Chapitre 20
La serre était impressionnante. On avait mal aux yeux quand on y entrait, habitués comme on l'était à l'éclairage faible des galeries de la ville. L'endroit était un véritable parc. Les habitants avaient coutume d'y venir régulièrement pour s'exposer un peu au Soleil, et les touristes faisaient comme Fly et Miss Lalie actuellement : ils venaient voir à quoi pouvait ressembler un paradis vert sous les Enfers de grisaille de la cité souterraine.
Elle était beaucoup plus grande que celle d'Hydran. La serre de la cité sur l'eau servait principalement à nourrir les habitants, tandis que celle de Géopolis contenait aussi un énorme parc, en plus d'un jardin botanique pour satisfaire la curiosité de chacun, comme celui que Fly avait déjà visité avec Miss Lalie à Hydran.
La jeune femme avait un sourire béat farouchement accroché aux lèvres, et des yeux émerveillés tendus vers le ciel bleu parsemé des feuilles des arbres par un angle du cou que son acolyte imaginait douloureux.
— Miss Lalie aime les serres ! clama-t-elle d'une voix enfantine.
Fly sourit. Lui aussi se sentait bien dans cet univers de verdure. La flore ambiante lui rappelait sa Toritoshi natale, où l'on n'avait pas défié les éléments pour s'installer comme on l'avait fait dans les deux autres villes qu'il avait eu l'occasion de visiter. Il aurait pu sans peine imaginer les ailes d'un oiseau géant recouvrir l'azur du ciel qui perçait à travers les feuilles et soulever un vent frais et agréable en dessous et autour d'elles de quelques battements adroits pour se stabiliser. Il n'y avait pas d'oiseaux, rien que la vitre immense qui séparait la surface déserte et ce monde souterrain grouillant d'humains comme s'il s'agissait de fourmis.
Les deux amis n'en étaient pourtant qu'à l'entrée de la structure, et déjà Fly ressentait la chaleur du Soleil sur sa peau comme une sorte de joie. Il avait envie de sourire, un peu comme dans un sommeil doucereux, où sans plus penser, il se sentirait tout simplement bien.
— Moi aussi, j'aime beaucoup la nature, répondit-il à Miss Lalie peut-être plusieurs minutes après l'intervention de la jeune femme.
Celle-ci éclata d'un petit rire de joie et se mit à courir entre les plantes qui semblaient s'étoffer au fur et à mesure qu'ils avançaient. Fly dut à nouveau accélérer le rythme pour la rejoindre, et les deux amis s'arrêtèrent un instant pour souffler au milieu des couleurs luxuriantes et de leurs visages heureux. Les passants autour semblaient les dévisager, eux savouraient le Soleil sans extravagance.
Fly et Miss Lalie entrèrent après quelques minutes dans le jardin botanique que leur avaient vanté des dizaines d'affiches placardées à l'entrée du parc. Ceux qui affirmaient que la serre était un endroit à avoir visité si l'on voyageait à Géopolis n'avaient pas menti. Encore plus grand que celui d'Hydran, le jardin regroupait des milliers d'espèces végétales agencées par climat et par couleur. Il y aurait eu de quoi se remplir les yeux pendant des heures si on avait voulu observer chaque plante dans les moindres détails. Un artiste aurait eu de quoi dessiner jusqu'à la fin de sa vie.
Au centre du jardin, s'élevait un immense arbre – bien que moins grand que celui de Toritoshi, naturellement – qui semblait presque soutenir le plafond. On avait dès qu'on le voyait l'impression qu'il était gigantesque, et plus on se rapprochait, plus il s'élevait, alors qu'on aurait juré quelques instants avant qu'il n'était pas possible de faire plus grand. Arrivés à son pied, Fly et Miss Lalie se sentaient comme des fourmis, minuscules et insignifiants devant la grandeur d'un tel édifice de la nature.
— C'est magnifique, commenta Fly. J'ai rarement vu un arbre aussi haut ! En fait, je crois qu'il n'y a que l'arbre central de Toritoshi qui soit plus grand, mais ça n'est pas vraiment comparable.
— Miss Lalie n'est jamais allée à Toritoshi et n'a jamais vu le grand arbre de Toritoshi !
— Je sais, répondit Fly. Mais un jour je t'emmènerai à Toritoshi pour te montrer tout ce que j'ai connu !
Ses mots étaient sortis naturellement, est-ce qu'il mesurait la portée d'une telle promesse ? Juste après l'avoir dit, il se remit en question. Emmènerait-il vraiment son amie dans la ville des oiseaux un jour ? Après tout pourquoi pas, le voyage ne différerait pas beaucoup de celui à Géopolis, au détail près qu'il reverrait tout ce qui appartenait désormais à son passé, mais pour toujours à sa vie, du moins émotionnelle.
— Oui ! sautilla la jeune femme. Miss Lalie ira à Toritoshi avec Fly !
Les deux amis reportèrent à nouveau leur attention sur l'arbre immense devant eux. Des gens passaient de temps à autre à côté d'eux sans porter plus d'attention que ça à l'arbre ; c'était sûrement des habitants de la ville qui se rendaient à la serre quotidiennement.
— Miss Lalie aime beaucoup venir voir l'arbre avec Maman.
La jeune femme se figea, et Fly sentit tous ses muscles se crisper et son cœur s'accélérer dans sa poitrine. Le vieux Kan et Ella avaient parlé de crises que Miss Lalie faisait avant de déménager à Hydran à cause de ses souvenirs traumatisants. Si elle faisait une crise maintenant, il ne saurait pas comment la gérer, il n'avait évidemment aucune compétence en psychologie et ne savait actuellement pas du tout comment réagir. Miss Lalie était complètement immobile, le regard dans le vide et son sourire complètement perdu. Fly était, tout compte fait, certainement dans la même position : incapable de tout mouvement et de toute parole et n'osant même pas regarder en face la jeune femme. Ses yeux étaient plongés dans l'arbre, quand son attention fixait le coin de sa vision pour essayer d'appréhender chaque réaction de son amie.
— Ma...man, chuchota Miss Lalie comme si elle découvrait un nouveau mot.
Fly expira calmement pour détendre ses muscles crispés, puis se tourna de la façon la plus naturelle possible vers son amie. Il tremblait ; il avait peur.
— Tu as dit quoi, Lalie ? demanda-t-il d'un ton qu'il voulait joyeux.
La jeune femme se tourna vers lui. Son visage semblait lavé de toute expression, de toute émotion, voire délavé ; elle semblait transformée en cadavre. En quelques secondes, son sourire revint et son visage se peignit à nouveau de joie ; et elle répondit de sa voix enfantine :
— L'arbre est vraiment très beau, Miss Lalie l'aime beaucoup !
Elle se remit en route sans plus attendre comme si de rien n'était. Fly soupira bruyamment, soulagé. Il avait cru mourir de stress pendant ces longues secondes.
Le reste de la visite se déroula sans accroc : Miss Lalie avait l'air de ne se souvenir de rien par rapport à l'incident de l'arbre.
« Miss Lalie aime les fleurs ! », « Miss Lalie aime le Soleil ! », « Miss Lalie aime les arbres ! », elle semblait aussi joviale et sans soucis qu'habituellement. Fly, lui, ne pouvait chasser le stress qui l'avait assailli. Il avait vu en face le danger permanent qui guettait la jeune femme dans la ville souterraine, et combien l'équilibre de son déni serait futile face à ses souvenirs. Il souriait, et appréciait le paysage, mais ne pouvait s'empêcher d'être sans cesse sur ses gardes. Il revoyait le visage vide de son amie, et s'attendait presque à le revoir surgir d'un instant à l'autre, comme un fantôme qui la hanterait et tenterait de s'emparer de son esprit pour l'arracher à toute forme de vitalité.
Le parc – la deuxième partie visitable de la serre – s'apparentait à de grandes étendues d'herbe verdoyante parsemées d'arbres, et quelques fois de fleurs, entre lesquelles serpentaient quelques ruisseaux dont l'eau claire et limpide produisait un son doux et rassurant qui semblait lui-même scintiller, et de fins chemins tantôt pavés, tantôt sableux, bordés de bancs colorés sur lesquels Miss Lalie ne tarda pas à s'asseoir, pour se relever dans la seconde et se précipiter vers le suivant dans un grand sourire enthousiaste. L'endroit ressemblait vraiment à un paradis, tout le monde y souriait et semblait s'y sentir bien, même les plus habitués.
Après plusieurs heures à déambuler – ou plutôt à courir ici et là et sautiller partout en ce qui concernait Miss Lalie – sous le Soleil, les deux amis durent se résoudre à quitter le parc. Même Fly avait réussi à s'y détendre un peu, à force de discuter avec son amie entourés de l'odeur des plantes et du chant des ruisseaux.
Alors qu'il pensait découvrir une grande porte de verre qui mènerait droit à une galerie sombre et terreuse bondée de monde, Fly fut surpris de voir surgit une myriade de couleurs dans son champ de vision. La sortie était un peu plus loin, et devant elle trônaient d'immenses étalages remplis de fruits et de légumes.
— C'est vrai que ce n'est qu'ici qu'on peut en acheter des frais, murmura Fly pour lui-même.
— Miss Lalie aime les couleurs !
— On peut en acheter quelques uns, proposa le jeune homme en souriant à son amie. On cuisinera nous-mêmes ce soir, ça pourrait être sympa !
— Miss Lalie aime la cuisine !
La jeune femme se dirigeait déjà vers les étalages, dévorant des yeux ce qu'elle ne pouvait encore avaler.
Géopolis n'était pas si différente d'Hydran en cela : on ne pouvait rien faire pousser en dehors de la serre, aussi tous les fruits et légumes frais étaient vendus ici. Il n'avait pas dû être simple de s'installer dans des univers aussi hostiles à la vie humaine. Au moins Toritoshi et Hélioterra n'avaient pas ces inconvénients.
Fly se mit en marche pour rejoindre son amie, mettant fin à ses réflexions. Elle semblait si heureuse qu'elle donnait chaud au cœur.
— Alors, clama-t-il en souriant sous le Soleil, tu veux acheter quoi ?
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