Chapitre 10
Le lendemain soir, Fly n'avait toujours pas vu Ella pendant la journée. Bien résolu à aller chez le vieux Kan sans elle, il la suivit docilement jusqu'à chez lui, et fit mine de s'engager sur son ponton. Lorsqu'elle eut disparu depuis plusieurs secondes voire minutes, il fit marche arrière et sortit de son ponton. Il bifurqua, avant de se rendre compte qu'il ne savait pas comment se rendre chez le vieil homme.
« Quel idiot » pensa-t-il.
Il redressa la tête et regarda devant lui. Il était sûr qu'il fallait partir par là. Le premier tournant ne pouvait tromper : il fallait aller vers l'océan. Le jeune homme se mit donc en route, s'efforçant de se rapprocher du bord de la ville. A chaque tournant, il réfléchissait un peu, essayant de plonger dans ses minces souvenirs. Malheureusement, il n'avait fait le chemin qu'une fois, et il eut vite fait de s'embrouiller l'esprit et finalement choisir au hasard. Il n'était même pas simple de savoir qu'on allait vers l'océan, puisque tous les pontons étaient pareillement bordés d'eau. On distinguait seulement que les cabanes devenaient légèrement plus espacées, moins grandes, les pontons plus étroits et sinueux. Mais la différence était peu perceptible tant la ville était grande.
Le jeune homme était néanmoins convaincu d'avancer dans le bon sens. Si jamais il se retrouvait au bord de l'océan au mauvais endroit, il n'aurait qu'à longer la bordure et trouverait la maison du vieux sage.
Rassuré par cette idée, il se mit en marche de plus belle. Le temps restait clément, et la marche n'était pas désagréable, si on oubliait un instant le sentiment inquiétant d'être pris au piège dans un labyrinthe immense. Il marchait désormais aussi vite que Miss Lalie, mais la cadence l'essoufflait, et il dut bientôt s'arrêter pour reprendre ses esprits.
— Eh bien mon garçon, vous allez bien ? demanda une voix masculine.
Fly redressa la tête pour regarder son interlocuteur.
C'était un homme d'une trentaine d'années – comme Laura – qui faisait bien une tête de plus que lui. Le personnage avait l'air sympathique, d'autant plus qu'il se souciait de sa santé.
— Euh, oui, ça va... répondit le jeune homme dans un souffle.
— Vous n'avez pas besoin d'aide ? insista tout de même son interlocuteur.
Fly réfléchit quelques secondes. Il devait aller seul chez le vieux Kan, mais, perdu comme il l'était, il n'était pas sûr de pouvoir trouver son chemin. Cet inconnu n'allait pas le pister, ni les attaquer, lui et le vieil homme.
— Je suis légèrement perdu... répondit-il alors. Est-ce que vous savez où habite...
Il hésita encore quelques instants avant de conclure :
— Le vieux Kan ?
Le trentenaire se mit à réfléchir, regardant au loin, sourcils froncés.
— Ce vieil homme me dit vaguement quelque chose, mais je ne saurais pas dire où il habite... conclut-il. Sauriez-vous dans quelle zone c'est ?
— Quelle zone ? Euh... je ne sais pas bien... Je sais à quoi ressemble sa maison, et je sais qu'il habite près du bord de la ville dans la périphérie Nord-Est...
L'homme se mit à nouveau à réfléchir, il essayait sûrement de visualiser de quelle zone il pouvait bien s'agir.
— Et tu pourrais décrire un peu cette maison, ou les maisons alentour ? demanda-t-il.
— C'est une maison... bizarre... commença Fly pas très convaincu. Elle est bleu foncée, abîmée, de travers...
— Ah ! l'interrompit l'inconnu. Je vois de laquelle tu parles. Cette maison est si singulière que je m'en souviens bien ! Alors.
Il se mit à regarder ses pieds, le menton sur la main.
— Je me souviens à peu près de la direction que tu dois prendre.
Le regard de Fly s'illumina. Il n'était plus perdu !
— Tu dois aller par là-bas, puis tourner à droite au troisième embranchement, puis à gauche et quatre pontons plus loin, à droite, et aller tout droit pendant relativement longtemps avant de tourner à gauche puis encore à droite et... je ne me souviens plus bien mais tu ne devrais plus être très loin.
— Merci beaucoup ! s'écria Fly, convaincu que son voyage arriverait bientôt à sa fin.
Après avoir salué l'inconnu, le jeune homme se mit donc en route, comptant les pontons qui partaient sur la droite pour avoir le bon.
A droite, puis à gauche. Puis tout droit jusqu'au cinquième ponton, où il tourna à droite. Puis... il devait aller tout droit. Mais il ne savait pas combien de temps rester ainsi.
Alors Fly continua sa route tout droit sans ralentir l'allure. Lorsqu'il commença à nouveau à se sentir essoufflé, il tourna à droite au premier embranchement, puis, un peu plus loin, à gauche.
Il ne savait désormais plus quoi faire. Il était sûrement plus proche qu'avant, mais il ne savait pas vraiment où aller.
Alors qu'il s'adossait à une cabane pour se reposer un peu et réfléchir, une femme s'arrêta devant lui et lui demanda :
— Est-ce que vous allez bien, jeune homme ? Vous m'avez l'air perdu. Est-ce que vous avez besoin d'aide ?
Décidément, les habitants d'Hydran avaient pour habitude d'aider les autres. Hésitant légèrement à demander le chemin à une deuxième personne, Fly se résolut à parler.
— Est-ce que vous savez comment aller à une vieille cabane bleue de travers ? Il faut que je me rende par là-bas et je suis perdu...
La femme, d'une quarantaine d'années, portant des bottes imperméables, de longues manches retroussées et un tablier étincelant devant son pantalon, évalua le décor autour d'elle.
— Tu devrais partir par ici, fit-elle en pointant une direction. Avance tout droit sur ce ponton, et au bout de cinq ou six pontons transversaux, tourne à gauche. Avance encore un peu puis tourne à droite et tu devrais y être.
En suivant ses conseils, le jeune homme arriva enfin à proximité de la vieille cabane bleue. Lorsqu'il la vit à l'autre bout d'un ponton, il en fut si soulagé qu'il se mit à courir dans sa direction. Il s'arrêta quelques secondes pour souffler, avant de toquer à la porte du vieil homme.
Personne ne lui répondit, si bien que Fly crut un instant qu'il avait fait tout ce chemin pour rien. Mais bientôt, la porte s'ouvrait tendrement, en un souffle, et le visage du vieux Kan apparut, légèrement méfiant, dans l'entrebâillement.
— Ah, c'est toi, murmura-t-il en le reconnaissant.
Son visage arborait désormais son sourire calme et apaisant.
— Entre donc, l'enjoignit-il en ouvrant la porte. Fly, c'est bien ça ?
— Oui c'est ça, confirma l'intéressé.
Le vieil homme s'assit dans un coin de sa sombre cabane, droit comme un i, les mains croisées sur les cuisses, son regard ferme braqué sur lui.
Fly fit quelques pas, un peu stressé.
— J'espère que vous allez bien, commença-t-il pour temporiser.
Et voilà, il avait fait tout ce chemin, déterminé à changer les choses et à parler au vieil homme, et maintenant qu'il l'avait en face de lui, il était si déconcerté qu'il ne pouvait que marmonner des banalités.
— Je vais très bien, je te remercie, répondit le vieux Kan sur un ton des plus posés.
Il ne continua pas la conversation, continuant de fixer le jeune homme. Tout était sombre, de la cabane de bois aux volets fermés desquels ne filtraient que quelques rais de lumière, aux habits même du vieil homme, qui semblait être une statue figée dans le temps.
— Je ne m'attendais pas à ta visite, continua l'ermite.
Fly prit le temps de bien choisir ses mots avant de lui répondre. Il ne fallait pas qu'il commette d'imprudence.
— Est-ce que vous connaissez une personne qui semble très proche de Miss Lalie ?
— A part toi et moi, personne ne semble assez ouvert d'esprit pour converser avec une jeune femme comme elle.
Son ton était tranchant. Il était sûr de lui, cela ajouté à son regard infaillible et à l'absence totale de violence dans sa voix, il semblait impossible de douter de ses affirmations. Pourtant, Fly persista à répondre.
— C'est étrange, parce que Miss Lalie m'a parlé d'une très proche amie...
Le jeune homme hésita un instant. Le vieil homme qui avait semblé si bienveillant avait désormais un regard implacable qui donnait envie de s'enfuir à toutes jambes ou se terrer dans un trou.
— Elle s'appelait Ella, acheva-t-il.
Son interlocuteur ne cilla pas, il restait immobile comme fait de marbre, puis son regard changea un peu.
— Tu connais donc Ella, dit-il.
— Euh... oui, répondit Fly. Vous aussi ?
— Je connais Ella, confirma le vieil homme. Mais je n'irais pas jusqu'à dire qu'elle et Miss Lalie sont amies.
— Elles sont pourtant très proches, non ?
— Proches, mais pas amies. L'amitié implique une sorte de complicité, d'amour et d'entraide. Aucune des deux ne ressent ces choses-là à l'égard de l'autre.
Il était vrai que Miss Lalie ne connaissait pas Ella, et qu'Ella semblait haïr Miss Lalie.
— Toi, en revanche, continua le vieil homme, tu m'as menti.
Fly se tourna d'un coup vers le vieil homme, et planta son regard dans le sien, désemparé.
— Tu m'as dit que Miss Lalie t'avait parlé d'Ella. Je sais que c'est faux.
— Euh... oui, pardon, c'est vrai que j'ai menti mais je ne savais pas comment aborder le sujet.
— Il est vrai qu'Ella n'aurait pas aimé que tu dévoiles son existence, tu as bien fait. Tu es venu seul jusqu'ici ?
— Euh... oui, j'ai eu du mal à trouver mon chemin, mais j'ai demandé un peu d'aide à des passants...
Le visage du vieil homme se crispa.
— Tu as dit à des gens où j'habitais ?
— Le premier ne savait pas où vous habitiez mais connaissait votre maison, et la deuxième, je n'ai pas dit que c'était pour vous voir...
Il sembla se détendre un peu, et adopta son sourire calme habituel, bien qu'il semblât un peu plus forcé qu'à l'habitude.
— Très bien. Bon, je ne vais pas te reprocher d'avoir demandé ton chemin, tu ne connais pas bien la ville et il n'a vraiment pas dû être facile pour toi d'arriver jusqu'ici sans Miss Lalie.
Fly fut rassuré que le vieil homme lui pardonne et reconnaisse sa difficulté.
— La prochaine fois, attends plutôt Ella.
Il fit une pause pendant laquelle il détourna pour la première fois son regard du jeune homme, pour le planter quelques secondes sur quelque chose dans sa cabane qui trônait sûrement dans un recoin d'obscurité.
— D'ailleurs, comment as-tu su que tu pouvais venir me voir sur ce sujet ? Tu l'as déduit ?
— Miss Lalie m'a dit que vous saviez tout sur elle, et elle l'a même répété deux fois, je me suis donc dit que vous étiez sûrement au courant de... de son... sa... sa différence...
Le vieil homme ne put s'empêcher de sourire tendrement devant la maladresse de son invité.
— Ella a peut-être réussi à l'influencer pour que Miss Lalie te transmette un message subtil, ça serait très intéressant de pouvoir étudier ce genre de phénomènes.
Le silence emplit totalement la cabane, avant que le vieux Kan reprenne :
— Cessons donc de parler subtilement et venons-en au fait. Que veux-tu savoir ?
Le jeune homme eut un sursaut en entendant son hôte parler si directement.
Et il se trouva rapidement bien bête.
— Je... je ne sais pas vraiment... j'imagine...
— Si tu cherches à aider Ella, ça sera très difficile. Ça m'étonnerait qu'elle te demande de l'aide, elle n'aime pas les gens et ne fait confiance à personne, à part moi.
Fly hocha la tête en silence.
— Je ne sais pas si vous êtes au courant... mais Ella m'a attaqué, c'est comme ça que j'ai appris que Miss Lalie...
— N'est qu'une des deux personnalités qui habitent ce corps, compléta le vieil homme.
Il se mit alors à froncer les sourcils, prenant conscience de la phrase qu'il venait d'entendre.
— C'est très étonnant.
— Ah oui ?
— Ça ne ressemble pas à Ella de se dévoiler ainsi alors qu'elle fait toujours tant d'efforts pour se cacher du monde. Est-ce que tu sais pourquoi ?
Le vieil homme semblait réellement inquiété. Après avoir ressemblé à un grand-père affectif puis à un psychopathe angoissant, il faisait désormais penser à un homme normal.
— Eh bien, répondit le jeune homme, elle pensait que je voulais lui faire du mal parce que je l'avais suivie... Après cela, elle m'a emmené chez elle pour m'expliquer la situation, elle m'a dit qui elle était, et son désir de vengeance. Elle m'a dit qu'elle m'avait attaqué à cause du journal...
Le vieux Kan fronça les sourcils.
— Quel journal ? demanda-t-il d'un ton inquisiteur.
— C'était un numéro de L'Ecume Citoyenne, répondit le jeune homme. Il y avait quatre gros titres sur la couverture, et nous n'avons regardé qu'eux pendant le trajet du retour.
— Et de quoi parlaient ces articles, continua le vieil homme d'un ton lugubre qui redevenait angoissant.
Fly réfléchit un instant. Il avait lu et relu les gros titres, il devrait pouvoir les citer malgré le regard insistant du vieil homme.
— Il y en avait un qui parlait d'un restaurant panoramique sur l'immeuble au centre de la ville... Le deuxième parlait... d'un ponton qui avait brûlé quelque part sur Hydran... Le troisième... parlait d'une histoire de diamants à Géopolis...
— A Géopolis, tu as dit ? répéta le vieil homme.
— Euh... oui, c'est ça, vous pensez que c'est ça qui a pu déclencher sa colère ? Ça n'aurait aucun sens, c'est de loin l'article le plus distant de la vie réelle d'Hydran...
— Ella habitait à Géopolis, avec sa mère, autrefois. Elle faisait des crises dès que quelque chose lui rappelait sa mère, et c'était très fréquent puisqu'elle avait vécu là-bas avec elle. Il a donc été décidé qu'elle quitterait la ville, et j'ai proposé qu'on l'achemine ici, pour que je puisse veiller sur elle. Elle est toujours surveillée, mais étant majeure, elle n'a plus de personne pour s'occuper directement d'elle, et elle se débrouille très bien d'ailleurs.
— Attendez, Ella est majeure ?!
— Oui, elle a actuellement dix-neuf ans. Elle a redoublé plusieurs classes, notamment les petites, à cause de son traumatisme.
— Eh bien, je ne pensais pas qu'on avait une telle différence d'âge...
— Tu as seize ans, c'est ça ?
Fly acquiesça en silence. Il avait encore du mal à imaginer que la naïve Miss Lalie puisse avoir trois ans de plus que lui. Le vieil homme le regardait toujours, il semblait s'être un peu détendu mais conservait un air grave.
— L'article de journal a dû provoquer en elle un stimulus, en lui rappelant son passé. Elle a sûrement dû vouloir en savoir plus en lisant les détails de l'article.
— Pour essayer de trouver des indices qui la rapprocherait de l'assassin de sa mère ?
— Exactement. Ella ne rêve que de le retrouver pour se venger. La moindre piste est très intéressante pour elle, il n'est donc pas étonnant qu'elle se précipite dessus. Si tu veux l'aider, je pense que c'est le seul moyen, l'aider à se renseigner.
— D'accord...
Les lèvres du vieillard s'étirèrent dans un sourire paternel, le même que celui qu'il arborait si souvent, mais qui l'avait quitté depuis que leur conversation avait pris un tournant plus sérieux.
Fly se mit alors lui aussi à sourire. Le vieux Kan était beaucoup plus rassurant ainsi. De plus, il avait trouvé ce qu'il était venu chercher : un moyen d'aider son amie.
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