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Qu'est-ce que quoi ?
En russe, on n'emploie pas de termes comme monsieur ou madame. Pour s'adresser à quelqu'un avec respect, on va donc user du prénom et du patronyme.
La PK est l'abréviation de Poulemiot Kalachnikova , mitrailleuse Kalachnikov en français, arme d'assaut sur bipied
L'AKM est l'acronyme de l'Automate Kalachnikov Modernisé, souvent confondu avec son célèbre ancêtre, l'AK-47.
Le VDV est une troupe aéroportée.
***
L'air avait un arrière-goût de galette de boue.
Un vent paresseux charriait des volutes sèches, ouvrant les portes de la fournaise infernale tapie entre les vallons. Pour eux, chercher refuge entre les parois boulonnées du BTR était exclu.
Autant s'enfermer dans un caisson entouré de braises.
Alors, haletant et poissant leurs treillis de fatigue et de transpiration, ils s'entassaient dans les minces parcelles d'ombre que projetait le véhicule à l'arrêt.
Le zénith de l'astre blanc était impitoyable. Il aplatissait le paysage jauni, le transformant en gravure vive, aux contours brouillés par les ondulations.
Mertzev avait l'impression de regarder une cassette vidéo à l'image striée de bandes. Parmi la troupe, il était le seul à venir de la ville, et donc à posséder un magnétoscope.
Tout comme sa mère, son appareil VHS était resté au pays.
— Je n'ai toujours pas compris ce que le commandement veut qu'on foute à Darpa Khel, soupira Averine, le dos contre les grosses roues sales de leur pachyderme d'acier.
Il était jeune, Averine. Vingt-deux ans, guère plus, mais il avait le même regard que les autres, celui d'une bête traquée. La mort dans les yeux et cigarette à la bouche.
La fumée faisait tousser Joukov à ses côtés, mais il en avait cure.
Le capitaine Mertzev, penché sur la carte froissée que trimbalait Vitaïev, haussa des épaules.
— C'est la guerre, rétorqua Kardinski, accroché à sa gourde de flotte comme une mère à son enfant. Les ordres d'en haut.
— Ferme ta gueule, lui balança négligemment Averine en tirant sur son mégot. Ce n'est pas à toi que je posais la question.
— Quelle question ? s'étonna l'autre.
— Darpa Khel, précisa Averine. Alors, capitaine ?
Mertzev s'arracha des hiéroglyphes géographiques imprimés sur le papier, qu'il avait posé à plat près de la PK.
— C'est une mission de reconnaissance, dit-il. Tu étais où, quand on nous a donné l'assignation ?
— Je dormais, Timour Alexandrovitch, s'excusa Averine, penaud.
— Il dormait, singea Kardinski. Il dormait pendant qu'on avait du mal à fermer l'œil à cause de ses foutus... cris d'artillerie... canons automoteurs de merde...
— D'après le rapport de la septième de Novorossiïsk, poursuivit le capitaine, faisant impasse sur la grogne de l'engagé Kardinski, les hommes de Darpa Khel ont fui dans les montagnes depuis longtemps. Nous devons le confirmer auprès de l'état-major.
— La septième, railla alors Vitaïev, sortant de son silence.
— Ben quoi, la septième ? dit Averine.
— Fichu VDV, répondit Vitaïev. Faut-il qu'on se tape encore le boulot à leur place.
— Techniquement, commença le capitaine Mertzev en repliant la carte avec précaution.
Il fut interrompu par un claquement graisseux. Averine venait de retirer la bandoulière de deux-cents cartouches de leur seule PK.
Mertzev fronça des sourcils.
— Techniquement, reprit-il, je vous rappelle qu'on fait aussi partie du VDV. Oleg Borisovitch, laissez la PK tranquille.
Averine se répandit en excuses. C'était lui qui était en charge de leur mitrailleuse de neuf kilos, et il prenait son entretien un peu trop à cœur selon le capitaine.
Ils se remirent en route quatre heures après.
En pleine journée, aucun d'eux ne conduisait le BTR-70 plus d'une heure sous peine de syncope.
Ce fut Vitaïev qui s'y colla cette fois-ci, torse nu pour épargner à sa vareuse les ravages de la sueur. Il garda néanmoins son béret bleu, ce qui lui attira immanquablement les moqueries de Kardinski.
Les quatre autres s'installèrent sur les flancs plats du véhicule, à la recherche du moindre courant d'air frais.
Le BTR cavalant à environ soixante-dix kilomètres-heures sur terrain plat, ils pouvaient ainsi échapper à la morsure impitoyable de l'atmosphère calcinée.
Le blindé laissait derrière lui un voile de mariée fait de graviers et de poussière s'étirant en longs rubans. Les volutes recouvraient les arabesques tracées par les roues.
Avalé par l'horizon trouble, le soleil disparut enfin dans une explosion mielleuse, teintant le paysage d'orange sombre.
— Arrêt, dit alors Mertzev. Il y a un obstacle !
Comme il ne pouvait couvrir le rugissement des deux moteurs du transport, il se résigna à taper la carlingue avec la crosse de son AKM.
L'engin ne s'arrêta pas.
— Arrêt ! beugla le capitaine, puis il tira en l'air.
La machine cala si brutalement qu'il faillit être catapulté au sol.
Mertzev jura en se rattrapant au fuselage.
L'écoutille béante livra passage à un Vitaïev au visage congestionné.
— Je m'étais évanoui, Timour Alexandrovitch, avoua-t-il d'un ton lugubre. Vous avez bien fait de tirer.
— Évanoui, répéta le capitaine. Qui conduisait, alors ?
Le pilote se passa une main incertaine sur le front. Il baignait littéralement dans son propre jus.
— Le Saint Esprit, j'imagine, dit-il en portant la main à la croix orthodoxe autour de son cou.
Parmi eux, Vitaïev était le seul à aller à l'église. Cela faisait longtemps que le gouvernement avait cessé de persécuter ceux qui priaient un autre dieu que le rouge.
Ce n'était évidemment pas au goût de tout le monde, même au sein de la troupe.
Pour Mertzev, la religion semait la discorde et pourrissait les âmes.
Il s'était souvent disputé avec Vitaïev à ce sujet.
— Remets ta vareuse, lui dit-il après l'avoir laissé boire de tout son saoul. T'es pas à la plage.
Obéissant à contre-cœur, le soldat enfila sa marinière bleue striée de blanc.
— Casque, signala Mertzev.
— Capitaine, si je mets le casque, mon cerveau va frire, protesta l'intéressé.
— Et un pruneau dans ta tronche, c'est mieux à ton avis ? coupa-t-il. Casque. Dieu ne dévie pas les balles.
— Pourquoi on s'arrête ? demanda le conducteur en posant la protection sur sa tête d'un geste lent.
— Parce qu'il y a plus de route, le railla immédiatement Kardinski, nerveux. Ouvre les yeux.
— Il pouvait pas le voir, fit remarquer Averine. Il était évanoui sur le volant.
— J'aimerais t'y voir, tiens. T'asseoir dans une étuve à soixante degrés, tout ça parce que nos chers ingénieurs n'ont pas mis la ventilation.
— Tu t'es cru en Amérique ? lui demanda Averine.
— Il a raison, intervint Mertzev. Averine, tu conduis après. On verra si t'es un robot.
— Sauf votre respect, capitaine, le seul robot ici, c'est vous, lâcha le jeune soldat dans un mouvement d'humeur.
— Tu conduis deux heures.
— Merde, se désola l'autre. Mais la PK ? Qui...
— T'occupe pas de la PK, rétorqua le capitaine. C'est quoi ton problème avec ce truc ? C'est ta fiancée ou quoi ?
L'autre ne répondit pas. Un silence.
— Ce sont des fleurs, non ? intervint Kardinski, changeant de sujet. L'obstacle, je veux dire.
Il fut le premier à descendre, bondissant du blindé, l'AKM dans les mains, comme s'il comptait tirer sur les plantes. Mertzev le suivit de peu.
Les autres restèrent à leur place.
La raison qui avait poussé le capitaine à arrêter le véhicule prenait la forme d'une longue ligne épaisse et noire. Parfaitement rectiligne, elle coupait la route avec la netteté d'un trait de scalpel. C'était un champ sans limites visibles, composé de minuscules têtes de jais, enfilées sur des tiges tout aussi sombres.
Avec la tombée du soir, une légère brise s'était levée, mais les choses ne bougeaient pas, comme emprisonnées par une cloche de verre invisible.
— Ça ressemble à des tulipes, dit Kardinski, sans baisser son fusil. Ou à de l'opium.
Mertzev fixa le champ immense d'un air pensif.
Dans le crépuscule mourant, la plantation extraordinaire ressemblait à une flaque de pétrole répandue par accident.
Le capitaine mit quelques secondes à comprendre ce qui le dérangeait le plus avec cette apparition sortie du néant.
Les fleurs n'avaient absolument aucune odeur.
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