Chapitre 21

Fly se redressa dans son lit : on toquait à la porte.

Le jeune homme se leva et s'habilla rapidement pour aller ouvrir le plus vite possible à son visiteur qui semblait s'impatienter et frappait le bois sombre de plus en plus souvent. Derrière la porte massive s'afficha Clémence, un sourire monté jusqu'aux oreilles, ne tenant plus en place.

— J'ai quelque chose pour toi ! s'exclama-t-elle dès qu'elle le put.

— Euh... Bonjour, répondit Fly, perplexe.

Il s'écarta légèrement et la jeune femme entra dans le logis en sautillant.

— Tu ne devineras jamais ! s'enthousiasma-t-elle en s'asseyant devant la table à manger.

— Hmm... quelqu'un t'a engagée comme guide ?

— Je t'ai obtenu un rendez-vous !

Le jeune homme haussa les sourcils.

— A Géosécure ! compléta-t-elle. Pour parler avec quelqu'un qui travaille là-bas depuis longtemps – pas le patron, je suis désolée mais trop cher – il pourra peut-être vous aider à trouver qui vous voulez !

— Attends... quoi ? Quand ça ?!

— Aujourd'hui, dans quelques heures, je vous y emmène si vous voulez !

— Attends, tu as réservé un truc pour moi aujourd'hui sans m'en parler ?!

— Cache ta joie surtout ! Géosécure est une entreprise immense, parler avec quelqu'un de haut placé de là-bas c'est pas rien !

— Pardon, excuse-moi. Je suis un peu... hostile à l'imprévu... Merci de t'investir pour nous.

Il lui offrit son sourire le plus sincère, mais l'angoisse restait au creux de sa gorge. Ella ne serait probablement pas avec lui ce jour-là, et il ne pouvait pas avoir ses stimulus. S'ils arrivaient à Miss Lalie, ce serait même plus dangereux qu'autre chose. Le jeune homme ne tenait pas à reproduire l'épisode de l'arbre dans la serre. Il ne pouvait pas non plus congédier Clémence et refuser ce rendez-vous sans lui expliquer ses raisons, ce qu'il tenait à éviter, par respect pour Ella qui n'aurait certainement pas été consentante.

— Je vous laisse vous préparer et je reviens vous chercher dans une heure ? demanda la guide, toujours frémissante d'enthousiasme et de fierté.

Sans même réellement attendre de réponse, elle se leva et se précipita vers la sortie.

Dès que la porte fut refermée, Fly se laissa tomber sur la chaise même que la jeune femme avait utilisée. Devait-il emmener Miss Lalie ? Il ne pouvait pas la laisser là. Et qu'allait-il demander à cet homme ? Il n'était là que pour les formalités, c'était à Ella de se souvenir et de savoir quoi faire !

— Fly a passé une bonne nuit ? demanda à son grand désarroi l'intéressée.

La jeune fille venait de passer la tête par l'embrasure de la porte de sa chambre. Elle portait un ample pyjama et ses couettes étaient défaites. Fly hocha la tête et elle repartit, contente, sûrement pour se changer.

Il y avait une faible probabilité après tout qu'Ella se manifeste pendant l'entretien, voire avant s'ils avaient de la chance. Peut-être que la vision de l'entreprise où avait jadis travaillé sa mère déclencherait son retour, comme lorsqu'elle avait lu le journal avec lui.

Il pourrait toujours, une fois sur place, tenter d'en apprendre le plus possible sur Delphine Rochal, et le raconter à Ella lorsqu'elle serait disposée à l'écouter. Cela semblait être la solution la plus raisonnable, même si elle n'était pas bien solide. Il n'avait de toute façon pas d'autre choix : c'était maintenant ou jamais, et il serait bien impoli de refuser un rendez-vous avec quelqu'un d'occupé et de demandé – si l'on en croyait Clémence.

Fly sortit donc des bols pour le petit déjeuner, et appela son amie. L'intéressée ne se fit pas prier pour accourir, effectivement habillée et coiffée, sa ceinture de stylos enserrant sa taille.

Les deux amis étaient prêts quand Clémence toqua à nouveau à leur porte. Elle souriait toujours autant. Elle se tenait toujours la tête haute, mais sa vraie fierté se manifestait de manière plus enfantine, ce qui confirmait que l'habituelle n'était qu'une façade, ou une habitude.

Les deux visiteurs suivirent la guide comme ils l'avaient fait les deux jours précédents : elle avançait, assez vite, et Fly parlait avec elle de choses et d'autres tandis que Miss Lalie rêvassait à l'arrière.

Clémence avait manifestement révisé, puisqu'elle se fraya un chemin sans aucune hésitation. Elle avait d'ailleurs parcouru ce chemin la veille, puisqu'elle avait parlé avec des employés de l'entreprise. Il avait bien fallu qu'elle s'y rende. Elle avait l'air plus sage, sûrement absorbée par ses réflexions dès qu'elle ne parlait pas avec Fly, qui se mettait lui même à penser intensément.

Elle ne s'arrêta, retrouvant instantanément son sourire et son excitation, que lorsqu'elle fut face à une grande façade marquée du nom de l'entreprise. De multiples portes aux allures modernes ornaient un grand mur gris partiellement recouvert par des affiches géantes, identiques à celles que Fly avait vues dans une grande avenue lors de leur arrivée.

— C'est ici ! clama Clémence d'une voix suraiguë.

— Je m'en doute, la charria Fly qui n'avait jamais vu plus grand écriteau.

— Je vais vous accompagner à l'intérieur, comme ça vous ne vous perdrez pas !

Elle esquissa un clin d'oeil à l'intention du jeune homme, et le devança pour passer l'une des grandes portes.

L'intérieur était plutôt sobre, contrairement au hall de la guilde des joailliers. Les murs étaient assez ternes, et tout le monde y semblait sérieux. La pièce ne manquait cependant pas de lumière, et elle était assez spacieuse pour renvoyer une impression de puissance, sûrement méritée si on en croyait Clémence.

— Bonjour, commença cette dernière en s'avançant vers une femme au physique impeccable qui trônait, droite et neutre, derrière un grand bureau. Nous avons rendez-vous... pourriez-vous nous renseigner s'il-vous-plaît ?

— Oui, bien sûr, répondit l'agent d'accueil. Quel est votre nom ?

— Je suis Clémence Volcano, ces deux personnes sont avec moi. C'est pour eux que j'ai pris ce rendez-vous en fait, mais je l'ai quand même réservé à mon nom...

L'employée ne montrait pas le moindre signe d'agacement, sûrement par politesse. Elle avait l'air indifférente, et professionnelle. Elle écrivait, tapait, téléphonait, tout cela sans froisser ses vêtements ni esquisser le moindre sourire, sans aucune maladresse.

Clémence, elle, n'avait pas peur de ne pas aller à l'essentiel. Elle arborait son air fier, comme à chaque fois qu'elle parlait à des inconnus. Volcano, ce nom lui allait bien. Grand, fier, et explosif. Le jeune homme esquissa un sourire à l'idée de son amie entrant en éruption et dégageant d'épais nuages de fumée.

— Monsieur Lyndon vous attend au bureau cinq, au premier étage, à droite, conclut l'inconnue en leur adressant un sourire poli.

Clémence la remercia d'un signe de main et se dirigea vers l'escalier en colimaçon qui trônait au centre de la salle. Fly le trouvait particulièrement majestueux. On avait l'impression, en s'élevant sur de telles marches, d'être quelqu'un de grand, et de se trouver dans l'endroit le plus sérieux et le plus professionnel du monde.

La guide marcha sans hésitation jusqu'à un bureau, et toqua sans aucune timidité. Elle ouvrit la porte d'un grand geste à l'ouïe d'un « entrez » masculin.

— Bonjour Monsieur, clama-t-elle, droite et fière.

L'homme sourit, d'un mélange d'amusement et de désespoir face à l'attitude de sa convive.

— Bonjour à vous trois, répondit-il calmement. Asseyez-vous, je vous prie.

Clémence s'engouffra dans la salle sobre, talonnée par Fly, qui ne cessait d'observer les lieux. Miss Lalie suivait, silencieuse et docile. Tous les trois s'assirent dans des fauteuils mis à dispositions et explicitement désignés par leur hôte, qui les regardait s'avancer.

C'était un homme droit et plutôt inexpressif, dont les cheveux grisonnants par endroits et les débuts de rides laissaient deviner la cinquantaine. Il avait le même regard, que ce soit vers la Clémence fière, le Fly anxieux ou la Lalie tête-en-l'air.

— Voici mes deux amis, commença Clémence de son ton habituel, qui voulaient en apprendre plus sur votre société.

— Vous m'en avez parlé, en effet, répondit Monsieur Lyndon. Enchanté de faire votre connaissance, Fly et Miss Lalie.

La jeune femme ne réagit pas le moins du monde à l'ouïe de son nom et continua de scruter un détail invisible dans un coin de la pièce, cachée derrière un léger sourire. Fly sentit, lui, son cœur accélérer et une sueur froide couler sur son front. Clémence lui avait dit leur nom, jusqu'où était-elle allée dans l'indiscrétion ? Il n'aurait jamais dû lui parler, même s'il ne lui avait pas dit grand-chose – et heureusement ! – elle pourrait mettre en péril la confiance qu'Ella avait placé en lui en lui révélant tout ce qu'elle savait.

— Je vais peut-être vous laisser, lança Clémence en commençant à se lever. Ce que vous avez à dire ne me regarde peut-être pas. Je reviendrai vous chercher dans deux heures.

Elle disparut sans plus attendre à travers la porte qui se referma derrière elle en un souffle.

Fly se tourna à nouveau vers son interlocuteur. Il ne savait pas quoi lui dire ! C'était à Ella de poser les questions, normalement. Il jeta un regard à la jeune femme, qui semblait toujours perdue dans ses pensées.

— J'ai accepté ce rendez-vous, commença l'homme, pour pouvoir vous aidez.

Sa voix grave et précise tranchait avec le silence qui s'était installé

— J'ai pris de mon temps pour répondre à vos questions, et ce sans savoir quelles étaient vos intentions. Si vous ne parlez pas, je ne peux pas vous aider, jeune homme.

Fly soupira. Il ne pouvait que se lancer.

— Nous cherchons des informations sur Delphine Rochal, qui a travaillé ici, si je ne m'abuse.

— Ah... Delphine... En effet, elle travaillait ici. Elle avait un très bon poste et tout le monde l'appréciait, jusqu'à ce qu'elle mette elle-même fin à ses jours. Personne n'a su pourquoi.

Fly hésita. L'ambiance était froide, et l'homme avait beau ne rien afficher sur son visage, ses mots retraçaient un semblant de tristesse. Il ne voudrait pas parler d'un ton factuel comme s'il ne pouvait pas tenir compte de la souffrance qui régnait dans ses phrases.

— Vous l'avez connue ? demanda-t-il d'une voix faible.

— Oui, oui, je travaille ici depuis longtemps, et Delphine a été ma collègue. On a travaillé ensemble pendant de longues années... sa mort a été un choc pour tout le monde ici.

— Et donc, elle s'est...

— Suicidée, oui. Un jour, on l'a retrouvée vidée de son sang, chez elle. On commençait à s'inquiéter de son absence, on ne se doutait pas qu'elle s'était donné la mort. Elle n'avait prévenu personne, rien laissé paraître. Elle avait même laissé sa jeune fille chez elle, la pauvre enfant est restée seule pendant trois jours avec le cadavre de sa mère. Je crois qu'elle a dû être emmenée en hôpital psychiatrique, je ne sais pas ce qu'elle est devenue.

Cette enfant, c'était donc Ella... Fly visualisait désormais la scène. Une enfant, seule, après avoir assisté au meurtre de la personne à laquelle elle tenait le plus... pas étonnant qu'elle ait développé des troubles psychiques après ça.

— Est-ce que vous savez... continua-t-il, hésitant, pourquoi ?

L'assassin avait forcément une raison, et il en fallait une au suicide pour être crédible. Monsieur Lyndon soupira. Parler de mort, surtout par rapport à quelqu'un qu'on a connu, ça ne pouvait pas être reposant. Ça remuait forcément des souvenirs, et les raisons d'un suicide renvoyaient en plus aux fautes des vivants.

— Personne ne sait clairement, répondit-il, mais il est compréhensible que les responsabilités d'un poste important de Géosécure ne soit pas facile à porter. Notre entreprise est très importante pour la ville, pour la simple et bonne raison que nous faisons tenir la terre et les pierres au dessus de nos têtes. Nous maintenons la sécurité dans une ville qui, sans nous, risquerait de s'effondrer. Nous construisons les galeries, et nous devons donc tout régler à la perfection pour qu'il n'y ait aucune fragilité, puis entretenir chaque galerie pour qu'elle ne devienne pas un danger. Si une galerie s'effondre, c'est donc en partie de notre faute. Ça peut être un accident, ou de la faute de quelqu'un d'autre, cela n'empêche que l'on a le poids des victimes sur les épaules. Je comprendrais qu'elle ne l'ait pas supporté.

— Il y a eu des victimes avant qu'elle ne meurt ?

— Oui... Il n'y en a pas souvent, mais quand il y en a, c'est toujours un choc. La dernière en date était justement une de nos employées. La pauvre femme a déstabilisé une paroi en en délogeant des pierres, et tout s'est effondré sur elle. Elle est encore en vie, mais elle a perdu l'usage de ses membres. Elle a dès lors arrêté de travailler chez nous – elle a d'abord dû s'adapter à son handicap, et je crois qu'elle est allée vivre à Toritoshi.

— Et... vous étiez coupables ?

— Non, pas du tout. Cela n'empêche pas la culpabilité. La galerie était sûre, on ne peut rien faire de plus à ce stade. Mais dans ces moments-là, on se demande s'il ne vaudrait mieux pas quitter la ville et s'installer à l'air libre, là où il ne faut pas lutter contre les effondrements chaque jour.

— Je comprends...

L'homme se mit soudain à rire tranquillement en regardant ailleurs, un peu amer.

— Je suis désolé, remarqua-t-il, ce ne sont pas des sujets très joyeux...

Fly se rendit compte qu'il avait sûrement le regard triste et les sourcils arqués. Un peu plus et il se mettrait à pleurer. L'homme devait le voir sur son visage, et en rire était un moyen d'ajouter un peu de légèreté au milieu de discussions lourdes de sens.

— Ce... ça n'est pas grave, répondit-il, souriant à son tour. Vous me répondez malgré le sujet qui n'est pas très... agréable, et je vous en remercie. Vous... vous savez qui était cette jeune femme ?

— Bien sûr, affirma l'homme comme une évidence. Son nom a figuré en tête des journaux pendant plusieurs semaines. Il y a eu des scandales, des peurs, des menaces... pas de quoi l'oublier. Elle s'appelait Estelle Aurston. Vous n'en avez jamais entendu parler ?

Fly réfléchit quelques secondes, ce nom ne lui disait rien.

— Je viens de Toritoshi, c'est possible qu'on en ait moins parlé là-bas qu'ici...

— Ah oui, répondit l'homme. C'est bien possible. On a dû en parler, mais pas insister autant qu'ici, où l'accident a été une vraie remise en question du travail de notre entreprise et de la sûreté de notre mode de vie. Et puis vous êtes jeune. C'était il y a une vingtaine d'années, vous n'étiez peut-être même pas né.

Fly se risqua à un rire léger. Il n'avait en effet même pas pu lire les articles au moment de leur parution. Tomber dessus après sans le chercher... c'était très improbable.

Le jeune homme allait à nouveau ouvrir la bouche pour poser une question, quand un frémissement attira son attention. Lalie venait de se tourner vers eux, et regardait désormais leur interlocuteur.

— Vous avez dit Aurston ? répéta-t-elle.

Ella venait manifestement de se réveiller. 

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