Chapitre 30
La silhouette d'Ella était minuscule, vue du ciel. Elle avait presque atteint son but lorsque Fly la retrouva d'en haut. Il n'avait pas volé trop vite pour vérifier qu'elle ne s'était pas égarée, mais sa stratégie de suivre les panneaux avait manifestement fonctionné.
Fly n'avait pas réussi à se souvenir de la Rue des Champignons, et avait dû retourner à l'hôpital demander s'ils n'avaient pas une carte du quartier. Comme il était impossible d'installer des panneaux directionnels dans les airs, les cartes étaient indispensables à tous ceux qui ne connaissaient pas les plans de la ville par cœur. L'hôpital possédait, comme la plupart des grands établissements, des dizaines de cartes de Villomne. C'était honteux que Fly en ait pris une. Ça faisait des années qu'il n'avait pas eu à utiliser une carte à Toritoshi. Il avait passé des heures à les étudier pour en connaître les détails et pouvoir voler en toute liberté.
Mais qu'importe. Cette épreuve lui permettrait de réviser les plans du quartier.
Il descendit rapidement aux abords de la place et renvoya son oiseau après une caresse de remerciement. Ella arriva sans plus tarder et sourit en voyant le volatile qui venait de partir.
— J'ai bien fait de partir sans toi, alors, le nargua-t-elle.
Fly sourit. Elle avait raison, il devait l'admettre. Elle souriait, surtout. Il en était heureux.
Il leur fallut moins d'une minute supplémentaire de marche pour rejoindre l'établissement qu'ils cherchaient. Fly était un peu stressé. C'était peut-être là qu'ils allaient rencontrer Estelle Aurston. Ils ne la connaissaient pas, et Fly se demandait bien à quoi ressemblerait leur conversation. A quoi ressemblerait cette femme d'ailleurs ? Fly n'avait jamais été très à l'aise avec les inconnus, d'autant plus lorsqu'ils avaient une symbolique particulière. Estelle Aurston était très importante.
Ella ne semblait pas aussi apeurée, ou du moins elle n'en montrait rien. Elle actionna la sonnette à la porte de l'immense résidence, sans sourire mais sans colère non plus.
Ils durent attendre quelques instants, pendant lesquels Fly sentait la peur monter dans son esprit, avant qu'un membre du personnel ne leur ouvre.
— Bonjour, répondit-il, que puis-je pour vous ?
— Serait-il possible de parler à Estelle Aurston ? demanda Ella, droit au but.
L'homme semblait troublé.
— Je ne crois pas que nous ayons d'Estelle Aurston parmi nos patients... Voulez-vous que je vérifie ?
— Oui, s'il-vous-plaît, répondit Ella sans la moindre émotion, si ce n'était la détermination.
L'homme s'éclipsa un instant. Ella était toujours aussi droite, neutre, et immobile. Rien ne semblait pouvoir lui détourner les yeux de sa mission, qui se trouvait actuellement derrière l'embrasure de cette porte.
— Je suis navré, annonça l'homme lorsqu'il revint, vous avez dû vous tromper d'adresse.
— Ce n'est rien, répondit Ella dans un léger sourire de politesse. Merci du temps que vous nous avez accordé.
Elle fit demi-tour, sans un mot de plus.
— Euh... merci ! fit Fly, gêné, avant de rejoindre sa partenaire.
Elle avait sorti la liste sans attendre, et fronçait les sourcils en déchiffrant chacune des adresses. Fly imaginait bien qu'elle n'en connaissait pas un mot, mais Ella restait absorbée par sa lecture. Elle lui tendit ensuite la feuille en silence.
Elle ne semblait pas avoir envie de prononcer le moindre son, ni de lui adresser le moindre regard. Fly se pencha alors sur la feuille, sans plus d'interactions. Il savait quoi faire, de toute manière : trouver laquelle était la plus proche, puis s'y rendre.
Auynne était le quartier le plus proche de Villomne, mais il était assez petit, il n'était donc pas étonnant qu'il n'y ait pas d'établissement là-bas. Il y en avait en revanche deux à Prabe, le plus grand des quartiers, et un à Norière.
Contrairement à Villomne, Fly connaissait bien Prabe. Les activités importantes y avaient souvent lieu, et il était essentiel pour n'importe quel oiselier de savoir s'y repérer.
Il se dirigea vers un endroit dégagé sans se soucier d'Ella – elle le suivrait. Et le lui dire ne ferait que l'énerver davantage. Il héla un oiseau léger.
— L'établissement le plus proche est à Prabe, l'informa-t-il tout de même en attendant que leur monture se pose. Il y en a un autre un peu plus loin, on pourra y aller dans la foulée, si on n'a pas trouvé Estelle Aurston d'ici-là.
Ella l'avait regardé le temps de l'écouter, mais la perspective de l'échec sembla lui faire détourner le regard.
— Ça va aller, murmura Fly.
Il n'était pas certain que ce genre de paroles ait un effet positif sur son amie, peut-être même le contraire. Mais Ella ne montra aucune réaction. Elle se contenta d'accepter sa main pour l'aider à monter après lui sur le volatile.
Première zone. Deuxième zone. Troisième zone. L'endroit était plutôt calme, et on s'insérait assez facilement. Ça ne serait pas pareil une fois au cœur de Prabe. Quatrième zone. Quelques instants d'attente sur le passage en flèche de volatiles au dessus de leurs têtes, puis cinquième zone.
Fly aimait particulièrement ce moment. Celui où il atteignait enfin la zone de vol la plus haute, où il n'y avait plus rien au dessus de lui. Il avait l'impression qu'il recommençait seulement à respirer. De grandes bouffées d'air, le vent dans ses cheveux, le Soleil sur sa peau. Pourtant l'air et le vent étaient déjà là dans la quatrième zone. Il émergeait enfin d'une mer d'oiseaux et d'oiseliers dans laquelle il ne pouvait que nager maladroitement.
Il ne pouvait se permettre aucune cabriole, mais il lança l'oiseau à toute vitesse. Il se sentait vivant.
Aussi rapides, il leur fallut moins d'une dizaine de minutes pour atteindre l'orée de Prabe. L'établissement était plutôt excentré, ce qui l'arrangeait bien en terme de distance. Ils se posèrent assez rapidement sur une placette adjacente à la rue dans laquelle il se trouvait.
Il y avait une petite fontaine dont le murmure n'était audible que dans les instants où aucun oiseau ne survolait l'endroit. Fly la trouvait très jolie, d'autant plus car on en trouvait rarement. La principale utilité des places fréquentes de Toritoshi était de permettre aux oiseaux de se poser. N'importe quelle décoration – comme une fontaine – allait à l'encontre de la praticité du lieu. Tant qu'il n'y avait qu'un oiselier, tout se passait bien. Mais ça restait une perte considérable d'espace. Le lieu était certainement très vieux. Il n'y avait que lorsque les oiseliers étaient peu nombreux qu'on construisait des fontaines.
Ce fut Ella qui descendit en premier de l'oiseau, et Fly fut étonné de la voir attendre, immobile, qu'il fasse de même au lieu de partir d'un pas vif comme elle en avait l'habitude. Il remercia tendrement le volatile puis se dépêcha de rejoindre son amie, qui se mit alors seulement en marche.
Il aurait préféré la voir sourire, mais ne pouvait pas nier apprécier qu'elle ne s'énerve pas de perdre quelques secondes ici ou là.
L'établissement semblait bien intégré dans le vieux quartier. Des barrières noires en métal plutôt raffinées séparait la rue pavée d'un joli jardin calme.
Après un rapide coup d'œil aux différents boutons sur la droite du portail, Ella enclencha un contact avec l'accueil.
— Oui, bonjour ? demanda la voix légèrement hachée.
— Bonjour, je souhaiterais parler à Estelle Aurston, s'il-vous-plaît, répondit Ella d'un ton calme et souriant étrangement opposé à son expression faciale.
— Attendez, ne quittez pas.
Tout comme les émotions de Fly, le visage d'Ella s'était subitement métamorphosé. Il était toujours neutre et calme, mais désormais, on y lisait de l'espoir.
— Je suis navrée, reprit la voix. Vous avez dû faire erreur car nous n'accueillons pas d'Estelle Aurston ici.
Les deux amis soupirèrent. C'était comme une pression qui se relâchait, à la fois soulageante et désolante. Ils firent demi-tour sans plus attendre. Ils n'avaient nul besoin de parler pour tous les deux savoir quelle était la prochaine étape.
L'établissement suivant n'avait rien de bien différent. Un peu plus fleuri, mais toujours aussi grand, beau, et terriblement dénué de toute trace d'Estelle Aurston.
Fly sortit la liste et chercha lequel visiter ensuite. Il n'y en avait bien sûr aucun entre Prabe et Villomne, puisqu'ils avaient voyagé de proche en proche ; ils avaient fait un aller simple sans penser au retour.
— Je crois que le plus proche est à Safret mais je ne suis pas sûr qu'on ait le temps d'y aller ce soir, déclara Fly, un peu las. Enfin, je ne sais pas vraiment à quelle heure on doit rentrer, on peut essayer, ça nous prendra peut-être pas plus d'une heure et demie...
— Ne t'en fais pas, le coupa Ella. Rentrons.
Elle fit d'elle-même demi-tour et regagna rapidement la placette sur laquelle ils s'étaient posés un peu plus tôt. Elle avait l'air fatiguée. C'était déjà éprouvant pour Fly d'échouer, de voir un espoir s'envoler à chaque établissement qu'ils visitaient. Après seulement trois, il se sentait déjà démotivé. Il ne pouvait qu'imaginer à quel point ça pouvait être dur pour Ella qui n'était pas seulement la détective de cette histoire.
Ella appela un oiseau, d'une voix forte, comme elle l'avait vu le faire plusieurs fois. Malgré son dos toujours droit, son ton tranchant et ses pas rapides, il pouvait bien voir qu'elle se démenait de l'intérieur. Son silence et son visage fermé de toute émotion était le plus explicite des témoignages.
Ils volèrent sans un mot. Fly se sentait mieux dès qu'il fendait les airs, mais cette fois-ci, penser qu'Ella ne profitait pas de cet effet et demeurait triste dans son dos l'empêchait de se détendre et de sourire.
Il eut un pincement au cœur au moment de redescendre. Même la cinquième zone n'avait pas su l'apaiser. Rien d'autre n'aurait mieux pu.
Ella caressa l'oiseau dans un sourire mélancolique, comme il le faisait à chaque fois. Vu de la terre, elle ressemblait à un parfait oiselier.
— Rentrons, murmura-t-elle sans conviction.
Fly regardait les pavés défiler sous ses pieds, focalisé sur ses pensées, ce qui lui donnait l'impression que la marche durait depuis plusieurs heures déjà. Il remuait encore et encore des mots dans sa tête. Les battements d'ailes des oiseaux raisonnaient comme une symphonie macabre dont il aurait voulu pouvoir couvrir le son d'un discours d'espoir. Mais il n'avait pas vraiment d'espoir à donner.
— Est-ce que ça va ? demanda-t-il timidement après une longue hésitation.
Il ne voulait surtout pas arriver chez Augustin sans avoir pu dire un mot et laisser Ella murée dans son silence toute la soirée.
Elle ne répondit pas tout de suite, c'est à peine si elle réagit.
— Non, lâcha-t-elle finalement.
Rien de plus, rien qu'un non fatigué et sans réelle intonation. Pas tranchant, pas énervé, rien. Elle semblait vidée de toute son énergie.
— Je reste là pour toi ! s'exclama Fly, mu par un soudain pic de compassion. Je ferai de mon mieux pour t'aider, et ensemble on y arrivera !
Ella sourit très légèrement. Fly aurait pu crier victoire, mais son sourire semblait plutôt amer. Il avait presque l'impression qu'elle allait pleurer. Fly n'avait jamais vu Ella pleurer, trop fière de sa prétendue force, et son cœur se tordait rien qu'à cette idée.
— Je sais, Fly, murmura-t-elle. Et... merci. Désolée que ça ne suffise pas.
— Ça suffira, même si ça prend du temps, je ferai de mon mieux ! J'irai dès demain matin s'il le faut !
— Pour le moment, le plus dur...
Elle ne finit pas sa phrase, hésitante. Ses muscles étaient tendus et son regard semblait tourné vers l'intérieur de ses pensées. Elle semblait à deux doigts de prononcer un mot, déchirée entre l'envie et la peur. Après tout, Fly ne l'avait jamais vue dans un tel état. Il avait souvent sondé sa tristesse mais elle ne l'avait jamais exprimée aussi clairement.
— Je vais avoir du mal à supporter d'attendre que Lalie revienne.
Fly reçut comme un coup au cœur – peut-être était-il brûlé par les feuilles oranges qui venaient de temps à autres lui caresser les doigts.
— Chaque seconde semble interminable, murmura Ella, presque inaudible.
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