Chapitre 33

Fly se sentait minuscule. Face à l'Arbre titanesque, il n'était qu'une fourmi. Le seigneur de Toritoshi était visible jusqu'aux bordures, mais on ne réalisait pas vraiment sa démesure avant de s'en approcher. Fly avait toujours des frissons à ce moment-là.

Ils volaient en zone trois, et pourtant Fly avait l'impression d'être au ras du sol en levant les yeux vers la cime du titan. Il ne pouvait jeter que de rapides coups d'œil derrière, mais cela lui suffisait à clairement imaginer dans sa tête une Lalie ébahie, ses deux couettes au vent et ses yeux grands ouverts envolés au-delà des oiseaux.

La vue était d'autant plus impressionnante qu'ils se rapprochaient de l'Arbre. Ils fonçaient droit sur son pelage vert qui avait d'ici l'air aussi doux que la fourrure d'un chat, ou le plumage d'un oiseau. Fly passa sa main dans les plumes de son destrier. Cette sensation venait déverser sa douceur dans son cœur, l'entourer dans son cocon réconfortant.

Fly jeta un regard à Augustin. Son oiseau, qui avait d'abord été devant eux, avait peu à peu ralenti pour se retrouver à son niveau. La circulation n'était pas si élevée alors ils pouvaient se le permettre. Ils pouvaient difficilement parler, le rapprochement des deux oiseaux étaient limité par l'envergure de leurs ailes, mais ils pouvaient se regarder. Échanger un regard et sourire. Ingrid, qui était jusque-là assez concentrée, tourna la tête vers Fly et surprit son visage apaisé et heureux. Elle jeta un coup d'œil à Augustin et sourit elle aussi de les voir ainsi.

Au fur et à mesure qu'on se rapprochait de l'Arbre, il y avait plus de bruit. Prabe était un quartier plutôt peuplé et vivant, les institutions les plus importantes de Toritoshi s'y trouvaient. L'Arbre était également un énorme refuge pour les oiseaux, qui volaient en masse tout autour. S'en approcher trop près était interdit, ça n'était pas un lieu pour les humains. Ça ne passait de toute manière pas par l'esprit du commun des mortel de se joindre à cette foule dense de volatils.

L'Arbre se rapprochait, si lentement que le changement n'étais pas perceptible, mais lorsqu'on détournait l'attention quelques minutes, on était étonné de voir le relief des feuilles plus distinctement qu'auparavant, et l'horizon disparaître derrière cette montagne végétale. Le Seigneur de la ville semblait toujours assez près pour les avaler à chaque instant. Heureusement, il ne montrait aucun croc.

Augustin fit un signe. Fly acquiesça, puis les deux oiseaux descendirent à l'unisson pour se poser sur une place presque déserte assez grande pour deux.

— Ça fait un moment que je n'étais pas venu aussi près ! s'étonna Augustin.

— Et moi donc ! répondit Fly, euphorique.

— On a beau avoir toujours vécu ici, continua l'aîné, l'Arbre ne perd pas de son élégance et de sa démesure !

— Je pourrai t'emmener ici plus souvent, si tu veux, sourit Ingrid en passant ses bras autour de la taille de son aimé.

— Avec plaisir, ma chère, répondit l'intéressé, d'un ton faussement hautain, en la gratifiant d'un baiser.

Ils faisaient plaisir à voir. Fly ne pouvait être plus heureux qu'en cet instant, entouré d'oiseaux, à contempler son ami de toujours, son frère, qui rayonnait d'amour aux côtés d'une personne qui lui faisait visiblement du bien.

— Fly est content ? demanda Lalie, en souriant.

— Oui !

Il ne pouvait retenir sa joie face à une telle question. Le visage de Lalie se fit le miroir du sien : un immense sourire et des plis partout autour des yeux qui exprimaient une certaine agitation interne noyée d'émotions positives.

— Si Fly est content, alors Miss Lalie aussi ! s'égaya-t-elle.

Sa présence à elle aussi lui faisait du bien. Il s'était concentré sur Augustin et sur sa mission, ces derniers jours, et il avait presque délaissé Lalie – qui était souvent silencieuse, dans les nuages. Mais elle avait l'air toujours aussi heureuse. Ça lui donnait envie de passer du temps avec elle. Ça tombait bien, c'était ce qui était prévu ! Une sortie avec son amie et son frère de cœur. Et Ingrid, il oubliait toujours Ingrid ! Pourtant il l'aimait bien aussi, elle n'avait juste aucune chance contre le génie des deux autres.

— Ça vous dit de marcher un peu dans le quartier ? proposa Ingrid. Prabe est réputé pour être un endroit magnifique avec plein de bâtiments anciens.

En temps normal, Fly aurait rechigné à marcher, mais il était si content que le seul fait d'être à leurs côtés le satisferait.

Miss Lalie avalait de ses yeux grand ouverts chaque pavé que les passants écrasaient sans considération, chaque statuette qui montait la garde au coin d'une maison, chaque parcelle des murs, des toits, des gens. Elle était calme, mais Fly savait à son grand sourire et son visage ouvert qu'elle pourrait d'un instant à l'autre s'élancer à toutes jambes pour aller épier un détail que n'importe quel local trouverait insignifiant.

— Tu aimes la ville ? demanda Fly.

— Oui ! s'exclama-t-elle. Tout est magnifique ! Miss Lalie adore les vieilles pierres !

Elle courut jusqu'à l'édifice le plus proche, comme Fly l'avait prévu, ce qui lui arracha un petit rire. C'était une petite fontaine, comme ils en avaient vu deux jours avant. Lalie caressa la pierre rugueuse de sa base. Tout à Hydran était en bois, à part les tours centrales qui étaient construites dans des matériaux bien moins rustres que cette vieille pierre. Ella n'avait pas réagi comme ça !

Fly perdit son sourire. Ella. Pourquoi ne pouvait-elle pas être aussi enjouée ? C'était comme si Lalie avait hérité de tout le bonheur dont leur corps pouvait disposer.

— Eh, venez-voir ! les héla Augustin.

Ingrid et lui avaient marché un peu en avant, main dans la main. Les groupes s'étaient naturellement formés. D'un côté, les deux adultes calmes, de l'autre... Lalie. Elle s'émerveillait de la rue comme il n'avait jamais vu qui que ce soit le faire, et bon nombre de passants jetaient un regard surpris vers elle. Mais elle n'avait que faire, elle ne le remarquait sûrement pas – ou peut-être qu'elle en avait l'habitude.

Lalie s'était déjà précipitée vers le couple, et Fly s'empressa de les rejoindre. Augustin trônait, l'air fier, devant un joli parterre de fleurs colorées. Lalie s'accroupit instantanément pour les observer de plus près et en caresser délicatement les pétales.

— Comme prévu, fit Augustin de son meilleur ton hautain, je nous ai conduis jusqu'aux plus belles fleurs de la ville.

Il ressemblait un peu à Clémence, à lever le menton avec un petit sourire satisfait. Sauf qu'il ne tarda pas à s'esclaffer, suivi par Ingrid et Fly.

— Merci ! s'exclama Lalie qui venait de se relever sous le nez d'Augustin. Les fleurs sont magnifiques ! Miss Lalie les adore !

Fly devait reconnaître que les personnes qui avaient agencé ces fleurs avaient fait du bon travail : elles décrivaient une palette variée de couleurs, dans un mélange de chaos et d'organisation ; et le tout avec des fleurs d'automne, ce qui était certainement plus ardu qu'au printemps.

— De rien, répondit Augustin alors que Lalie avait déjà disparu au sol. Je dois t'avouer que je n'avais aucune idée qu'on les trouverait ici. Mais en les voyant j'ai su qu'elles te plairaient.

— Oui elles sont parfaites ! se réjouit Lalie sans interrompre sa contemplation. Oh il y a même des lécithes ! C'est la fleur préférée de Maman...

Fly manqua un battement, son sourire disparut. Il avait déjà vécu cette situation. Lalie était figée, comme la dernière fois. Elle regardait dans le vide, les bras comme mis en pause en pleine action, avec un air triste qu'on ne lui connaissait pas.

Augustin et Ingrid se tournèrent vers lui. Il ne savait pas quoi dire, quoi faire. C'est à peine s'il osait respirer. Sa panique devait se lire dans son visage car les leurs se firent plus graves.

Ingrid s'approcha lentement de Lalie. Elle posa sa main sur son épaule, un sourire bienveillant aux lèvres.

— Lalie, est-ce que tout va bien ?

La jeune femme se retourna subitement et s'agrippa à Ingrid à la taille.

— Maman ! s'écria-t-elle en enfouissant la tête dans ses vêtements. Maman, j'ai cru que tu...

Elle releva le visage, puis s'écarta, effrayée.

— Je suis désolée, bafouilla-t-elle. Je... J'ai cru que...

Elle haletait, visiblement en proie à la panique. Aucun des trois autres ne savait comment réagir, aussi le silence s'installa pendant un instant sûrement très court, mais qui semblait durer d'infernales minutes. Enfin, si on pouvait parler de silence. Les cris indifférents des oiseaux résonnaient toujours, non loin, et les passants, intrigués, commençaient à se rassembler près d'eux.

— Ne restez pas là ! s'agaça Augustin. Il n'y a rien à voir !

Ingrid sourit doucement.

— Ne t'en fais pas, fit-elle de sa voix apaisante. Ça n'est pas grave. Est-ce que tu préfères qu'on rentre, ou qu'on s'asseye quelque part ?

Ella ferma les yeux – Fly était persuadé que c'était elle, et non Lalie, avec tant de peine et de peur sur le visage. Peut-être se trompait-il, il ne savait pas vraiment où se plaçait la limite dans ce genre de situation. Elle respirait lentement, pour se calmer. Fly en profita pour faire de même, son cœur battait lui aussi à mille à l'heure.

— Tout va bien, affirma-t-elle froidement. Continuons.

Elle se mit en marche dans la direction qu'ils empruntaient jusque là. Son visage était fermé. Elle enfermait de toute évidence toutes ses émotions, comme si sa cage thoracique était assez solide pour les contenir sans abîmer leur hôte.

Augustin et Ingrid la suivirent, ne sachant pas trop quoi faire d'autre. Ella marchait d'un pas vif. Fly, toujours immobile, avait pris du retard. Mais il ne pouvait pas se décider à la suivre. Pas sans rien dire, sans rien faire. Elle allait mal, et il ne savait pas quoi faire pour changer ça.

Augustin lui lançait des regards inquiets, ralentissant un peu. Au loin, Ella ne faiblissait pas. Elle ne se retournait pas, comme si elle était seule.

Fly rejoignit le couple.

— Ça va aller ? demanda Augustin à voix basse.

Est-ce que ça allait aller ? Fly se le demandait bien. Il osait croire au fond de lui que tout finissait toujours bien, mais en cet instant, l'espoir semblait tombé au fond d'un précipice. Une partie de son âme voulait seulement dire « non », abandonner, s'allonger par terre, et se réveiller d'un cauchemar. Mais il savait que c'était réel. Et si quelqu'un pouvait bien aider Ella, c'était lui.

— J'espère, murmura-t-il avant de s'élancer au pas de course.

Ella était si tendue qu'il n'osait pas vraiment la dépasser et se confronter à son visage. Il hésita un instant avant de marcher à sa hauteur.

— Ella, commença-t-il doucement.

Elle ne lui lança pas un seul regard. Ses yeux s'attachaient à l'horizon, inflexibles. Ses sourcils froncés, son souffle audible.

— Je suis là pour t'aider, si tu as besoin, continua Fly. Et sache que... tu as le droit d'être triste, et d'exprimer tes émotions, personne ne t'en voudra pour ça.

Elle ne disait rien. Fly ne savait pas comment se tirer de cette situation. Tout arranger en choisissant les bons mots avait l'air simple sur le papier. En pratique, c'était une autre affaire. Il se sentait si maladroit ; mais il espérait qu'il pouvait au moins un peu améliorer les choses.

— Tu sais que je ne t'en voudrai jamais d'être triste ou de prendre soin de toi, et Augustin et Ingrid non plus !

— Non.

Sa voix tranchait l'air comme une lame.

— Comment ça, « non » ?

— Je ne dirai rien, je ne changerai rien. Je préférerais que tout ça n'existe pas. Je suis forte.

— Bien sûr que tu es forte, mais tu n'as pas besoin de t'enfermer en toi pour l'être.

De nouveau du silence. Ella qui se murait. Peut-être qu'elle réfléchissait. Peut-être que si elle parlait, elle allait pleurer. Pleurait-elle, dans ce genre de situation ?

— En tout cas, continua-t-il, tu sais que je suis toujours là pour toi.

Il lui offrit son plus beau sourire. Il osait croire que cette positivité pourrait l'atteindre.

Ella baissa les yeux.

— Merci, murmura-t-elle sans force.

Elle ne disait plus rien, et Fly non plus, mais il se sentait plus apaisé. Ils marchaient côte à côte, sans échanger un bruit ou un regard, suivis d'un peu plus loin par Augustin et Ingrid. Fly espérait que sa présence pouvait avoir quelque chose de rassurant pour Ella, qu'elle se sentirait moins seule ou moins perdue.

Le Soleil brillait toujours, enveloppé de chaleureux nuages, et les vieilles pierres se succédaient toujours sans jamais perdre de leur charme. Les oiseaux passaient et les gens souriaient. Fly espérait que, derrière son mur de peine et de rage, Ella pouvait elle aussi profiter de ce spectacle qui avait tant ravi Lalie. Et qui le ravissait, lui aussi. Il observait la beauté du monde en souriant et en jetant de temps à autres des regards plein de joie à Ella, qui soupirait légèrement, signe qu'elle y était au moins un peu réceptive. Il avait envie d'être sa Lalie à elle, qui lui sourirait dans les moments de faiblesse.

Finalement, même s'il aurait préféré que ça se déclenche autrement, Fly était plutôt content qu'Ella ait pris le relai au milieu de la balade. Elle aussi avait le droit de profiter de la ville, et de la vie.

Il n'avait pas prévu ça, il avait plutôt imaginé qu'elle se manifesterait après leur retour, et que c'était à ce moment là qu'il pourrait lui raconter. Mais oui, lui raconter ce qu'il avait trouvé ! Il avait oublié ! Valait-il mieux lui en parler maintenant ou une fois à la maison ? Il lui jeta un bref coup d'œil. Elle regardait toujours le sol, le visage fermé. Peut-être seulement lui dire qu'il avait du nouveau lui redonnerait de l'espoir ?

— Ella, commença-t-il, assez enjoué, et pas trop fort pour ne pas qu'Augustin et Ingrid entendent. On pourra en parler plus en détails une fois rentrés, mais j'ai du nouveau !

Elle se tourna vers lui, il avait piqué sa curiosité !

— Du nouveau ? demanda-t-elle, étonnée. Sur Estelle Aurston ?

— Oui, répondit-il. J'ai laissé Lalie un moment pour continuer le tour des établissements qu'on avait commencé, et l'un d'eux avait vu Estelle Aurston ! Mais elle n'y est pas allée car c'était trop cher, il l'a alors redirigée vers le bord Sud et Mesplaine, ça réduit considérablement le nombre d'établissements à visiter !

Ella le fixait toujours, des yeux grands ouverts.

— C'est vrai ? bafouilla-t-elle.

— Bien sûr que c'est vrai, répondit Fly, amusé de l'effet que l'annonce avait eu sur elle.

— Alors tu as continué sans moi et tu as trouvé un indice ?! Ça fait combien d'établissements restants ?

— Quatre, je crois ! Ça ira assez vite du coup !

La surprise à laquelle Ella était suspendue se relâcha en un grand sourire. Un sourire émerveillé, digne de ceux de Lalie. Comment ne pas se sentir heureux dans ces circonstances ?

— Merci, Fly ! s'extasia-t-elle, le regard brillant comme deux étoiles de miel.

Rarement un merci semblait aussi coloré, joyeux, et vrai. Fly ne regrettait rien.

— On pourra vite les consulter, continua-t-elle, et...

Son sourire s'effaça.

— Et si elle n'y était pas ? Et si elle était partie, ou...

— Ne t'en fais pas, la coupa Fly. On va déjà s'occuper de ça, c'est assez probable qu'elle y soit. Si elle n'y est pas, on avisera à ce moment, d'accord ? Et rien ne sera perdu pour autant. Pour le moment, on a tout de même de grandes chances de la trouver bientôt !

Son sourire revint, un peu timide, mais sincère.

— Tu as raison, reprit-elle, calme. Merci pour tout ce que tu fais pour moi, Fly. Je n'en serais pas là sans toi.

Le Soleil ne rayonnait plus seulement à l'extérieur. Les vieilles pierres consolidaient son âme, et la sienne, il l'espérait. Les oiseaux passaient et les gens souriaient. Il faisait beau.

— De rien, répondit-il, heureux. Merci à toi pour ta confiance.

Augustin et Ingrid avaient accéléré le pas afin de les rejoindre, et le groupe fut bientôt réuni.

— Je vois que ça va mieux ! s'exclama Augustin, ravi de lire un sourire sur les lèvres d'Ella.

— Si quelque chose ne va pas, Lalie, n'hésite pas à nous le dire, précisa Ingrid. On peut faire une pause, ou te laisser seule un instant si besoin.

Loin d'être offensée par l'usage du mauvais prénom, Ella lui répondit d'abord par un grand sourire digne de sa bienveillance.

— Merci, répondit-elle ensuite. Je me sens beaucoup mieux.

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