à faire un long voyage. Cette fois, les vagues n'avaient amené vers moi qu'une poignée de jolis coquillages, mais cela avait suffi à égayer un peu cette journée spéciale.

Chacun d'eux avait une forme et des couleurs bien particulières, les rendant tout aussi singuliers que tout ceux qui constituaient déjà ma collection. Un par un, je les avais plongés dans l'écume, retirant la légère couche de sable qui les avait enveloppés. Puis, tout naturellement, j'avais levé les yeux vers ma terre natale, si proche et pourtant si lointaine. Les vagues pouvaient être assez douces pour amener ici de jolis objets, et suffisamment cruelles pour m'éloigner de mon île, déchaînant les courants autour de cette terre bénie de la déesse. Plus d'une fois, j'avais écouté ces récits parlant de la férocité des tourbillons entourant l'île de Tennyo, tirant quiconque vers les entrailles de la mer. On m'avait souvent dit que c'était la volonté de la déesse d'empêcher ceux qui en sont indignes de poser les pieds sur la terre blanche, et de punir ceux qui oseraient tenter l'aventure.

Bien entendu, j'avais essayé plus d'une fois de nager jusqu'à là-bas, j'avais même parfois le désir égoïste de rejoindre ma mère et ses sœurs pour ne plus avoir à être seule, mais on m'en avait toujours empêché. Il m'en avait toujours empêché.

Et petit à petit, je n'avais plus essayé de fuir. J'avais simplement prié qu'un jour, quand je serais prête, la déesse m'enverrait un signe, qu'elle me guiderait vers le bon chemin à suivre. J'étais persuadée qu'à cet instant, je saurais ce que j'avais à faire, et que cela m'aiderait à trouver ma place. Alors même si aujourd'hui, j'avais rencontré un homme des Kotowari, même si celui-ci m'avait donné l'ordre de me marier avant mes dix-neuf ans, je savais que c'était sûrement ça, le signe que j'attendais.

Un léger sourire se forma sur mes lèvres tandis que je sentais grandir une détermination insoupçonnée au fin fond de mon cœur. Et face à l'immense étendue d'eau qui me séparait de l'île que je chérissais de tout mon être, j'avais renouvelé une promesse que j'avais faite, il y a bien longtemps. Peu importe si je devais remuer ciel et terre, je donnerais tout ce que j'ai pour trouver le bonheur auprès de mon âme sœur. 

Note de l'auteur : Hello ! Sincèrement désolée de ne pas avoir pu écrire la suite plus tôt, ces dernières semaines ont été assez mouvementées... ^^'
J'espère que ce chapitre vous aura plu ! Et à bientôt pour la suite ! 💜

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