Chapitre 22
L'expression de Monsieur Lyndon avait soudainement changé, tout comme celle de Fly. Les deux hommes étaient tournés vers Ella. Elle avait jusque là été absente, immobile, comme une statue complètement déconnectée du monde autour d'elle.
Fly mit quelques secondes à réaliser que son intervention réglait tous ses problèmes : elle allait poser les questions qu'elle voulait, et il n'aurait rien à regretter quant à cette visite. Leur hôte semblait avoir presque oublié la présence de la jeune femme, et s'étonnait désormais d'une réaction si vive au nom d'une victime.
— Euh... oui, répondit-il, bégayant un peu, nous parlions d'Estelle Aurston, victime d'un éboulement...
Ella avait le visage ferme, dur, comme à son habitude. Elle contrastait sûrement avec Fly, qui s'efforçait presque de réconforter son interlocuteur du regard.
— Où vit-elle aujourd'hui ? demanda-t-elle sans une once de compassion.
— Je crois qu'elle habite à Toritoshi – ou en tout cas, elle y est allée après son accident – mais je n'ai pas eu d'adresse exacte...
— Vous pourriez l'obtenir ?
Monsieur Lyndon avait été aussi neutre qu'une statue au début de leur rendez-vous. Il avait accueilli toutes les paroles et déversé les siennes sans jamais changer son expression faciale, il avait jeté le même regard à chaque parcelle de matière de la salle, mais il semblait que parler de Delphine l'avait changé. Il avait désormais les sourcils arqués et l'air perdu. La discussion l'avait poussé dans ses retranchements, avait ravivé des souvenirs qu'il avait probablement enfouis dans sa mémoire, et les douleurs de perdre une amie, accompagnés des questionnements que la morte avait pu laisser dans son sillage. Et maintenant qu'il était chamboulé, Ella venait devant lui, droite, dure, et incisive. Toutes ses questions ressemblaient à des pieux qu'elle enfonçait sans pitié dans son cœur pour recevoir les informations qu'elle désirait.
Fly aurait voulu lui dire de se calmer, de cesser l'assaut de son interlocuteur pour lui parler avec bienveillance. Mais c'était Ella. Il ne pouvait pas lui reprocher quoi que ce soit sous peine d'attirer ses foudres. Et c'était sa quête, elle posait les questions et il ne pouvait pas l'en empêcher.
— Je ne suis pas sûr, répondit l'employé, que notre société ait enregistré la nouvelle adresse de quelqu'un qui ne travaille plus ici...
— Il me faut cette adresse ! siffla Ella, le regard noir.
— Je peux chercher dans les dossiers, si vous y tenez, mais je ne peux rien vous garantir. Si vous voulez lui parler, je vous conseillerais plutôt d'aller directement à Toritoshi et de demander sur place. Je ne connais pas bien la cité des oiseaux mais ils seront plus aptes à vous répondre que moi...
Ella et Monsieur Lyndon se fixaient. C'était comme un défi du regard que la jeune femme imposait à son interlocuteur, qui la dévisageait toujours. Le silence devenait pesant dès que plus personne ne parlait ; la présence d'Ella agissait comme un orage qui rendrait l'atmosphère lourde et chargée en électricité.
— Tu connais cette femme ? demanda timidement Fly, plus pour briser le silence que pour savoir.
— Je connais son nom, répondit-elle de son ton acerbe. Aurston. Je veux savoir d'où il vient.
— Vous venez aussi de Toritoshi ? s'enquit l'employé.
— Non, cracha Ella. Je viens d'Hydran, mais... j'ai vécu à Géopolis, avant.
Fly ne put s'empêcher de tourner soudainement vers elle des yeux exorbités. Elle dévoilait un pan de son passé qu'elle s'efforçait depuis si longtemps de garder secret à un inconnu ?
Monsieur Lyndon ne parut pas s'en inquiéter, ni réagir d'une quelconque façon. Il se contenta de sourire tendrement.
— C'est normal alors, expliqua-t-il d'un ton paternel, que vous connaissiez ce nom. Tous les journaux en ont parlé pendant...
— Merci, cracha Ella, j'ai entendu ce que vous avez dit tout à l'heure, je ne suis pas sourde. Je sais que ça n'est pas que ça, et je dois la rencontrer.
Leur interlocuteur soupira. Lorsqu'il releva la tête, son visage avait soudain une expression plus sûre, plus déterminée.
— Écoutez, jeune fille. Je ne peux pas vous aider. J'ai fait tout ce que j'ai pu en répondant à vos questions – et je peux continuer si vous en avez d'autres – mais je ne peux pas vous mettre en contact avec cette femme. Si c'est tout ce que vous vouliez me dire, veuillez sortir de mon bureau, maintenant.
Il continuait de la fixer, avec sévérité. Ella resta quelques instants immobile, le regard acéré et les muscles contractés.
— Vous n'avez pas l'air de comprendre, murmura-t-elle en se redressant lentement.
Dès qu'elle fut debout, elle sera les points.
— Je n'ai pas besoin de votre jugement, vociféra-t-elle. Je n'ai pas besoin que vous me disiez d'où vient ma mémoire, ni ce que je dois faire !
Elle se pencha en avant et posa violemment ses paumes sur le bureau de Monsieur Lyndon. L'homme tressaillit, tandis que son interlocutrice s'avançait au dessus de lui, intimidante.
— Je dois parler à cette femme, hurla-t-elle sans se soucier du bruit qu'elle pourrait faire. J'en ai besoin, et rien ne saura m'en dissuader, même si vous êtes incapable de comprendre mes raisons. Alors maintenant, dites-moi tout ce que vous savez sur Aurston !
Elle frappa le bureau du poing, et son interlocuteur sursauta encore une fois. Tout son visage peignait une expression de colère profonde, de haine, de dégoût. Elle semblait à bout de souffle. Fly mit quelques secondes à se rendre compte que ses yeux commençaient à rougir et à scintiller. De fines larmes perlaient contre ses paupières et s'élançaient sur ses joues. Elle pleurait.
— Ella, calme-toi, tenta-t-il d'une voix tendre.
La jeune femme lui lança un regard, qui semblait empreint de désespoir et de peine. Après quelques secondes d'hésitation, elle se retira du bureau et fit demi-tour, pour marcher jusqu'à l'autre bout de la pièce. Elle était dos à eux, mais les deux hommes la fixaient toujours. Ses poings étaient serrés, elle avait manifestement mis ses sentiments à rude épreuve.
— Vous... bégaya Monsieur Lyndon, vous vous appelez Ella ?
L'intéressée ne répondit pas, du moins pas tout de suite. Fly ne pouvait répondre à sa place, et le silence plongeait la pièce entière dans une torpeur surréaliste. L'adulte semblait décontenancé, perdu. Une expression d'incrédulité se peignait sur son visage.
Ella sembla soudain se détendre : ses épaules s'affaissèrent légèrement, et elle relâcha ses poings. Elle se retourna tranquillement. Il n'y avait sur son visage plus aucune trace de colère. Elle souriait. L'ambre de ses yeux scintillait encore des larmes qui ruisselaient le long de son visage. Son sourire avait quelque chose de triste.
— Oui, répondit-elle d'une voix douce qui tranchait avec les hurlements qu'elle avait poussés. Je m'appelle Ella Rochal.
Elle marcha tranquillement vers la porte. Ses pieds ne faisaient presque pas de bruit en touchant le sol, et seul le bruissement de ses vêtements défiait le silence imposant. Monsieur Lyndon semblait à bout de souffle, éprouvé par le nom qu'il venait d'entendre.
— Merci beaucoup pour votre aide, sourit la jeune femme avant de fermer la porte derrière elle.
Monsieur Lyndon écarquilla les yeux, incapable de prononcer un mot.
— Vous... vous allez bien ? demanda timidement Fly, qui n'en revenait pas non plus.
— Elle... elle... balbutia l'intéressé, c'est... la fille de...
— Oui, répondit l'adolescent. C'est pour elle que je vous posais ces questions. Ella essaye de... reconstituer son passé.
Il ne pouvait pas lui avouer que son but réel était de se venger. Elle l'avait déjà surpris, en révélant son identité alors qu'elle avait toujours tout gardé caché, mais si elle avait voulu lui dire son objectif, elle l'aurait fait elle-même. Chercher à en apprendre plus sur sa défunte mère n'avait rien de condamnable, pour une adolescente orpheline.
— Je... je devrais peut-être aller la rejoindre, déclara soudain Fly.
— Attendez ! le héla l'adulte alors qu'il se dirigeait vers la porte. Est-ce que... est-ce qu'elle va bien ?
Il avait maintenant l'air fragile, inquiet. Il n'y avait plus aucune trace sur son visage du sérieux qu'il avait endossé dans son cadre professionnel. L'employé était redevenu un homme, assailli par ses émotions personnelles, que projetait son visage.
Fly s'immobilisa, et baissa la tête. Il aurait aimé lui répondre de ne pas se faire de soucis, mais le mensonge n'était pas son domaine de prédilection, surtout quand il avait en face de lui un homme qui l'implorait du regard.
Sa gestuelle suffit certainement à sous-entendre la réponse, car Monsieur Lyndon détourna lui aussi les yeux, dans un soupir.
— Je ne suis pas sûr, répondit tout de même le jeune homme, qu'on puisse vraiment dire qu'elle aille bien... c'est une question de point de vue, je pense. Elle a... comment dire... quelques troubles psychologiques. Parfois, tout va bien, et d'autres fois...
— Elle souffre ? balbutia l'adulte.
— Elle pense beaucoup à sa mère. Je...
Fly jeta un dernier regard autour de lui. Ella devait l'attendre dehors.
— Je dois vous laisser, conclut-il. Bonne journée.
Il s'éclipsa dans un sourire compatissant.
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