3
Ils restèrent devant le champ pendant cinq bonnes minutes, partagés entre l'ennui et l'incompréhension.
Mertzev pouvait encore deviner la piste sommaire derrière le couvert sombre des tiges.
Cette végétation inconnue leur barrait la route, insolente, et un sentiment primitif, terré tout au fond de son cerveau, lui soufflait qu'ils feraient mieux de rebrousser chemin.
Kardinski finit par abaisser la gueule graisseuse de son fusil, aussi pensif que les autres.
Au loin, le soleil achevait sa course pénible, teintant le ciel d'une couleur d'hématome pourpre et boursouflé, comme si le firmament crachait l'excès de sang dont les hommes l'abreuvaient depuis le début de la guerre.
D'après la carte, le village de Darpa Khel se trouvait en amont quatre kilomètres plus loin, près d'un bras rachitique de la rivière, sûrement réduite à un ruisseau boueux par la canicule impitoyable.
Le silence pesant durait et Mertzev n'arrivait toujours pas à prendre de décision.
Traverser ce champ ne lui disait rien de bon.
Ce n'étaient pourtant que des fleurs inoffensives. Leur BTR n'aurait aucune peine à se frayer un passage dans cette fragilité de charbon.
— Capitaine ? interrogea enfin Averine en s'approchant de lui.
Mertzev sortit de sa rêverie confuse, arrachant son regard de la plantation.
— Qu'est-ce qu'on fait ? poursuivit le jeune homme.
— On traverse, pardi, rétorqua Kardinski. Que veux-tu faire d'autre ? J'ai raison, hein, capitaine ?
— On traverse, affirma-t-il au plus grand plaisir de Kardinski. Averine, tu conduis.
L'intéressé ne fit aucun commentaire.
Soulagé de ne plus avoir à prendre les commandes de cet engin de malheur, Vitaïev s'installa sur la carcasse près de la PK, bientôt rejoint par Kardinski.
Le soldat Joukov, resté près de son supérieur, fit mine d'arracher une des fleurs à portée de sa main.
— Non, le prévint Mertzev.
Joukov haussa des épaules mais ne dit rien, grimpant ensuite sur le véhicule blindé.
AKM éraflée en bandoulière, le capitaine ne bougea pas. Un drôle de murmure flottait au-dessus du champ, et ce n'était pas la mince brise chaude qui venait de se lever.
Les fleurs demeuraient parfaitement immobiles.
Sans couleur. Sans odeur. Sans présence.
Juste une image, se dit Mertzev.
Ils feraient peut-être mieux de s'en aller.
Le bruit de la mise en route du moteur, un grondement guttural, orageux, le fit sursauter. En se retournant, il vit que toute la troupe fixait sur lui des regards perplexes.
— Très bien, dit-il pour lui-même plus que pour les autres, car le halètement du BTR était trop fort.
Il monta sur la cuirasse mangée par la rouille et la poussière, et Averine poussa les gaz. Le véhicule piqua du nez dans le champ, bringuebalant sur les aspérités du terrain.
Les premiers rangs de fleurs se couchèrent, fauchés par les roues du mastodonte.
Puis Mertzev entendit un craquement, un bruit horrible de moelle croquée par les mâchoires d'un molosse et à côté de lui, Vitaïev se mit à hurler.
Il hurlait, hurlait à s'en déchirer la glotte, le doigt pointé sur quelque chose en contre-bas.
Alerté par le vacarme même derrière le blindage, Averine arrêta la machinerie.
— Mon Dieu, mais qu'est-ce que c'est ? balbutia Kardinski alors que Vitaïev se calmait enfin, rassuré par la main de Joukov sur son épaule.
Mertzev ne sut quoi répondre.
Les pneus crantés du BTR s'étaient figés dans une mare épaisse et violacée. Les tiges et les têtes avaient formé une bouillie sanglante horrible et l'odeur... l'odeur montant vers ses narines était métallique, cuivrée, saturée de fer jusqu'à la nausée.
Tout le bas du véhicule en était enduit comme s'ils venaient de rouler dans un charnier.
La puanteur était si prenante que, blêmissant, Mertzev se plaqua une main sur le bas du visage.
— Est-ce qu'il y avait un corps... en dessous ? demanda Vitaïev d'une voix tremblante.
Joukov lui jeta un regard hagard.
— Qu'est-ce qui se passe ? s'exclama Averine en émergeant de l'écoutille. J'ai l'impression d'avoir écrasé...
Il se tût en voyant la traînée écarlate tracée par le BTR.
Dans la nuit tombante, elle devenait bordeaux, grumeleuse, dessinant un trait droit parfaitement perpendiculaire à la roche claire.
— Putain, lâcha-t-il.
— Reste là, aboya le capitaine à son adresse alors qu'il faisait mine de descendre à terre.
Averine l'ignora, sautant à pieds joints dans la mouise visqueuse. Vitaïev, bien qu'ayant retrouvé son calme, grimaça en le voyant se pencher sur le sol sale.
Le jeune soldat réprima un haut le cœur et se redressa au bout d'un court instant.
Mertzev le rejoignit de mauvaise grâce. Sous ses semelles, la boue infâme, mélange dégoûtant de suc et de terre, clapotait à l'instar d'un marécage.
La quantité de matière organique était bien trop important pour appartenir à un seul corps.
Il n'osait pas regarder sous le BTR.
— Il n'y a rien dans les roues, l'informa alors Averine, mais cela ne le soulagea pas. Je crois que...
Personne ne parlait. Il s'empara d'une fleur couchée près d'une mare rougeâtre.
Assoiffé, le désert se gorgeait déjà de ce jus incompréhensible.
— C'est étrange, éructa Averine.
D'aussi près, dans le creux de sa main, le bubon floral se révéla bombé et gras tel un œuf pourri trop longtemps laissé au soleil.
Répugné, il l'écrasa entre ses doigts.
Avec un claquement humide, la chose éclata, noyant ses phalanges repliées d'un liquide sirupeux et sombre.
Mertzev eut envie de vomir.
— Regardez, dit le soldat, atone. Regardez ce qu'il y a à l'intérieur, capitaine.
Il s'approcha, écœuré, et vit.
Dans la coupelle formée par la main rougie d'Averine, baignant dans une mince flaque de sang artériel à moitié coagulé, flottaient des osselets minuscules.
Des dents de lait et des vertèbres à peine formées.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top