Chapitre 19

 — Vous voulez aller où cette fois ? demanda Clémence, feignant l'exaspération.

Elle avait beau parler avec le moins de gentillesse possible, son sourire qui se voulait suffisant trahissait une certaine joie de les revoir.

— Je pense que l'on pourrait aller voir la serre, répondit Fly en se tournant vers sa partenaire. Tu en penses quoi, Lalie ?

La jeune fille avait son sourire toujours plaqué aux lèvres et son regard n'était pas vraiment centré sur l'action et le dialogue. Elle semblait regarder le plafond de la galerie, pourtant terreux et irrégulier, avec autant d'attention qu'un collectionneur devant un chef-d'œuvre.

A l'ouïe de son nom, sa tête se tourna tranquillement, sans pour autant que son expression ne change.

— Miss Lalie aimerait beaucoup voir la serre, confirma-t-elle après quelques secondes, le visage étoffé d'un enthousiasme nouveau. Miss Lalie aime beaucoup les serres.

Clémence semblait s'être figée, une expression ahurie peinte sur le visage. Elle se reprit rapidement d'un raclement de gorge, et les enjoignit de la suivre d'un ton peu naturel.

Les galeries empruntées semblaient presque désaffectées. Les pas de Clémence résonnaient sur les roches froides, et l'éclairage faible et froid accompagné de l'air frais ambiant accentuait le sentiment de vide. La guide semblait parfaitement connaître son chemin. Elle serpentaient entre les murs de pierres à chaque embranchement sans aucune hésitation, et empruntait sans aucun changement d'humeur de minuscules ruelles qui semblaient ne mener nulle part.

Fly regardait autour de lui. Les murs n'étaient jamais réguliers, et il ne dépassait de la plupart des maisons qu'une porte et quelques fenêtres taillés dans la roche. Cela semblait être le cas partout, toutes les habitations se résumaient à des terriers creusés et aménagés au plus haut niveau. De l'eau perlait quelques fois au creux des rugosités incessantes des parois, qu'elle dévalait tranquillement jusqu'à rentrer dans le sol sans s'attarder à la vue, ou qu'elle quittait soudainement pour s'écraser par terre dans un petit ploc aiguë. Certaines gouttes tombaient par malchance sur les quelques passants qui s'attardaient dans la ruelle, et le jeune homme put en faire l'expérience. Il lui semblait qu'une petite pique gelée venait de lui tomber sur l'épaule, et il ne put s'empêcher de réagir, dans un petit sursaut qui vint brusquement troubler le silence instauré depuis le début du voyage.

Clémence se retourna, le visage impassible, tandis que Miss Lalie ne réagit pas le moins du monde.

— Qu'est-ce qu'il y a ? demanda la guide.

— Je crois que je me suis pris une goutte d'eau, répondit Fly en s'essuyant l'épaule.

Clémence sourit, amusée.

— S'il y a de l'eau, continua-t-elle, c'est signe que la galerie est en bonne santé.

— C'est-à-dire ? demanda Fly, les sourcils froncés.

— La roche sans eau s'effondrerait. Une galerie complètement sèche doit être condamnée, et exploitée uniquement par des professionnels. Le contraire serait trop dangereux.

— Génial alors, sourit le jeune homme, je préfère recevoir des gouttes que des pierres !

Il s'esclaffa sans retenue, accompagné par la guide. C'était sans nul doute la première fois qu'ils riaient ensemble, sans que ce soit au dépend de qui que ce soit.

— Allez, remettons-nous en route, proposa Clémence sans perdre son sourire. Il nous reste encore un peu de route avant d'arriver à la serre.

Fly ne se fit, cette fois-ci, pas prier pour la suivre, et Miss Lalie sautilla de joie à l'entente du mot « serre ».

Le groupe rejoignit quelques pas après une galerie un peu plus grande, où l'éclairage semblait plus naturel, et où marchaient ici et là quelques passants. Les bâtiments semblaient toujours être majoritairement des habitations, mais on voyait quelques fois tout de même un magasin ou un restaurant.

Clémence marchait à nouveau avec son air fier, qu'elle avait abandonné pendant la traversée des rues désertes, et qui – il fallait se l'avouer – forçait un peu l'admiration des passants.

Les affiches publicitaires ne tardèrent pas non plus à revenir sur les murs et plafonds des rues. La première qu'ils virent était une affiche de Géosécure. Le sourire de Fly s'effaça soudain.

L'entreprise lui était totalement étrangère : il ne pouvait que deviner qu'elle était très importante dans la ville sous la Terre, puisque ses affiches étaient placardées un peu partout, mais depuis quelques heures, il savait qu'elle possédait un certain lien avec leur quête.

Elle avait notamment eu comme employée haut placée pendant des années Delphine Rochal, qui n'était autre que la défunte mère d'Ella pour laquelle ils enquêtaient. C'était la première fois que Fly avait entendu ce nom, Ella elle-même n'avait jamais songé à le lui dire. Il avait maintenant l'impression que la pulsation de son cœur s'accélérait dès qu'il entendait le nom de cette femme, ou celui de cette entreprise qui avait été fortement liée à sa vie.

— Clémence ? commença-t-il en guettant une éventuelle mauvaise réaction de Miss Lalie.

La guide se tourna vers lui sans un mot, et ralentit même un peu pour qu'il vienne à sa hauteur et qu'ils puissent parler. Lalie suivait, derrière, les yeux toujours plongés dans le paysage.

— Tu connais cette entreprise, demanda le jeune homme en un petit geste de la tête vers l'affiche, Géosécure ?

— Bien sûr que je la connais ! s'exclama Clémence comme s'il s'agissait d'une évidence. C'est une des plus grandes puissances de Géopolis, et cela même parce qu'elle est nécessaire. Géosécure s'occupe de l'entretien des galeries, notamment du point de vue de la sécurité, mais également pour la propreté, en général. Elle inspecte l'état de chaque rue, condamne celles qui sont trop dangereuses, répare celles qui peuvent l'être, et gère aussi la création de nouvelles galeries.

— C'est vrai que c'est nécessaire, ici... je n'y avais pas pensé.

— Et oui ! Vivre sous la Terre est dangereux sans une équipe organisée pour gérer le tout. Il faut se battre contre la gravité, ça n'est pas rien !

Fly n'avait jamais vu sous cet angle la vie ici. Il imaginait naïvement que si les gens y vivaient, c'était que la situation était sûre. Pourtant, veiller à éviter tout éboulement, et créer des structures solides demandait sûrement un investissement et une surveillance de tout instant.

— Ils ont un siège à Géopolis ? demanda-t-il, intéressé.

— Bien sûr ! Toute entreprise de la ville y a un siège !

— Et tu sais où il est ?

La guide plissa les yeux et posa son menton entre ses doigts.

— Il faut seulement que je réfléchisse un peu, mais je devrais savoir. Sinon, j'irai me renseigner. A vrai dire ça n'est pas un endroit très touristique, c'est surtout une grande usine. Il n'y a pas de beauté ni de mystère, juste... une entreprise, quoi.

— Ça m'est égal, j'aimerais des renseignements.

— Tu es louches, Fly. On dirait que tu mènes une enquête.

Son silence était sûrement éloquent. Il ne pouvait pas vraiment lui répondre que oui, il cherchait quelqu'un avec Ella pour qu'elle puisse se venger. C'était son secret ; leur secret maintenant qu'elle le lui avait partagé, mais il se devait d'avoir un minimum de respect pour la confiance qu'elle lui avait accordée. Il n'avait pas non plus envie de mentir à la guide, qui s'occupait gentiment d'eux depuis qu'ils l'avaient rencontrée. Sa crédibilité était de toute façon inexistante depuis le moment où il avait rabattu son regard sur les quelques mètres de sol irrégulier devant lui et arrêté de répondre alors qu'il avait été si bavard à l'instant précédent. S'il lui mentait, elle le saurait. Dans tous les cas, elle savait déjà qu'elle avait raison.

— Qu'est-ce que tu cherches, au juste ? demanda-t-elle. C'est en rapport avec elle ?

Elle fit un léger geste du menton vers l'arrière, désignant Miss Lalie qui parlait pour elle même en sautillant comme si elle voulait attraper un papillon inexistant.

Fly soupira. Il n'était décidément pas fait pour supporter des secrets et mentir, s'éloigner des autres pour se protéger et se méfier constamment. Il serait sûrement réconfortant et reposant de se confier, pour une fois.

— En réalité... commença-t-il, encore un peu hésitant, nous cherchons quelqu'un. Enfin, elle cherche quelqu'un et moi je l'aide.

— Chercher quelqu'un, rien que ça ?

— Oui, on a très peu d'indices, et le premier menait ici. Le second mène à Géosécure, et c'est pour ça que je voudrais y aller.

C'était maintenant au tour de Clémence d'être silencieuse. L'ambiance était plus tendue qu'avant, les deux jeunes gens hésitaient à parler et le faisait avec le plus grand sérieux, réfléchissant comme ils le pouvaient entre chaque phrase, chaque information. Il y avait autour d'eux moins de monde et donc un silence plus sourd dès que la guide s'engageait dans une rue moins populaire. Seule la voix fluette de Miss Lalie derrière ajoutait un peu de couleurs au paysage sonore réduit à néant.

— Je suis désolé, continua-t-il d'un ton anxieux, je ne peux pas vraiment t'en parler, c'est... c'est son histoire, à elle...

Clémence tourna vers lui son regard d'ébène, et sourit tendrement.

— Je comprends.

Elle releva subitement le menton, son sourire redevenu empreint de fierté et sa démarche, motivée.

— Je ne t'en demanderai pas plus, clama-t-elle comme s'il s'agissait d'un discours. Je vous aiderai en vous guidant. Cela dit, si vous avez besoin d'aide, vous savez que je suis là pour vous aider !

— Merci... D'ailleurs Clémence... Pourquoi est-ce que tu nous aides ? On ne te donne rien en échange, en revanche tu perds du temps. Tu n'as rien de mieux à faire ?

La jeune femme soupira et laissa pendre ses bras et sa tête pendant quelques secondes, avant de se redresser subitement et de répondre :

— Les gens ne veulent jamais payer pour mes services ; s'il y a de l'argent, tout le monde refuse tout de suite ! Alors j'essaye de montrer que je peux être utile, que j'en vaux la peine gratuitement d'abord pour fidéliser les gens, et puis... bah je vous aime bien, voilà ! Y a-t-il vraiment besoin de se justifier pour pouvoir aider quelqu'un ?!

Fly resta un instant silencieux. Lui non plus ne l'avait pas payée. Il était peut-être trop radin ou égocentrique, mais c'est plutôt normal de vouloir économiser son argent quand on n'est qu'un adolescent sans aucun revenu qui part en vacances sur les réserves économiques de sa tutrice, non ?

— Tu... tu n'as aucun argent ? demanda-t-il, inquiet.

— Si, bien sûr que si, j'ai quand même des missions qu'on me donne, je trouve du travail ici ou là. Mais le problème, c'est que je suis guide. Enfin, j'aimerais bien être guide ; je connais tout par cœur – et c'est bien la seule chose que je sache faire – ce serait tellement agréable que les touristes comptent sur moi quand ils viennent visiter la ville...

— Je suis désolé, dit timidement le jeune homme.

Clémence tourna vers lui son visage perplexe ; les boucles noires de ses cheveux venaient frapper ses épaules dès qu'elle esquissait un mouvement.

— Pourquoi es-tu désolé ? Tu n'as rien fait, que je sache.

— Parce que je fais partie des gens qui n'ont pas voulu te payer...

Un sourire se peignit sur son visage, légèrement triste mais comme attendri.

— Ne t'inquiète pas, Fly. Je comprends totalement que tu n'aies pas beaucoup d'argent. Tu étais prêt à te perdre tout seul pour te passer de moi.

— Heureusement que tu étais là, ajouta-t-il rapidement.

La jeune femme remonta instantanément son menton, son air supérieur et fier était revenu.

— Bien sûr, répondit-elle dans un grand sourire. Je suis devenue indispensable !

Elle se voûta à nouveau presque immédiatement.

— Je ne t'en veux pas, Fly. Je vous aime bien, ça me fait plaisir de vous aider. Et puis votre quête, ça a l'air important. Alors si vous pouvez trouver ce quelqu'un plus facilement grâce à moi...

Fly serra les poings. Il avait un peu trop tendance à se refermer sur lui-même et ne pas oser, mais quelques fois, il fallait prendre son courage à deux mains.

— Clémence, clama-t-il, avant de repartir de Géopolis, je te paierai.

La guide se tourna soudainement, ébahie.

— Tu ne peux pas faire ça, rétorqua-t-elle. Je te rappelle que tu n'as pas beaucoup d'argent, c'est toi qui me l'as dit !

— J'évite de le gaspiller, mais vu tous les services que tu nous rends, ce serait de l'abus de ne rien te donner. Je ne dis pas que je te couvrirai d'or mais... Laura m'a donné de l'argent pour couvrir les frais du voyage, je pense que tu ne serais pas de trop.

La guide sourit, émue.

— Merci, répondit-elle calmement, sincère. Laura... c'est quelqu'un de ta famille ?

— En quelques sortes oui, c'est ma tutrice.

— Tu es orphelin ?

L'intéressé hocha la tête. Il avait toujours un sourire aux lèvres, ce qui semblait étonner son interlocutrice.

— Je n'en garde aucune rancœur, l'éclaira-t-il, l'orphelinat où j'étais ne traumatisait pas du tout les enfants, on y vivait très bien, et Laura compte vraiment beaucoup pour moi, comme une mère. Et puis mes vrais parents, je ne les ai jamais connus, donc je ne peux pas être triste pour eux.

— Ça semble logique, répondit Clémence, comme impressionnée.

La galerie qu'ils étaient en train d'emprunter déboucha sur une avenue plus grande, et comme plus lumineuse. Les gens y grouillaient comme des fourmis, et Clémence s'arrêta, satisfaite.

— Notre discussion va devoir s'arrêter là, Fly. Nous voici arrivés à la serre.

Les murs terreux et monotones étaient en effet parsemés de fenêtres de verre qui laissaient passer une lumière aveuglante. Quelques mètres plus loin, une gigantesque porte transparente engloutissait des gens par dizaines, et on entrapercevait déjà la verdure des plantes qui respiraient à l'intérieur.

— La serre ! s'émerveilla Miss Lalie, dont on avait presque oublié l'existence jusque là.

La jeune fille s'élança en avant, et Fly dut presque courir entre les gens pour ne pas la perdre de vue.

Il lança un regard amical à Clémence en guise d'au-revoir. La guide le lui rendit, puis fit calmement demi-tour pour regagner l'ombre étroite d'où elle venait.

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