Thibaut
Tuc-haut (11 septembre 22h45)
Une fête a été organisée au Tuc-Haut. Toutefois, le comportement de certains semble étrange. Jo et Thibaut qui dansent collé-serré, Liam qui se décident à utiliser le sang de Domitien, Galilée à nouveau victime de son allergie à la magie...
Soudain, l'ex-prétorienne s'aperçoit que Chloé n'est plus là et c'est l'affolement général. Mais Sam ordonne à tout le monde de se taire. Qu'a-t-il entendu ?
Ce chapitre reprend les événements un peu en arrière : Jo et Thibaut sont en train de danser.
Thibaut
Je n'ai jamais apprécié les fêtes. Aucune fête. Mais j'avoue que celle-ci est la plus réussie à laquelle j'ai jamais assisté. Je profite, je m'amuse, je m'éclate.
Et je danse.
Oui, oui ! Aussi incroyable que cela paraisse, je danse.
Mon cerveau s'est mis en pause et je laisse la mélodie me bercer. Il n'y a plus que la musique, sa mélopée étourdissante et mon lâcher-prise. Sans doute la belle brune qui se balance en rythme contre moi est-elle responsable de cette métamorphose ? Mais pour le moment, je préfère croire que son don d'influence lui a échappé. Et puis, de toute façon, cela m'est égal. Elle seule compte, sa peau bronzée, son parfum envoûtant et ses yeux sombres...
Je lui souris et elle me rend mon sourire.
Aussitôt, je me sens vibrer d'une énergie exquise. Enfin, quelqu'un qui ne me rejette pas ! Pour la première fois depuis longtemps, peut-être même depuis toujours, je me laisse aller sans arrière-pensée, je m'abandonne sereinement au moment présent et j'oublie tout. Mes responsabilités de chef, la perte de ma météorite, la cryogénisation de ma mère, la disparition de mon père, Newton et le garçon pour qui j'ai remué ciel et terre, mais qui me bat froid sans que je sache pourquoi...
Surtout le garçon qui me bat froid sans que je sache pourquoi !
Soudain, la musique s'arrête. Brutalement tiré de ma transe, je me fige.
Face à moi, à l'instar des autres danseurs, ma cavalière frappe dans ses mains. À la hâte, Rémy change de disque et Bonnie Tyler se met à vociférer dans les enceintes.
Aussitôt, Jo recommence à se trémousser et je l'imite. Maintenant que j'ai le rythme et que je ne crains plus le jugement de mes pairs, c'est devenu un automatisme. Mes jambes et mes bras savent comment bouger et le reste de mon corps suit la musique, se déhanchant au diapason de ma partenaire.
Elle me sourit et je lui rends son sourire.
L'ivresse nous prend, vertigineuse. Jo passe ses bras autour de mon cou, je pose mes mains sur son bassin. Nos regards se verrouillent et l'atmosphère se charge d'électricité.
Nos lèvres se rapprochent. Lentement. Inexorablement...
Mais au moment où elles vont se rejoindre, de grands cris retentissent, surpassant ceux de Bonnie Tyler. Comme pris en flagrant délit d'un crime abominable, nous nous éloignons brusquement l'un de l'autre. Quelqu'un coupe le groupe électrogène. Les projecteurs s'éteignent et la musique s'interrompt. À quoi rime tout ce bazar ? Pourquoi Galilée s'époumone-t-elle après sa sœur ? Et pourquoi Charlotte réclame-t-elle si fort Sampa ?
Je cligne des paupières.
Furieux d'avoir une fois de plus laissé mon corps prendre le pas sur mon cerveau, je fuis les yeux de Jo pour balayer la salle du regard.
Bien m'en a pris !
Face à face, sur le pas de la porte menant au vestibule, Galilée et Charlotte sont sur le point d'en venir aux mains.
— Bordel ! braille ma sœur. Ta débile de frangine s'est cassée avec ma chienne. Si jamais il lui arrive quelque chose à cause d'elle, je...
Vite ! De peur que mon ex ne lui refasse le portrait, j'agrippe l'inconsciente et la tire en arrière.
— Tu ne lui feras rien du tout, lui assené-je, parce qu'elle n'est qu'une petite fille alors que toi, tu es presque une adulte.
Ai-je, malgré moi, usé de ma Voix d'Autorité ? Ou les yeux méprisants que Sam pose sur elle sont-ils en cause ? À mon grand soulagement, Charlotte se tait. La sentant désormais capable de se dominer, je la lâche pour m'intéresser à Galilée. Pâle, toute raide comme si sa dernière heure était arrivée...
Ne l'ayant jamais vue ainsi, aussi vulnérable, l'effroi me gagne à mon tour. Qu'ai-je manqué pendant mon bref moment d'égarement ?
En quête d'une explication, je me retourne pour scruter les visages de mes amis. Alarmés par ces cris d'orfraies, petits et grands se sont rassemblés derrière moi. Mais comme tout le monde a l'air plus intrigué qu'inquiet, je ramène mon attention sur Sam. Immobile et tendu, on dirait un animal aux aguets.
Dans sa main, il tient un pistolet sorti d'on ne sait où..
— Taisez-vous ! ordonne-t-il. Écoutez ! Vous n'entendez rien ?
Nous tendons tous l'oreille. Néanmoins, j'ai beau me concentrer, je ne perçois rien d'inhabituel. Juste un silence si assourdissant qu'il en paraît agressif. Seuls le troublent le tic-tac lancinant de l'horloge comtoise, nos souffles oppressés et nos cœurs qui cognent comme des marteaux-piqueurs.
Quelques secondes passent pendant lesquelles mes neurones tournent aussi vite que mon état semi-comateux le permet, puis Jo explose.
— Bordel, Sam ! Ça t'amuse de nous faire peur ou quoi ? Je n'entends rien.
— Jo, la calmé-je, c'est justement ça qui n'est pas normal. Il n'y a plus aucun bruit.
— Par les cuisses de Jupiter ! s'écrie Galilée. Je n'y avais pas fait attention, mais tu as raison. L'orage s'est arrêté.
La surprise est telle que l'espace d'un instant, nous restons là, immobiles, telles des statues de la stupéfaction, à nous interroger du regard.
— Comme ça, d'un coup, remarque Alison, c'est vraiment étrange.
— Ça pue, oui ! s'exclame Charlotte.
— Il y a sûrement de la magie là-dessous, souffle Liam.
À ces mots, mes poils se dressent sur ma peau. D'un coup, tout devient clair dans ma tête. Le Voyageur s'est mis à bombarder la Terre de nouvelles ondes. Et je les ai senties. Cela explique ma perte de contrôle et ma danse endiablée, le comportement aberrant de Galilée et l'effervescence générale. D'ailleurs, maintenant que j'en suis averti, je le perçois, le changement dans la texture même de l'air. On dirait qu'il a gagné en tangibilité. Comme s'il était vivant...
— Du surnaturel, suggère Nicolas.
— De la sorcellerie, halète Jo.
— Des diableries, s'affole Jesse. Des maléfices !
Agacé à la fois par l'irrationnalité de mes camarades et par le tour incongru qu'ont pris mes pensées, je ne peux pas m'empêcher de ramener ma science.
— Mais arrêtez de débloquer ! Il s'agit juste de technologie alien.
Liam lâche un soupir tel un dernier souffle de vie. Drapé dans le long manteau noir de son ennemi, sous l'éclairage tremblotant des bougies et des lampes à pétrole, il me fait penser à l'un de ces démons sexy qui hantent les covers des livres de romantasy.
— Tu peux l'appeler comme tu veux, les répercussions seront les mêmes. Il va encore nous arriver tout un tas de trucs bizarroïdes.
Cherche-t-il à conjurer les catastrophes qui s'annoncent ? Il resserre son costume de tueur autour de lui. Un frisson d'horreur nous traverse tous, une tension presque tangible révélant notre malaise. Même moi, le chantre de la raison, j'ai soudain l'intuition que quelque chose de définitif va se produire.
Oui, c'est sûr. Aussi sûr que la mort !
— Bordel ! gémit Galilée. Chloé...
— T'inquiète, dis-je. On connaît tous ta sœur et sa curiosité maladive. Elle aura voulu voir ce que le Voyageur fabrique.
— Mais oui, embraye Liam, elle est tellement réceptive à sa magie !
Furieux contre cet abruti qui a fait exprès d'employer le terme que j'ai proscrit de mon vocabulaire, je plonge mes yeux dans les siens. Évidemment, ce couard détourne la tête et je ne vois plus que sa joue, la cicatrice qui la déchire et sa peau boursouflée qui doit horriblement le faire souffrir.
Une grande amertume me submerge.
— Et bien sûr, ajouté-je, Sampa l'a suivie.
— Sauf qu'aucun être vivant, triomphe Liam, ne peut échapper à mon super-pouvoir.
En quête des auras des deux disparues, il laisse tomber ses paupières. Est-ce une conséquence des ondes aliens qui perturbent l'atmosphère et troublent mon cerveau ? J'ai une conscience aiguë de la présence du beau brun, de chacun des battements de son cœur et même de son manteau infernal. D'ailleurs soudain, ce dernier me paraît bien moins malfaisant, comme si contrairement à ce que je craignais, l'artefact pernicieux s'était laissé attendrir au contact de son nouveau propriétaire et avait peu à peu perdu de sa nocivité.
— Ça alors ! s'exclame mon ami. C'est vraiment bizarre...
Son auditoire se fige dans un instant de surprise hagarde.
— Tu ne les as pas trouvées ? mugit Galilée.
— Elles ne sont pas là ? s'épouvante Charlotte.
Liam rouvre les yeux. Dans son regard, je lis tout l'étonnement du monde.
— Vous bilez pas, je les ai localisées...
— Elles vont bien ? l'interrompt Galilée.
— Pourquoi t'as l'air aussi estomaqué alors ? renchérit Charlotte.
— Mais putain ! m'énervé-je. Du calme. Laissez-le parler...
Tout le monde se tait. Si Sam serre convulsivement la crosse de son arme, Liam n'a absolument pas l'air inquiet. Alors, je me détends. Aussi étrange que cela puisse paraître, j'ai une confiance absolue en son jugement.
— Elles sont sur l'esplanade, nous révèle-t-il. Devant le château.
Un instant, nous restons statufiés à nous demander comment elles ont pu arriver là, puisque toutes les portes sont fermées à clé et le pont-levis relevé. Puis des cris retentissent, des jurons et des commentaires, dominés par les vociférations de Charlotte et de Galilée.
— Faut aller les chercher ! décide la première.
— On devrait déjà être dehors ! s'insurge la seconde.
Aussitôt, j'élève la voix, m'inscrivant en faux contre leur précipitation.
— Non. On ne sait pas ce qui nous attend à l'extérieur...
Aussitôt, le tohu-bohu reprend. Tandis que chacun y va de ses suppositions, je porte ma main gauche à la poche de mon jean. Mais me rappelant soudain que ma météorite n'y est pas, je stoppe net mon geste. Tandis qu'une sueur glaciale gicle de mes pores, une sensation horrible me noue l'estomac.
Plus jamais je ne la serrerai dans mon poing. Plus jamais je ne bénéficierai de son soutien. Plus jamais je ne pourrai faire appel à elle pour recouvrer des forces.
Désormais, je devrai m'en sortir par moi-même.
Bien décidé à dissimuler mon émoi, j'avale une grande goulée d'air. Sans doute ai-je inhalé par la même occasion une trop forte dose de la saloperie alien qui traîne dans l'air, micro-organismes ou nanoparticules, la salle se met à tourner devant moi.
Je serais tombé si Liam ne m'avait pas rattrapé.
— Hey mec, me chuchote-t-il, faut décompresser. Ce n'est pas parce que nous t'avons choisi comme chef que tu es responsable de tout ce qui nous arrive !
Est-ce dû à son murmure rassurant dans le creux de mon oreille ? Ou à la chaleur de sa main sur la peau nue de mon bras ? Immédiatement, je me sens mieux, remonté à bloc, comme neuf.
Espérant que l'armure d'indifférence dont il a cuirassé sa souffrance s'est définitivement fendue, je plonge mes yeux dans les siens. Hélas ! Il remet illico son masque d'impassibilité et dénoue son étreinte. Piqué au vif, je revêts aussi le mien et regarde autour de moi. Tout à leurs interrogations, mes amis n'ont rien remarqué. Alors vite ! Avant que mon esprit ne commence à se repasser en boucle ce moment hors du temps, je me racle bruyamment la gorge.
Tout le monde se tait.
D'instinct, je prends une grande inspiration, remplissant mes poumons d'une grosse bouffée d'air vicié. Immédiatement, comme si je venais de prendre une longue taffe de cannabis, je me sens revigoré, prêt à affronter les membres de notre petite communauté.
— Estelle et Maëva, décrété-je, vous garderez les enfants.
Je m'interromps pour étudier mon auditoire. J'enregistre tout, la raideur de Sam, l'émoi de Jo, l'angoisse de Galilée, la fureur de Charlotte et les yeux brûlants de Liam. Impossible d'en obliger certains à rester enfermés dans le château.
— Les autres, vous venez avec moi.
Aussitôt, Sam fonce vers le hall d'entrée et nous lui emboîtons le pas. Le temps pour moi de récupérer mon Glock dans ma veste accrochée à une patère, ils sont tous agglutinés près de la porte donnant sur la Cour Basse.
Elle est entrebâillée !
— Vous m'attendez là, ordonne notre chef de guerre. Je sors.
— Et si tu arrêtais de te la raconter ? l'attaque Jo. Liam nous l'a assuré, on ne court aucun risque.
— Il a raison d'être méfiant, interviens-je. C'est peut-être un piège. Un Altéré qui saurait dissimuler son aura...
Lassé de toutes ces tergiversations, Sam tire brusquement sur la poignée de la porte. Son Beretta braqué droit devant lui, il disparaît dans l'entrouverture. Alors que dehors, il aurait dû faire nuit noire, un timide rai de lumière se fraie un chemin par la fente pour aller éclairer le sol.
— C'est bon, crie notre éclaireur. Vous pouvez venir.
J'ouvre en grand et nous sortons. La lune aurait-elle réussi à percer la couche de cendres qui obscurcit l'atmosphère ? La Cour Basse est baignée d'une étrange clarté, si froide que l'on se croirait dans une morgue ou un abattoir.
Imité par mes compagnons, je lève les yeux vers le ciel. Il n'y a rien. Ni Voyageur, ni vaisseau spatial. Alors, nous restons plantés là, totalement déconcertés, à observer les petites poussières en suspension. Est-ce le fait de cette étrange ambiance mystique ? Je ne me sens pas plus inquiet que ça. Et je ne suis pas le seul, tout notre groupe semble serein. Sam range son arme, je fais de même et c'est d'un pas énergique que nous traversons la barbacane pour enfin émerger à l'extérieur du château.
Le pont-levis est baissé.
Sans doute devrions-nous nous demander comment une enfant de six ans s'est débrouillé pour manier un mécanisme que même un adulte a du mal à actionner ? Peut-être pourrions-nous nous inquiéter des eaux noirâtres qui bouillonnent dans les douves, de l'air envoûtant, des portes qui s'ouvrent toutes seules ou des volets qui battent les murailles ? Nous n'en avons rien à faire. Seule compte la fillette qui se tient sur l'esplanade, totalement immobile, les yeux tournés vers le lointain.
Sampa assise à ses pieds, elle scintille telle une étoile descendue du ciel.
Nous pressons le pas...
Les deux fugueuses se retournent. Tandis que Chloé se jette dans les bras de Liam, la chienne court vers sa maîtresse pour lui faire une fête de tous les diables.
Mortifiée par l'indifférence de sa sœur, Galilée passe devant eux, raide comme un cadavre. Et c'est au moment où je la retrouve sur l'esplanade, devant la route en lacets qui monte au Tuc-Haut, que je comprends l'origine de l'étrange luminosité qui m'a tant intrigué.
Baignant dans un large halo de lumière surréelle, le petit bois qui se dresse à flanc de colline illumine tout le voisinage d'une drôle de lueur synthétique.
Mais putain ! Que se passe-t-il encore ?
Mon cœur accélère comme un diable à ressort. Je devrais frissonner d'effroi, peut-être même défaillir. Toutefois, je ne ressens rien d'autre qu'un mélange d'appréhension et d'émerveillement. Et avant que mon cerveau n'ait pu se remettre en marche, une impression de bonheur ineffable m'empoigne, si intense que j'en ai les larmes aux yeux.
Fragilisée par la magie qui sature l'atmosphère, Galilée chancelle. Ainsi que Liam l'a fait avec moi, je lui empoigne le coude, lui évitant de tomber. Mais l'ex-prétorienne se raidit et sans doute m'aurait-elle envoyé au tapis si Chloé ne lui avait pas attrapé la main. Immédiatement apaisée par les ondes réconfortantes que la fillette lui insuffle, la belle blonde se tourne vers moi et me sourit.
Nous serions probablement tombés dans les bras l'un de l'autre si nos amis n'avaient pas choisi ce moment pour nous rejoindre dans un concert d'exclamations stupéfaites ou suspicieuces.
— C'est quoi, ce truc ? demande David.
— Un incendie ? s'inquiète Jesse.
— Impossible, déclare Nicolas. Avec l'humidité ambiante, rien ne peut brûler.
— Alors, suggère Medhi, c'est le Voyageur.
— N'importe quoi ! s'esclaffe Florian. La lumière viendrait du ciel. Pas de la terre...
— Il pourrait s'agir de l'un de ses fragments, propose Rémy, enfoui dans ce bois.
— Lors de la Nuit des Étoiles Filantes, révèle Alison, une météorite est tombée près du Tuc-Haut. On l'a longtemps cherchée, mais on ne l'a jamais trouvée.
Complices, comme s'ils ne s'étaient jamais disputés, Jo et Sam éclatent d'un beau rire aérien, dont les échos se répercutent dans le lointain, puis se transforment en poussières de lumière.
— Vous, constate calmement Stéphane, vous l'aviez retrouvée.
— Ce qui m'étonne, réfléchis-je tout haut, c'est que cet artefact ait attendu plus de deux ans pour se réactiver.
— Oui, embraye Sam. Bizarre qu'il ait précisément choisi ce soir pour se réveiller !
— Surtout que l'orage s'est pile arrêté au même moment, remarque Galilée.
— C'est comme la magie de Noël ! ricane Liam. Sauf qu'on est le 11 septembre.
— Et s'il n'y avait aucune raison de s'angoisser ? intervient Jo. Le Voyageur cherche peut-être juste à nous manifester son soutien...
Nous nous tournons tous vers elle. Il faut avouer que son hypothèse est séduisante. Rien, en effet, n'indique que ce phénomène soit dangereux. Après tout, ma propre mététéorite a souvent volé à mon aide !
— Ton interprétation est un brin anthropocentrique, dis-je, mais il y a de l'idée. L'artefact a sans doute simplement réagi à la techno alien qui imprègne l'atmosphère.
Charlotte, qui jusque-là était sagement restée à l'écart, se rapproche. Sous ses sourcils froncés, ses yeux lancent des éclairs.
— Mes pauvres, siffle-t-elle. Quelle naïveté ! Vous vivez chez les Bisounours...
Tout le monde la dévisage. Satisfaite d'avoir ramené l'attention sur elle, ma sœur shoote dans une motte de terre. C'est mon cœur qu'elle meurtrit.
— Hé, dis-je posément. Ça va bien, les insultes ! Tu devrais t'expliquer au lieu de nous agresser.
Elle plonge son regard dans le mien. À ma grande surprise, elle a l'air franchement étonnée.
— C'est impossible que tu n'aies pas compris. C'est quand même toi, le génie de la famille.
Un ange passe. J'essaie de réfléchir, mais mon cerveau embrumé et l'attention de mes camarades fixée sur moi ne m'aident pas vraiment.
— Bordel ! finit-elle par s'énerver. Ça crève les yeux, pourtant. Cette météorite envoie un signal.
À peine s'est-elle tue qu'un frisson glacé dévale mon échine.Comment ai-je pu ne pas m'en rendre compte ?
— C'est ça, m'exclamé-je. Elle fait savoir sa position.
— Ou la nôtre, intervient Liam.
— E.T. Téléphone. Maison (1), conclut Galilée.
Personne ne relève, personne ne réagit. Un silence de mort règne maintenant sur l'esplanade où nous restons tous figés, choqués, incrédules. Pourquoi est-ce que ça nous arrive à nous ? N'avons-nous pas déjà assez souffert ?
— Mais... mais..., bégayé soudain Jo, ce n'est pas forcément mauvais, si ?
Bien que je ne sois pas loin de partager son avis, je ne pipe pas mot. J'ai la tête ailleurs. Dans le ciel. Dans l'espace. Parmi les étoiles et les comètes. Je flotte dans l'infini. Je vole dans le noir. Je tourne autour de notre planète avec le Voyageur. Je fonce vers elle en compagnie de ses sbires. Je...
Quelqu'un crie à côté de moi, me ramenant à la réalité. La lumière s'est tamisée pour laisser place à une douce pénombre.
Halluciné-je ? J'ai l'impression d'assister à un tremblement de ciel. D'abord saisi d'un violent frisson, le firmament s'effondre soudain sur le Tuc-haut. Il glisse sur les champs inondés, dérape sur les forêts humides, ricoche sur les collines rocailleuses, puis rebondit jusqu'aux tréfonds de l'obscurité.
Pendant un instant, un étrange mal de terre me prend, tel un vertige devant l'immensité. Heureusement, mon malaise se dissipe aussi vite qu'il est apparu, à point nommé pour me laisser profiter du spectacle suivant.
Comme ça, sans signe avant-coureur, à brûle-pourpoint, la voûte cosmique explose en une infinité d'éclats de lumière. Bizarrement, ceux-ci semblent se figer dans le vide. Puis d'un coup, le temps reprend son cours et ils s'animent. Dessinant une myriade de points étincelants, ils fondent droit sur nous.
Des météores.
Des milliers et des milliers de météores.
Tandis qu'autour de moi, les cris de surprise le disputent aux exclamations de ravissement, je sens ma respiration s'accélérer. A-t-on juste affaire à une nouvelle pluie d'étoiles filantes ou le Voyageur vient-il de se briser en d'innombrables fragments ?
La réponse à cette question n'a aucune importance. Qu'il s'agisse d'un accident ou d'une attaque volontaire, un bataillon entier de roches aliens s'apprête à prendre notre planète d'assaut et les conséquences pour l'humanité seront tout aussi désastreuses. Au mieux, ainsi que l'a dit Liam, il va encore nous arriver tout un tas de trucs bizarroïdes. Au pire...
À côté de moi, Jo éclate de rire, aussitôt imitée par la plupart de nos compagnons. Mais quels inconscients ! Ils n'ont vraiment rien compris.
Bon, d'accord, la plupart de ces artefacts se vaporiseront dans l'atmosphère avant de frapper la Terre.
Mais pas tous.
Les autres s'abattront sur le sol. Et alors, qui sait ce qu'il peut se passer ?
Déjà, l'air sent la pierre fondue, la lave fumante et le métal incandescent. Une odeur horrible qui me brûle la gorge et me pique le nez.
Je secoue la tête.
Un peu plus bas, un premier bolide percute le sol, suivi d'un deuxième, quelques secondes plus tard. Ensuite, le rythme des collisions s'accélère et mon cœur suit le même tempo.
Six battements pour six impacts.
Alors que mes amis applaudissent frénétiquement, je sens l'angoisse m'étreindre, insidieuse. Comment la juguler ? Je radarise les alentours. Bien que les ténèbres aient repris possession de la nuit, il me semble voir briller quelques éclats, éparpillés çà et là dans les champs, au pied du château.
Aussitôt, ma peau se hérisse et je me raidis. Mon pouls frappe tellement fort que je l'entends jusque dans mes oreilles. Mais peu à peu, un nouveau bruit couvre celui des battements de mon cœur. Un bruissement, tel un chuchotis dans ma tête.
Un appel.
Aussitôt, comme par enchantement, ma tension se relâche, mes doutes s'apaisent et mes muscles se détendent.
Le murmure enfle, enfle, jusqu'à ce que plus rien n'existe, à part lui et moi. Alors, d'eux-mêmes, mes pieds se mettent en mouvement. Au risque de me rompre les os, je m'élance sur la route qui descend dans la vallée.
Je cours.
Et, semble-t-il, je ne suis pas le seul à obéir à une autre volonté que la mienne. Certains de mes amis courent à mes côtés, tout aussi inconscients que moi du monde qui les entoure. Même si je ne parviens pas à les identifier, je sens leur présence, leur effroi, leur désir aussi, à travers une espèce de lien des plus étranges.
Je cours. De plus en plus vite. Je vole...
J'entends des cris, des voix qui protestent. L'une ressemble à celle de Claire, une autre me fait penser à Charlotte.
— Mais qu'est-ce que vous foutez ?
— Ça ne va pas, de cavaler comme ça !
J'accélère la cadence, le souffle court et le cœur au bord des lèvres. En moi, le murmure s'est fait plus pressant pour se transformer en une injonction expresse.
— Ne les écoute pas. Viens, viens, viens...
Mû par une impulsion incompréhensible, je vire à droite, et d'un bond, saute le fossé dans lequel se déchaîne un torrent d'eau saumâtre. Je dérape sur le sol boueux, me rétablis et fonce dans le champ.
— Viens, viens, viens... Je ne suis pas loin...
Je fends les hautes herbes, trébuche, me relève, écarte des branches basses, déchire mon jean sur des barbelés, m'égratigne les mains en repoussant des ronces, puis me fige, bouche-bée.
— C'est ça. Je suis là...
Je cligne des paupières.
Posée au creux d'une grosse racine recouverte de mousse, une météorite m'attend telle une gemme nichée dans son écrin de satin.
Un éclat de comète comme un saphir.
Aussi bleu que le ciel d'avant les cendres. Aussi pur qu'un diamant. Aussi lumineux qu'une supernova.
Étrangement séduit, presque envoûté, je redresse la tête pour balayer les alentours du regard. Je suis seul. Personne ne m'a emboîté le pas, personne ne me regarde.
Je me baisse et tends la main en direction de la pierre, mais arrête mon geste d'un coup. Me sachant sous influence, j'hésite. Dois -je m'en m'emparer ? La cacher ? L'abandonner là ?
Au-dessus de moi, les feuilles bruissent avec un bruit feutré. Un aboiement claque dans l'air, sec comme un coup de tonnerre, suivi d'éclats de voix. Se répercutant de loin en loin dans le silence de la nuit, ils me tirent de mon hébétude et l'urgence m'aide à me décider.
Une demi-seconde me suffit pour m'approprier le saphir d'un mouvement mécanique. Aussitôt, une douleur fulgurante me traverse la main, remonte le long de mon bras et descend dans ma poitrine. L'espace d'un instant, je me sens sombrer vers le néant.
D'instinct, je referme le poing sur l'artefact.
Aussitôt, contrairement à toute attente, la souffrance cesse et un étrange bien-être m'envahit. Des souvenirs qui ne sont pas les miens m'assaillent, la mémoire d'une civilisation disparue depuis la nuit des temps, des sensations inédites, la connaissance absolue...
Un petit coup de museau humide sur ma joue me fait sursauter et l'étrange connexion s'interrompt. L'haleine fétide qui me chatouille l'oreille achève de me ramener dans le monde des vivants. Je me relève pour cligner des yeux sur Sampa. Assise sur son arrière-train, elle me fixe, la langue pendante et le regard goguenard.
Je desserre la main pour étudier de plus près ma nouvelle météorite. Une roche bleu-marine plutôt légère, de quatre centimètres de diamètre, lisse et ronde telle une bille.
La version 2.0 de celle que j'ai perdue.
Déjà, je sais que plus jamais je ne pourrais m'en séparer. Comme d'une sœur jumelle, comme d'une amante. Depuis le début du Black-Out, ma tête ressemblait à l'une de ces fines chaînes qui ont trop traîné dans un coffre à bijoux. Pleine de nœuds embrouillés. Même mon pouvoir n'arrivait plus à en démêler les maillons. Mais maintenant que je l'ai ramassée, je réalise que mes pensées se sont à nouveau ordonnées.
À mes pieds, Sampa laisse échapper un gémissement étouffé, puis disparaît dans la nuit. En alerte, je dissimule mon saphir au creux de mon poing crispé, puis tends l'oreille.
Un craquement léger. Des brindilles froissées.
Quelqu'un approche. Quelqu'un dont je reconnais immédiatement la démarche...
Mon cœur battant comme celui d'une midinette, je m'extirpe du bosquet qui m'abritait et m'avance à la rencontre du nouveau venu. La lumière verte de l'émeraude qui brille dans sa main suffit à guider mes pas.
— Toi aussi, tu en as trouvé une ? me demande-t-il.
Nous nous sourions. Malgré le grand manteau noir dont il reste affublé, je le sens bien plus serein que ces derniers jours. Comme s'il avait retrouvé une certaine paix intérieure. Comme si son nouvel artefact réussissait déjà à combler le vide béant que sa confrontation avec Domitien avait ouvert en lui.
Je desserre le poing. A-t-il perçu la proximité de l'une de ses semblables ? Derechef, mon saphir étincelle à nouveau de mille feux.
Liam l'observe, les sourcils froncés et l'air dépité.
— Merde ! s'exclame-t-il. Elle est bien plus grosse que la mienne.
Je le fixe, abasourdi. Comme il réalise le double-sens de sa phrase, l'hilarité s'empare de lui, infernale et communicative. À mon tour, j'éclate d'un grand rire libérateur, tellement incontrôlable que de grosses larmes s'échappent de mes yeux.
Liam se méprend-il sur ma réaction ? Son humeur change tout net. Il retrouve son calme, m'observe, puis soudain, passe tendrement son pouce sur ma joue. Tandis que je ne peux m'empêcher de frémir, mon saphir s'échauffe dans ma paume. D'instinct, je glisse ma main libre sur sa nuque pour rapprocher son visage du mien.
Dans la lueur bleu-vert de nos deux gemmes mêlées comme une aurore boréale, je remarque que sa cicatrice n'est maintenant qu'un simple trait, presque invisible. Extatique, je ne vois plus que ses yeux étincelants, sa bouche entrouverte et ses lèvres gourmandes...
Le temps s'arrête, mon cœur accélère.
Mais Liam est maudit et je le suis avec lui. Son destin est assassin et a pour nous d'autres desseins.
Un cri strident déchire le silence retrouvé.
Vite ! Avant que l'affolement qui ne va pas manquer de suivre ne rompe le charme de l'instant, je l'attire à moi pour un tendre baiser. Il ne me fuit pas et, l'espace d'un instant, craignant de le perdre à jamais, je le tiens enlacé, peau contre peau.
Hélas ! Au loin, l'agitation se précise, un brouhaha de paroles indistinctes, puis d'appels affolés. Les nôtres nous cherchent, ces emmerdeurs ont encore besoin de notre aide.
Des pas précipités viennent dans notre direction. Nos visages s'éloignent et nous nous détachons l'un de l'autre, bien à regret.
Pourvu qu'il ne s'agisse que d'un au revoir !
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(1) E.T. Téléphone. Maison : Réplique-culte du film E.T. l'extra-terrestre de Steven Spielberg (1982). Le film raconte l'histoire d'Elliott, un petit garçon solitaire qui se lie d'amitié avec un extra-terrestre abandonné sur Terre.
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Pourquoi la langue française ne dispose-t-elle pas d'assez de mots pour retranscrire toutes les nuances d'émotions que je voulais faire passer ? 😭
J'ai vraiment eu beaucoup de mal à terminer ce chapitre... Et la fin a changé plusieurs fois... Mais je pense qe cette version, plus optimiste, vous plaira davantage. 💕
Désolée pour cette histoire de pierres envoyées du ciel. Quand j'ai imaginé le scénario, il y a si longtemps déjà, je ne savais pas l'idée aussi répandue... Tant pis ! L'important sera ma façon bien à moi d'exploiter le thème.
Chloé conclura cette histoire. Elle, elle connaît les desseins de son Papa du Ciel !
Merci de votre patience, de votre soutien, de votre compréhension et de vos lectures.
Si vous avez aimé, n'oubliez pas la petite étoile. ⭐
Bisous. Belle fin de week-end ! 💖😘🤗
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