Chapitre 16
Cela faisait des mois que Fly n'avait pas mangé d'autre viande que du poisson, et son palais l'en remercia fort agréablement. Les saveurs animales dans sa bouche se changeaient en un balais d'étincelles et de douceur.
Il en ressentait toujours le goût plusieurs minutes après être sorti, et nageait comme dans une sorte de torpeur, après un repas si bon. Miss Lalie aussi semblait avoir apprécié. Elle n'avait pas fait de commentaire, mais s'était jetée sur la pièce de viande qui trônait dans son assiette et continuait désormais de sautiller avec son habituel sourire émerveillé.
Les deux amis déambulaient toujours dans la même galerie, et il y avait désormais moins de monde. Fly était plus serein : Lalie avait moins de chance d'embrocher quelqu'un par inadvertance maintenant. Le tunnel semblait devenir plus petit au fur et à mesure que sa densité diminuait, et les terrasses et boutiques laissèrent bientôt place à de simples habitations.
Fly et Miss Lalie avançaient toujours calmement, il faisait frais et il n'y avait ni vent pour fouetter le visage, ni Soleil pour frapper la peau. La ville était complètement isolée par son manteau de terre. Contrairement à l'image que le jeune homme s'en faisait, les galeries n'étaient pas étroites. Un claustrophobe ne pourrait peut-être pas s'y balader serein, mais elles étaient aussi larges qu'une rue de l'extérieur, voire plus, et hautes comme plusieurs étages d'immeubles.
Ce n'est qu'au bout de quelques minutes que Miss Lalie rompit le silence instauré entre les deux amis :
— Quand est-ce que Fly va poser les valises ?
L'intéressé s'arrêta soudainement. Il n'avait pas du tout pensé à chercher où était leur logement. D'après ce qu'il avait compris, ils dormiraient dans une sorte de petit gîte quelque part, ainsi ils éviteraient la foule d'un hôtel. Ça serait moins dangereux pour Miss Lalie, et plus secret, pour Ella.
Il lâcha les valises, et fouilla ses poches à la recherche du papier sur lequel serait inscrite l'adresse de leur logis. Il le trouva rapidement et le déplia pour en énoncer le contenu.
— 36 Galerie des Nuages. Nous sommes bien avancés ! Je ne sais pas du tout où c'est.
— Fly n'a pas de carte ?
L'intéressé secoua négativement la tête en un soupir désespéré.
— Bon, retournons sur nos pas, proposa-t-il en empoignant les valises.
Les deux amis firent donc demi-tour et marchèrent au pas de course jusqu'aux ruelles bordées de terrasses. Miss Lalie sautillait toujours, comme si de rien n'était, mais Fly était beaucoup plus tendu : livré à lui-même, il avait peur de ne pas trouver son chemin, de ne pas savoir se débrouiller seul. Laura s'était faite un sang d'encre à l'idée qu'il parte sans elle, qu'il prenne son envol comme un oiseau quittant son nid, et elle aurait eu raison s'il se perdait avant même d'avoir pu poser sa valise dans le logement qu'il avait pris soin de réserver au téléphone quelques jours plus tôt.
Lorsque la première terrasse – ou plutôt la dernière, étant donné qu'ils étaient à contresens – pointa le bout de son nez, Fly était épuisé. Miss Lalie virevoltait et continuait sans se soucier de quoi que ce soit, mais lui était manifestement moins endurant qu'elle, ce qui était sûrement le fruit des longues marches sur les pontons d'Hydran pour aller à la serre, ou même à l'école, et de l'entraînement vigoureux d'Ella.
Il s'arrêta alors quelques secondes, et s'appuya sur ses cuisses pour se reposer un peu.
— Fly est fatigué.
L'intéressé ne répondit même pas, il reprit simplement les valises pour faire quelques mètres de plus, tranquillement, cette fois-ci. La panique lui faisait vraiment faire n'importe quoi, et ce n'en était pas la peine : ils avaient encore une bonne partie de l'après-midi pour trouver le gîte, et Miss Lalie semblait aller très bien.
— Bon, fit-il en s'arrêtant. Nous pouvons voir s'il n'y a pas quelques panneaux et demander notre chemin aux passants, comme sur Hydran, ou retourner à l'aéroport, qu'on devrait trouver facilement, et demander notre chemin au personnel là-bas. Il y a peut-être des plans de Géopolis d'ailleurs, ça pourrait nous être utile !
— Vous êtes perdus ? demanda une voix féminine derrière eux.
Fly se retourna. Il y avait, assise nonchalamment à une table, une jeune femme aux cheveux noirs bouclés et au teint pâle, qui sirotait une boisson d'un air supérieur.
— Euh... non, répondit Fly, méfiant, nous savons où aller pour trouver notre chemin.
L'inconnue tourna vers lui un regard perplexe.
— Vous cherchez une adresse que vous n'avez pas, récapitula-t-elle. Vous pouvez donc marcher jusqu'à l'aéroport, puis trouver une carte et la suivre avec peine – car je ne sais pas si vous êtes au courant, mais Géopolis est sur plusieurs niveaux, donc contrairement à Hydran, son dédale ne fait pas que s'étendre sur les côtés ; ou demander à chaque passant dans quelle direction vous devez aller, mais encore faut-il qu'ils connaissent l'adresse que vous leur montrer ; ou sinon... je peux vous y conduire.
Fly jeta un regard à Miss Lalie, cherchant une approbation ou un regard de méfiance, mais la jeune femme regardait toujours les murs, un sourire naïf sur les lèvres.
— Et pourquoi vous nous y conduiriez gratuitement ? demanda-t-il.
— Je n'ai jamais dit que ça serait gratuit, répondit la femme sur un ton de défi.
— Je suis désolé, répondit Fly d'un ton impassible en reprenant son chemin, mais je n'ai pas beaucoup d'argent donc je ne suis pas prêt à payer quelqu'un.
— Attendez ! le héla l'inconnue d'un air soudain plus désarçonné, je n'ai pas dit que ça serait cher...
— Même si ce n'est pas cher, je vous ai dit que je n'ai vraiment pas beaucoup d'argent – vous savez, je ne travaille pas encore, donc le seul fait de payer le voyage et le gîte me coûte déjà beaucoup – donc je n'ai pas envie de payer vos services.
Il reprit les valises en main et avança vers l'aéroport sans un regard pour la femme. Elle se leva subitement, la sueur perlait presque sur son front. Elle semblait hésiter, paniquée, puis leur cria soudain :
— Je vous y mène gratuitement !
Fly se retourna, surpris par ce soudain changement de caractère.
— Vous n'allez pas vous passez de services qui vous sont offerts, quand même...
Forcé de reconnaître que les choses tourneraient à son avantage s'il acceptait son offre, le jeune homme – après un rapide regard à Miss Lalie qui semblait toujours dans la Lune – accepta.
— Vous n'allez pas le regretter, continua la femme en retrouvant son sourire carnassier.
Elle avait repris de la vigueur, et paya rapidement le restaurant avant de rejoindre les deux touristes, arborant de nouveau son air supérieur.
— Je m'appelle Clémence, affirma-t-elle en se tenant bien droite. Et vous ?
— Je suis Fly et voici Miss Lalie.
— Je suis la seule à avoir un prénom normal ici ?! s'exclama-t-elle en se mettant en route.
Le jeune homme jeta à nouveau un regard à sa partenaire, qui le lui rendit cette fois-ci, mais sans perdre son précieux sourire.
Le binôme suivit donc sa guide, qui slalomait entre les tables et les personnes comme une professionnelle. Elle se tenait toujours droite et avançait sans hésiter, si bien que Fly se demanda même si elle n'essayait pas de les attirer dans une ruelle sombre pour les voler.
Elle s'arrêta soudain à un carrefour où il n'y avait presque personne, à l'entrée d'une ruelle plus petite, et fronça les sourcils, la main sur la tête.
— La Galerie des Nuages vous avez dit ? Laissez-moi quelques secondes...
Elle semblait réfléchir, peut-être essayait-elle de visualiser la ville à la recherche de l'adresse.
— Clémence est perdue ? demanda innocemment Miss Lalie.
— Non pas du tout, répondit l'intéressée, il faut juste que je... trouve dans la ville, vous savez il y a beaucoup d'adresses donc je ne peux pas instantanément savoir où aller.
— Donc le chemin parcouru jusqu'ici, c'était du bluff ? demanda Fly, perplexe.
— Non, non, s'empressa de répondre Clémence. Je savais que c'était par ici... mais maintenant taisez-vous, si vous voulez bien, je dois me concentrer.
Elle resta quelques minutes debout, à marmonner l'adresse, parfois ponctuée de « non, ce n'est pas ici » ou de « ah oui ça doit être par là », jusqu'à ouvrir les yeux dans un grand sourire digne de Miss Lalie et de s'écrier :
— Je l'ai ! Allons-y !
Toute gaie, elle s'engagea à vive allure dans la petite galerie et tourna assez rapidement à droite. Elle avait désormais un grand sourire, et semblait jubiler de retrouver son chemin. Miss Lalie la suivait en sautillant, partageant son enthousiasme, et Fly fermait la marche, agacé.
— Vous êtes sûre que c'est par ici ? demanda-t-il lorsqu'elle s'engouffra dans une toute petite galerie qui ferait paniquer n'importe quel être de surface.
Il semblait étrange que leur gîte se trouve dans un endroit aussi perdu ! Le jeune homme était méfiant, depuis quand proposait-on gratuitement ses services ?
Clémence se tourna vers lui et afficha un sourire machiavélique.
— C'est un raccourci, annonça-t-elle sur un ton effrayant.
Elle s'y engagea sans plus attendre, satisfaite de l'emprunter. Miss Lalie sauta dedans, et Fly dû se résoudre à la suivre.
Le plafond était beaucoup moins haut, et il faisait très sombre. L'éclairage n'était manifestement pas aussi qualitatif que dans les rues touristiques ou encadrées par de grands immeubles. Le sol était plus irrégulier, et les maisons semblaient plus rudimentaires. L'odeur de la terre était également plus présente, débarrassée de toutes celles qui émanaient de la vie humaine.
La traversée de la galerie étroite sembla durer des heures à Fly, qui ne pouvait qu'être inquiet d'être dans un endroit si désert avec une guide si étrange. Après quelques virages, une petite patatoïde lumineuse apparut à l'horizon, et le jeune homme ne put que saluer sa croissance, qui annonçait la fin du passage douteux.
La rue déboucha soudain sur une galerie où marchaient quelques gens, éclairés par la lumière abondante. Fly se tourna vers Clémence, qui lui jetait un regard empli de fierté et d'insolence. « Tu vois ? J'avais raison ! » semblait-elle proclamer par son petit sourire narquois.
La guide se remit en route, et s'arrêta à peine quelques minutes après.
— Vous voici, très cher monsieur et très chère madame, dans la Galerie des Nuages, annonça-t-elle d'un ton exagéré. A quel numéro étiez-vous attendus ?
— Le trente-six, répondit Fly, dépité.
Clémence fit quelque pas, les yeux fermés et le torse bombé, et esquissa une révérence, désignant de sa main droite une maison dont seules la porte et les fenêtres se creusaient dans la roche, d'un geste délicat.
— Le numéro trente-six, répéta-t-elle de son ton caricatural.
Fly s'approcha. La maison semblait superficielle, comme une fausse façade pour tromper les touristes, mais le numéro trente-six était affiché sur une petite plaque étincelante, et l'on percevait de la lumière derrière la vitre floutée de la porte.
— Comme vous le voyez, continua la guide, vous êtes arrivés à bon port, et ce sans encombres, sans blessures et plus rapidement. J'ose espérer que vous saurez récompenser la formidable guide qui vous a menés jusqu'ici...
— J'ai dit que je ne vous paierai pas ! rétorqua le jeune homme, agacé.
— Allez, supplia Clémence les mains jointes, pas grand-chose, juste une pièce, s'il-vous-plaît !
Fly ne put s'empêcher de rire, cette femme était une vraie caricature !
— Bon, d'accord, céda-t-il, amusé, juste une pièce !
Il sortit son porte monnaie et en retira un petit cylindre brun qu'il déposa dans sa main.
— Merci ! s'exclama alors la guide.
A s'extasier comme ça dans un si grand sourire, elle ressemblait à Miss Lalie, qui, elle, attendait sagement en arrière-plan, les yeux glissant sur le décor.
— Au revoir, Clémence, conclut Fly en s'avançant vers la porte.
— Au revoir ! répondit la guide en s'éloignant, joyeuse. N'hésitez pas à m'appeler si vous avez besoin d'aide, je suis l'oreille de cette ville !
Elle s'éloigna alors, les gestes rapides. Fly toqua à la porte de la maison. Lorsqu'elle s'ouvrit, il put constater qu'elle ressemblait en intérieur à n'importe quelle autre maison. Il n'y avait rien de son aspect rudimentaire de rocher, seulement des meubles, des couleurs chaudes, et un gros monsieur prêt à lui répondre.
— Nous avons réservé un appartement, annonça-t-il.
Quelques minutes plus tard, Miss Lalie et lui posaient enfin leurs valises. Leur logement n'était pas très grand, mais bien assez pour deux, et suffisamment à l'écart des autres pour qu'Ella puisse s'y sentir sereine. En tout cas, ils pourraient parler de leurs affaires secrètes sans crainte d'être écoutés par une oreille indiscrète.
Tout s'annonçait pour le mieux.
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