Chapitre 5

Les journées se ressemblaient. Chemin avec Lalie, cours, récrée avec Lalie, cours, repas avec Lalie, cours, récrée avec Lalie, encore cours, et chemin avec Lalie.

Fly habitait maintenant Hydran depuis quelques semaines, et il commençait à bien connaître Miss Lalie, lui semblait-il. De temps à autres, le soir, elle les emmenait au centre-ville, lui et Laura. Elle oubliait beaucoup de choses et avait des difficultés scolaires, mais elle connaissait les dédales de pontons de la cité sur l'eau par cœur, et faisait un excellent guide.

Le jeune homme commençait lui-même à se repérer un peu, notamment pour le chemin de chez lui à l'école. A force de le faire tous les jours, il se familiarisait avec certains détails, certaines habitations colorées, certains virages inattendus, et apercevait l'espoir d'un jour pouvoir faire seul ce chemin harassant.

Il avait tenté, à l'école, de faire un peu connaissance avec d'autres élèves de la classe, notamment lors des travaux de groupe, mais il restait en général aussi muet qu'un nuage un jour de beau temps. Il avait à plusieurs reprises essayé de prendre part à une conversation, en réagissant l'air de rien à quelque chose qui avait été dit, une question à laquelle il avait la réponse par exemple, mais les autres le coupaient et continuaient de parler comme s'ils ne l'entendaient pas.

Pourtant, il sentait bien que les autres le voyaient, lorsqu'ils lui lançaient un regard appuyé, qui semblait mauvais et dégoûté en s'appuyant également sur Miss Lalie qui ne le remarquait pas.

Même le garçon qui l'avait violemment mis en garde lors de sa première semaine ne lui adressait pas la parole, et le regardait l'air de dire « je t'avais prévenu ».

Fly n'en revenait pas qu'on puisse ainsi l'ignorer juste parce qu'il était ami avec une fille mentalement diminuée. N'avaient-ils pas de tolérance pour la rejeter ainsi ? Et pire, aller jusqu'à rejeter ceux qui s'aventuraient dans les labyrinthes colorés de son amitié... Lalie n'était pas quelqu'un de méchant, et ne méritait pas un tel traitement. Elle n'avait pas choisi sa condition, et ne procurait même pas une mauvaise compagnie.

Et bien tant pis pour eux. Fly préférait être seul qu'avec des gens égoïstes et méchants.

-Fly est triste ?

La voix aiguë de Miss Lalie venait le tirer de ses pensées. Il regardait en effet son cahier les points serrés et les sourcils froncés.

Le jeune homme se mit à rire, et Miss Lalie sourit de plus belle.

-Ça va, rit-il, j'étais perdu dans mes pensées !

-Tu as trouvé le chemin, alors ! répondit son amie contre toute attente.

-Euh... oui ! sourit Fly, dérangé. Tu es une très bonne guide ! sourit-il.

Miss Lalie étira sa bouche jusqu'à ses oreilles en un grand sourire découvrant ses dents blanches en guise de remerciement.

En sortant des cours, la jeune fille s'éloigna rapidement de l'école, son sourire toujours aux lèvres, sans même penser à dire au revoir à Fly. Ce dernier s'en trouva un peu étonné, lui qu'elle assaillait toujours de sa bonne humeur explosive ! Il tenta de la rattraper, mais elle allait vite, et avait déjà pris de l'avance. Fly se mit donc à courir, les pontons de bois s'ébranlant sous ses pas. Il cria même son nom mais la jeune fille ne l'écoutait pas, ce qui le surprit à peine.

Ce n'est qu'une fois qu'il l'eut rattrapée qu'elle daigna lui montrer un minimum d'attention.

— Tu vas où ? lui demanda-t-il alors.

— Ah, Miss Lalie avait oublié Fly, répondit la jeune fille de manière évasive.

« Pas étonnant » pensa le jeune homme.

— Miss Lalie va voir le vieux Kan. Fly veut venir ? reprit l'intéressée.

Fly hésita un instant, il ne connaissait pas ce vieil homme, et se sentirait peut-être mal de débarquer comme ça. En même temps, il était une figure importante de la vie de son amie, et s'il était habitué à voir la jeune fille, il ne serait pas étonné qu'elle amène un ami sans prévenir.

— Je veux bien, oui, répondit-il finalement. Ça me ferait plaisir de rencontrer ton ami.

Miss Lalie répondit comme à son habitude d'un simple hochement de tête agrémenté d'un immense sourire, et les deux camarades se mirent en marche sur les pontons grinçants.

Au bout d'un temps qui semblait interminable au jeune homme, le duo commença enfin à ralentir le pas. Fly regarda autour de lui, les habitations étaient frêles et les pontons, plus petits et sinueux que dans la zone où il habitait.

— On doit plus être très loin de l'océan, non ? demanda le jeune homme en contemplant toujours le paysage d'un air hagard.

— L'océan est encore un peu plus loin mais le vieux Kan habite très proche du bord de la ville, répondit-elle en se dirigeant vers une petite cabane oblique dont certaines planches bleuâtres semblaient sur le point de se détacher.

Elle toqua joyeusement à la porte en bois qui n'embrassait pas totalement l'embrasure, et, sans attendre qu'on l'enjoigne à rentrer, elle la poussa et fit un pas à l'intérieur.

— Bonjour ! clama-t-elle dans l'obscurité, son grand sourire toujours aux lèvres.

Fly se demanda quelque seconde s'il y avait bien quelqu'un à l'intérieur, l'endroit semblait désert. Mais une voix grave et éraillée répondit bientôt :

— Ah, te voilà, Lalie. Bonjour à toi.

Un vieil homme se montra, ombre un peu plus noire que l'ombre de la cabane. Puis, il s'avança à la lumière faiblarde d'une fenêtre, et son regard dévia de Miss Lalie à Fly au travers de ses lunettes rectangulaires abîmées.

— Ah, Lalie, fit-il alors, je vois que tu as amené un ami !

— Oui, répondit l'intéressée, Fly est venu avec Miss Lalie.

— C'est un camarade de classe ? demanda le vieux Kan en époussetant les courts cheveux hirsutes que surmontaient son crâne chauve.

Fly acquiesça légèrement, toujours intimidé par tant d'inconnu, tandis qu'un sourire s'étendait tendrement sur les lèves du vieil homme.

— Je suis content de voir que tu te fais des amis, et que tu n'es plus toute seule, déclara-t-il.

Fly sourit alors à son tour. Le vieux Kan avait des allures de père dans son comportement avec Lalie. Elle qui était seule et délaissée semblait trouver en lui un soutien important.

— Asseyez-vous, je vous prie, les enjoignit leur hôte en désignant une table et des chaises plongés dans l'obscurité. Je vais ouvrir les fenêtres pour vous offrir un peu de lumière.

Fly et Miss Lalie s'exécutèrent, tandis que la lumière de l'extérieur marin se déversait dans la petite cabane. Elle semblait poussiéreuse et en désordre, en plus d'être délabrée. Les couleurs étaient sobres, et la cabane entière semblait peinte d'un seul coup de pinceau.

Voyant que Fly détaillait son habitation des yeux, le vieil homme plaça sous lui ses fins yeux, qui ne devinrent guère plus que des fentes lorsqu'il se mit à sourire.

— Ma maison n'est pas très grande, ni très belle, mais elle m'abrite du vent, de l'eau, et des regards indiscrets, affirma-t-il sur un ton bienveillant.

Le jeune homme, gêné, reporta son attention sur ses mains qui s'entrecroisaient frénétiquement sur la table.

Le vieil homme prit alors une chaise et vint s'asseoir entre ses deux invités.

— Alors, comment vas-tu, commença-t-il en se tournant vers Miss Lalie.

— Miss Lalie va bien, le Soleil fait toujours pousser les fleurs dans la serre et Miss Lalie pourra bientôt aller les voir. Et Miss Lalie a un ami maintenant.

Elle se tourna, tout sourire, vers Fly, qui se trouva à nouveau gêné du regard fin du vieil homme.

Comme plus personne ne disait mot, le jeune homme se sentit comme obligé d'étayer cette affirmation.

— Euh... oui, continua-t-il donc, Lalie est ma tutrice pour l'école, le temps que je m'y habitue. Elle vient me chercher le matin chez moi et me guide, je ne sais pas ce que je ferais sans elle ! Elle nous a aussi fait visiter la ville, à moi et à ma tutrice... euh... enfin... ma responsable légale, Laura.

— Je suis fier de toi, Lalie, répondit alors le vieil homme sur un ton posé, après quelques instants de silence. Je vois que ta longue expérience d'Hydran t'a bien instruite. Et toi, continua-t-il en se tournant vers Fly, je suis content de voir que Lalie c'est faite un ami qui a l'air aussi gentil et bienveillant que toi.

Il lui adressa un de ses sourires calmes qui faisaient ressortir les multiples rides de son visage et plissaient ses yeux.

— Alors, continua le vieil homme sur un ton paternel, où ma chère Lalie vous a-t-elle emmenés ?

Fly hésita un instant, devait-il le dire ou était-ce à Lalie de le faire ? Voyant que la jeune fille le regardait sans bouger dans son sourire habituel, il se décida à parler.

— Lalie nous a emmenés au centre d'Hydran, narra-t-il. On est allés dans un grand immeuble, on est allés tout en haut, pour voir le paysage, et tout en bas, pour voir les poissons...

Il fit une pause, savourant la beauté de ses souvenirs.

— Aussi, continua-t-il en s'en souvenant, elle nous a emmenés à la limite de la ville... sur le ponton le plus éloigné du centre, pour voir la grandeur de l'océan...

— Très bon choix, approuva le vieil homme en hochant la tête. La superbe attraction d'Hydran, et la liberté de l'océan, c'est très bien, Lalie.

— Merci ! s'exclama l'intéressée dans un grand sourire. Miss Lalie aime le vent de l'océan sans la présence des gens.

— Je suis sûr que tu sauras bien t'occuper de ton ami, la félicita leur hôte, et si je peux te suggérer une idée de sortie, tu pourrais l'emmener voir la serre. Il n'y est jamais allé, je me trompe ?

Fly n'y avait même pas pensé, mais il n'avait aucune idée de l'endroit où se trouvait cette serre, ni ce à quoi elle pouvait bien ressembler.

— Non en effet je ne l'ai jamais vue... mais j'ai déjà entendu Lalie m'en parler !

— Oui ! sourit à nouveau la jeune fille. Miss Lalie va montrer la serre à Fly. Il y a plein de fleurs et d'arbres, c'est très beau !

— La serre est tout de même assez loin, précisa le vieux Kan. Elle n'est pas dans la périphérie Nord-Est, et vous devrez marcher un peu.

— Miss Lalie ne va pas souvent à la serre, parce que la serre est très loin, mais la serre est très jolie et Miss Lalie adore y aller ! Fly sera très content !

Le jeune homme n'en doutait pas. S'il n'y allaient pas tous les jours, la distance ne devrait pas être un problème.

— Tiens... commença pensivement Fly. Je n'y avais pas particulièrement pensé avant, mais il n'y a pas de moyen de locomotion, à Hydran ?

Le vieil homme étira son sourire de grand-père sage et chaleureux, puis lui répondit du même ton posé que précédemment :

— Non en effet. On peut utiliser des barques, mais ce n'est presque que pour aller pêcher, tous les pontons empêcheraient un bateau de circuler. On ne peut pas non plus avoir de véhicules, les pontons sont bien souvent trop fins et trop fragiles. Et des animaux terrestres comme des chevaux ne se plairaient pas à Hydran, ils ne sont pas faits pour vivre au dessus de l'eau, il n'y a presque pas d'herbe ici pour eux.

Fly hocha la tête en silence. Les trajets devaient être longs pour les habitants de la cité sur l'eau, s'il devait un jour se rendre à l'autre bout de la ville, il y en aurait sûrement pour plusieurs heures de marche.

— Il y a peut-être quelques animaux ou véhicules au centre-ville, continua le vieillard. Là-bas, il y a des îlots de terre qui entourent les immeubles. Tu y es déjà allé, tu les as vus. L'immeuble central, le plus grand, a un îlot très grand, il est sûrement possible d'y faire vivre des animaux terrestres, pour peu qu'on s'en occupe.

— Et est-il possible de faire le tour de la ville en bateau, pour aller plus vite qu'à pieds ? demanda à nouveau le jeune homme. Enfin pardon, je vous pose beaucoup de questions...

Le vieil homme sourit à nouveau.

— Ne t'inquiète pas, répondit-il, je suis heureux de répondre à tes questions, et je ne pense pas que Lalie n'en soit gênée non plus.

— Miss Lalie n'a pas peur des questions ! répondit-elle en souriant de plus belle.

— Pour répondre à ta question, il t'es sûrement possible de contourner la ville en barque, mais cela ne t'économisera pas beaucoup de temps, la ville est immense, le bateau mettra plus de temps à la contourner que toi à la traverser en prenant le chemin le plus court. Il est de plus peu probable que tu aies besoin de te rendre en bordure d'océan, peu de gens y vivent, peu de choses s'y passent.

— Il n'y a que des barques à Hydran ? demanda à nouveau le jeune homme.

— Les bateaux rapides d'une quelconque façon créeraient trop de remous, qui fragiliseraient les structures de bois qui soutiennent notre ville.

— Ah oui je comprends, la sécurité de la ville est plus importante que la rapidité...

— Exactement.

Fly hésita quelques secondes, avant de demander d'un ton presque gêné :

— Est-ce que... je peux vous poser d'autres questions ?

Le vieil homme étira encore une fois son sourire de bienveillance.

La lumière qui perçait par les fenêtres de la cabanes commençait à faiblir quand Fly et le vieux Kan cessèrent leur échange.

— Il va être temps que vous rentriez chez vous, annonça alors le vieil homme. Revenez me voir la semaine prochaine, ou avant, si vous en ressentez le besoin.

Fly comprenait à présent que Lalie aime ce vieillard, il était gentil et sage, toujours tolérant et jamais violent dans ses propos.

— Avec plaisir, répondit-il alors, faisant comprendre à leur hôte que son accueil l'avait séduit.

Celui-ci lui renvoya un sourire plein de tendresse, témoignant qu'il avait compris le message, et qu'il aimait lui aussi leur compagnie.

Fly et Miss Lalie quittèrent donc la petite cabane bleue et se hâtèrent de retourner chez Fly, où celui-ci pourrait dormir. Il était épuisé, comme à chaque fois que Miss Lalie l'emmenait quelque part.


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