Joséphine - Samuel
Tuc-haut (11 septembre 22h12)
Joséphine
J'adore les fêtes, toutes les fêtes, et encore plus celles que j'organise au Tuc-Haut. Mais pour mettre sur pied la célébration de notre première victoire sur l'Empire, j'ai dû me surpasser. Heureusement, j'ai pu compter sur l'aide de notre MacGiver(1), comme Galilée surnomme Rémy.
Tous mes sens à l'affût, j'étudie la salle-à-manger.
Une musique entraînante, quelques spots lumineux, beaucoup de pâtisseries maison, un tas de cochonneries "apéro", des pizzas à la bonne odeur acidulée et un bar bien garni en boissons de toutes sortes.
Oui, ça va le faire... La soirée s'annonce presque parfaite.
Elle aurait pu l'être complètement si nous n'étions pas livrés à nous-mêmes, si Liam ne se traînait pas comme un zombie depuis cinq jours et si je ne m'étais pas encore disputée avec Sam...
Surtout si je ne m'étais pas encore disputée avec Sam !
Dès que j'avais émis l'idée de marquer notre triomphe par la plus grande fête qui ait jamais été donnée depuis le Black-Out, Monsieur Le-Va-T-En-Guerre s'était buté. Comment est-ce que je pouvais penser à m'amuser alors que nous n'avions aucune nouvelle de nos familles, que cet enfoiré de Newton était toujours de ce monde et que ce sale bâtard d'IMP polluait les ondes radio de ses discours électrisants et fallacieux ? Je ne m'étais pas démontée et lui avait fait valoir mes raisons. La tempête battait son plein, cela ne servait à rien de nous morfondre en attendant qu'elle se calme, nous avions tous besoin de décompresser et cela distrairait les plus petits, bouleversés par la disparition de leur parents. Après tout, nous en avions la charge maintenant !
Se retranchant derrière sa mauvaise foi légendaire, mon barbouze préféré avait repoussé mes arguments. Le ton était monté et la discussion s'était envenimée. Il m'avait traitée d'écervelée, d'abrutie et de midinette. Je lui avais répondu qu'il n'était qu'un gros macho psychorigide et borné, un rustre égoïste et sans cœur. Il m'avait tourné le dos et je m'étais braquée.
Et maintenant, cela fait deux jours que nous ne nous sommes plus adressé la parole. Il fourbit ses armes et étudie les cartes de l'Aquitaine. J'ai préparé la soirée et me suis occupée des gamins. Joséphine, organisatrice d'événements festifs, maman de substitution et petite amie désespérée.
M'arrachant à ma rêverie mélancolique, Hugo, mon plus jeune frère, me bouscule dans un grand éclat de rire. Poursuivi par ses amis, il rejoint le buffet et s'empare d'un paquet de chips, puis repart en courant, tous les autres enfants à ses trousses.
Ravie que mes petits protégés en profitent autant, je reporte mon attention sur le centre de la pièce. De ce côté-là aussi, tout va bien. Dansant en rythme, les couples déjà formés - Jesse et David, Claire et Nicolas, Stéphane et Alison - s'en donnent à cœur joie. Pourquoi ont-ils droit au parfait amour et pas moi ?
Les mains tremblantes, j'avale une longue gorgée de ma bière au goulot. Tandis que le liquide coule dans mon œsophage en une exquise brûlure, j'observe ma meilleure amie qui se déhanche contre son chéri. Grâce à Chloé, elle s'est complètement rétablie. Ce qui n'est pas le cas de son frère ! Mais la fillette n'est pas psy. Bien que son pouvoir soit très puissant, il ne soigne pas les blessures de l'âme.
À cette pensée, je sens soudain la tristesse m'envahir. Alors vite ! Avant qu'elle ne me submerge, je termine cul-sec ma boisson. Aussitôt reboostée, je m'essuie la bouche avec le revers de la main, puis jette ma bouteille vide dans une poubelle.
Je relève les yeux pour reprendre mon inspection, quand mon regard rencontre celui de Rémy. Il y a quelques jours, notre mécano était à l'article de la mort et aujourd'hui, en pleine forme, il joue les DJ, réfugié derrière sa platine.
— Félicitations ! crié-je en me rapprochant. T'as grave assuré ! Ça fonctionne comme si c'était neuf !
Tandis qu'il me gratifie d'un sourire aussi lumineux que les spots qu'il a bricolés, je fouille dans la pile de maxi 45 tours posés à côté de lui. Les Sunlights des Tropiques, L'Aventurier, Partenaire Particulier, Les Démons de Minuit... Rien que des tubes électrisants des années 80 !
— Tu veux choisir le prochain titre ? me demande-t-il.
Prise au dépourvu, je secoue la tête. Ce garçon est vraiment adorable... Dommage qu'avec son mètre soixante et sa tête de premier de la classe, il ne soit pas vraiment un canon ! En dénichant tous ces vieux vinyles et en réparant ce tourne-disque, il nous a fait le plus beau des cadeaux.
— Je n'y connais rien, mens-je sans honte. Je te fais confiance.
— Eh bien, s'amuse-t-il, je vais leur mettre I Will Survive. Ça déménage !
J'éclate d'un rire artificiel et nos regards se croisent à nouveau. Il me lance un clin d'œil et bêtement, je me sens rougir. Rémy en pincerait-il pour moi ? Un peu mal à l'aise, je me dépêche de me détourner pour m'intéresser à ce qu'il se passe dans la pièce.
Mal m'en a pris.
Le groupe des danseurs s'est étoffé. Et parmi eux, il y a Charlotte.
Charlotte !
Au summum de son art...
Vêtue du petit crop-top en dentelle et de la mini-jupe noire qu'elle m'a quasiment forcée à lui prêter, elle s'est appropriée le centre du dancefloor pour une espèce de transe hypnotique. Ses longs cheveux châtains volant tout autour d'elle, elle ondule au rythme de Queen telle une vipère survitaminée.
— Bon sang ! s'exclame Rémy dans mon dos. Pauvre Thibaut.
— Je ne te le fais pas dire, approuvé-je. Mais il faut bien que jeunesse se passe.
— En tout cas, s'enthousiasme-t-il, elle est sacrément douée.
Le temps de quelques secondes, nous la contemplons sans rien ajouter. C'est un véritable spectacle qu'elle nous offre, un numéro magnifique, une chorégraphie lente et triste, complètement décalée dans cette ambiance survoltée.
— Quelle désespérance ! souffle Rémy, fasciné. On dirait une danse funèbre, un hommage à l'Empire et à ses morts.
— Tu parles ! grincé-je. Elle pleure juste la vie de princesse qu'elle aurait dû avoir !
Nous nous taisons à nouveau pour la regarder vibrer à l'unisson de la chanson, exécutant chacun de ses mouvements avec une grâce innée, vivant les paroles de We Are The Champions comme si elles lui étaient uniquement destinées.
— Bordel ! lâché-je. Comment est-ce qu'elle peut bouger aussi bien ? Elle a passé un pacte avec le diable ou quoi ?
— Je ne voudrais pas t'inquiéter, riposte Rémy, mais je crois bien que c'est après ton mec qu'elle en a.
Me raidissant malgré moi, je coule un œil rapide en direction de Sam. Les yeux perdus dans le vague, il sirote sagement une Desperado, adossé à un appui de fenêtre. Sans doute est-il en train d'imaginer les mille et une tortures qu'il fera subir à l'Imperator quand ce dernier lui tombera entre les mains.
— Eh bien, ris-je, si cette môme arrive à lui faire oublier sa vengeance plus de cinq secondes, elle aura tout mon respect.
Surpris par ma désinvolture, mon interlocuteur hausse les sourcils.
— Je disais ça, c'était juste pour aider...
Il se tasse sur lui-même et le silence retombe entre nous. Comme le pouls des danseurs, les secondes filent au son des basses enivrantes.
Mais soudain, la chanson se termine. Le bras de l'électrophone est arrivé au bout, le disque ne tourne plus... Tous en même temps, les danseurs s'immobilisent, leurs yeux pleins de reproches tournés vers nous.
— Et merde ! grommelle notre DJ. Vite ! Aide-moi.
Tandis que je sors Gloria Gaynor de sa pochette, il ôte Queen de la platine. Je lui tends mon vinyle, il le place sur le plateau, puis pose délicatement la cellule au début du microsillon. Aussitôt, les premières notes de I Will Survive résonnent dans les enceintes et les danseurs recommencent à se déhancher. Sorti brutalement de sa torpeur, Sam fixe la piste.
Il fixe la piste !
— J'aurais ton pouvoir, remarque Rémy d'une voix rauque, je serais incapable de résister à la tentation ! J'aurais déjà gravé dans la cervelle de cette foutue frimeuse qu'elle est loin d'être le centre du monde.
— Mais tu es dingue ou quoi ? me récrié-je. Pas de ça entre nous ! Thibaut l'a encore répété tout à l'heure.
Il rougit et je hausse les épaules. Jamais je ne lui avouerais qu'à force de subir les remarques acerbes de la patricienne, j'avais fini par craquer. D'un coup, presque malgré moi, mes pensées étaient parties à l'assaut de celles de Miss Chipie. Mais sans même que l'adolescente ne s'en aperçoive, son cerveau m'avait repoussée avec une telle violence que j'en frissonne encore. Terriblement puissant, son bouclier psychique m'avait rappelé celui de Domitien, comme si leur puissance à tous deux avait la même origine. Toutefois, et ce malgré la malveillance dont elle ne cessait de faire preuve, Charlotte ne m'avait pas paru mauvaise, juste malheureuse.
Terriblement et profondément malheureuse.
Je me secoue, histoire d'éloigner ces pensées indésirables de mon esprit. Sauf que leur souvenir persiste comme des ombres flottant aux marges de ma conscience.
— Je vais me chercher à boire, annoncé-je. Tu veux quelque chose ?
Rémy secoue négativement la tête, puis me montre une bouteille d'eau.
— T'inquiète, me répond-il. J'ai ce qu'il me faut. Je préfère garder les idées claires.
— Eh bien moi, riposté-je en faisant volte-face, j'en ai marre de me montrer raisonnable.
M'a-t-elle vue me mettre en mouvement ? Croit-elle que je m'apprête à rejoindre Sam ? Charlotte s'arrête soudain de danser et file à grands pas vers son crush. Aussitôt, mon cœur s'emballe comme un tambour de guerre. Non pas que je craigne de me faire piquer mon petit ami. Non. Celui-ci est tellement obnubilé par sa guerre que rien ni personne n'arrivera à le détourner de son objectif. Mais même si je ne suis pas foncièrement cruelle, je me réjouis du vent phénoménal que cette sale garce est sur le point de se prendre...
J'arrive près du buffet quand ma pseudo-rivale s'immobilise face à sa proie. L'air indifférent, je me coupe une part de pizza et en détache un morceau pour le donner à Sampa, couchée sous la table. Ensuite, tranquillement, tout en mangeant, je m'attrape une nouvelle bière, la décapsule, puis m'assieds sur l'un des tabourets devant le bar voisin.
Je bois une gorgée, laisse filer quelques secondes et enfin, pivote sur mon siège de manière à faire face à la salle. Ne voulant pas avoir l'air de mater Charlotte et Sam encore en pleine discussion, je détourne mon regard vers Liam, avachi dans un fauteuil, les yeux vitreux. Si mon ami a daigné ôter son grand manteau noir pour la soirée, ses gros cernes et son visage creusé témoignent toujours du calvaire qu'il a vécu.
Peut-être une boisson lui ferait-elle du bien ?
Je fais volte-face, attrape une deuxième Desperado, puis me retourne pour me rendre compte que quelqu'un m'a devancée.
Une adorable blondinette aux grands yeux noisette.
Une assiette pleine de gâteau au chocolat en équilibre instable sur sa main droite et un verre de jus d'orange dans la gauche, elle trottine vers son sauveur, Sampa sur ses talons. Dès qu'il l'aperçoit, Liam revient à la vie, son regard tout illuminé. La fillette dépose ses offrandes sur la table devant lui, puis grimpe sans façon sur ses genoux. Aux anges, Liam la serre contre lui dans une étreinte paternelle. Aussitôt, leurs paupières se mettent à cligner et leurs regards se vident. Tous deux commencent l'un de ses dialogues muets dont ils ont le secret...
Sentant l'aiguillon de la jalousie me transpercer le cœur, je me débarrasse brutalement de mes deux bouteilles sur le comptoir et m'absorbe dans la contemplation des alcools alignés face à moi. Bordel ! Si je veux survivre à cette soirée, il me faut vraiment quelque chose de plus fort qu'une bière...
Je m'empare de la vodka, m'en sers un shot et l'avale cul sec.
Aussitôt, ma vision se brouille et le vacarme de la sono se mêle aux hurlements de la tempête. Hors de contrôle, mon pouvoir s'envole dans la pièce, virevoltant avec les danseurs et piétinant avec les spectateurs.
Mais soudain, il s'immobilise.
Je cille sur Thibaut et nos regards se rencontrent. Quels magnifiques yeux bleus ! Deux adorables saphirs. Liam est vraiment le roi des cons d'avoir laissé tomber l'affaire !
Ma respiration se bloque.
Le patricien aurait-il deviné le cheminement qu'ont emprunté mes réflexions ? Je vois ses joues s'enflammer. Alors vite ! Il rompt le contact et mon regard glisse vers les danseurs. Ainsi que je m'y attendais, Sam n'a pas succombé aux charmes de Charlotte qui s'est rabattue sur son plan B, Florian, contre lequel elle se déhanche d'une manière plus que suggestive.
Un long soupir m'échappe, envie et amertume mêlées. Pourquoi n'arrivé-je pas à m'abandonner ainsi ? Moi aussi, je veux cette insouciance, ce laisser-aller...
Et il ne tient qu'à moi de les trouver !
Je me verse un second verre et le bois d'une traite... Dans mon cerveau surchauffé, mes pensées tournent en boucle comme un disque rayé. La vengeance de Sam. Les traumatismes de Liam. Les enfants à nourrir, à distraire, à consoler... J'en ai tellement assez... J'aimerais tant lâcher prise... Mais cela m'est interdit... Trop de responsabilités pèsent sur mes épaules. Des responsabilités dont seuls nos parents seraient en mesure de me décharger...
Sauf qu'ils ne sont plus là et que je ne vois pas comment il pourrait en être autrement. Même si nous arrivions à localiser leur lieu de détention, il ne nous serait pas possible de réitérer notre exploit de Gourdon. Là-bas, nous avions bénéficié de l'effet de surprise et du mouvement d'évacuation. Cette fois, c'est une légion entière que nous devrons affronter, surarmée et surentraînée. Même avec nos pouvoirs, nous n'aurons aucune chance, non, à moins d'avoir un plan en béton. Et pour cela, il nous faudrait un allié dans la place, quelqu'un qui connaît l'ennemi, capable d'anticiper tous ses coups, un roublard de la plus belle espèce, un meneur d'hommes, machiavélique et implacable.
Je me sers un troisième shot, attrape un tumbler, y verse quelques glaçons, complète avec du whisky – une boisson de patricien –, allonge le tout de coca, orne mon visage de mon plus beau sourire et fends la foule dans la direction de Thibaut.
Samuel
Je déteste les fêtes, toutes les fêtes, mais encore plus celles que Jo s'entête à organiser au Tuc-Haut.
Je porte ma bouteille à mes lèvres. La bière glacée remplit ma bouche, puis atteint le fond de ma gorge.
Je suis en colère.
Contre l'Empire. Contre ce temps de chien. Contre Jo.
Surtout contre Jo.
Je croyais qu'elle avait mûri, que la jolie petite ado superficielle s'était métamorphosée en une combattante aguerrie sur qui j'aurais toujours pu compter. Mais non ! Comme ça, d'un coup, sans crier gare, au pire moment, elle m'a laissé tomber.
Et pourquoi ? Pour se donner du bon temps. Pour se lâcher. Pour s'éclater !
Mais c'est de ma faute aussi... Aveuglé par l'amour, j'ai trop misé sur elle alors que dans le fond, ce n'est qu'une fille, impulsive, inconstante et frivole, comme toutes ces semblables.
Au pays des imbéciles, je suis le roi des cons.
Mon paternel avait raison.
D'ailleurs quand on parle du loup... Est-ce lui le prisonnier que Liam a libéré ? Cet homme si mystérieux qui lui a parlé de son fils ? Cet enfoiré de salopard de mes deux qui s'est barré en l'abandonnant à Domitien ?
À cette idée, une violente douleur me déchire la poitrine. Je serre le poing autour de ma bouteille, la vide dans mon gosier, puis promène mon regard sur la salle.
Toute cette nourriture gaspillée alors qu'il faudrait l'économiser pour l'hiver... Et tous ces abrutis qui font la bringue... Comme si tout était normal. Comme si leurs parents s'étaient juste absentés pour la soirée. Comme si l'Imperator ne venait pas de les déclarer ennemis publics N°1. Comme si ce bâtard de Copernic ne pouvait pas à tout moment se ramener avec ses hommes !
La musique s'interrompt, me sortant de mes cogitations, puis reprend. Résolu à échapper pour un temps à mes idées noires, je fixe mon attention sur le dancefloor. Devant moi, Charlotte ondule telle une sirène sous amphétamines. Alors, vu que le spectacle m'est tout spécialement destiné, je ne me gêne pas pour l'admirer. C'est qu'elle est sacrément bien roulée, la salope ! Mais elle aura beau onduler du bassin et secouer ses adorables seins rebondis, elle ne m'aura pas. Elle est trop jeune, trop cabocharde, trop patricienne. Et puis, j'aime Jo et je l'aimerai toujours. Et ce, malgré son caractère de cochon et ses idées à la con...
— Tu ne t'ennuies pas, planté là, tout seul ?
Profitant de ce que j'avais la tête ailleurs, Charlotte s'est rapprochée, sourire mielleux et poitrine en avant. Aussitôt, je prends mon air le plus revêche, mais la donzelle n'est pas du genre à s'en laisser conter.
— Ma main à couper que tu es un excellent danseur, continue-t-elle.
— Evidemment, m'enorgueillis-je. Je réussis tout ce que j'entreprends.
Elle bat des cils et dessine une moue enjôleuse sur ses lèvres.
— Alors, tu devrais venir me montrer. Il n'y a personne de mon niveau ici.
Je fais non de la tête.
— Tu es vraiment sûr ?
J'opine du chef.
— Eh bien, tu ne sais pas ce que tu perds !
— Oh si ! ironisé-je. Tout un tas d'emmerdes...
Furax, elle me gratifie d'un doigt d'honneur, puis rejoins le centre de la pièce où elle entraîne Florian dans une danse démoniaque. L'espace d'un instant, j'envisage de recourir à ma télékinésie pour lui soulever la jupe ou la faire tomber devant tout le monde, mais je renonce. D'abord parce que Thibaut nous a interdit d'utiliser nos pouvoirs à mauvais escient, mais aussi parce que Charlotte ne mérite pas ça. Oui, elle est horripilante - Jo puissance mille ! -, néanmoins, il y a un je ne sais quoi en elle - son assurance, sa hardiesse, son opiniâtreté - qui m'émeut. J'étais comme elle à son âge. Sauvage, abrupt, impitoyable et entêté. Toutefois, bien coaché, je suis devenu l'un des meilleurs guerriers de mon époque. Et il pourrait en être de même pour elle...
Sauf que ça m'étonnerait qu'elle choisisse le même camp que moi !
Comme si elle avait deviné le tour que prenaient mes pensées, d'un coup, Mam'zelle l'Aristo se retourne, visage fermé et œil assassin. Nos regards se rencontrent. Aussitôt, un frisson semblable à une décharge d'électricité court le long de mon dos, me laissant presque groggy. Merde ! Que m'arrive-t-il ? Vous me connaissez pourtant ! Ce n'est pas mon genre de pétocher, surtout devant une fille, qui plus est une petite péronnelle prétentiarde ! Sauf que, le temps d'une seconde, j'ai vraiment éprouvé une drôle d'impression, un mal-être diffus, comme si une aura maléfique avait soudain transpiré de son être. Et puis, il y a eu cette ombre qui a fulguré dans ses prunelles, un voile aussi sombre que le grand manteau de Domitien...
Je cligne des paupières et le malaise se dissipe.
Semblant ne s'être aperçue de rien, Charlotte se remet à danser. Encore vaguement étourdi, je m'ébroue afin de m'éclaircir les idées. Si cette nympho était une Altérée, ça se saurait. J'ai juste été victime d'une hallucination, ou plutôt d'une illusion d'optique causée par ce foutu éclairage tremblotant. Tout ça, c'est la faute de Rémy, notre putain de MacGiver...
Rassuré, je porte ma bière à mes lèvres, pour me rendre compte que la bouteille est vide. Après m'être traité in petto de tous les noms d'oiseaux de ma connaissance, je m'élance vers le bar.
Sauf que Jo m'y a précédé.
Au bout de ma vie, je demi-tourne et appuie mon front brûlant contre la vitre glacée. Dehors, la tempête fait rage, un orage de tous les diables, qui dure depuis cinq jours, interdisant toute expédition punitive. Cette pluie diluvienne et continue me détrempe le moral, cette électricité dans l'air me rend fou, cette attente forcée me tue à petit feu. Et je ne vous parle même pas du vent qui brame par les interstices des meurtrières, du château qui craque, de la lumière cafardeuse ou du ciel trop étroit !
Aucun horizon, aucune perspective. Rien que des ombres grises, épaisses, mouvantes et oppressantes sous la luminosité des éclairs...
Soudain, une nouvelle fulguration éclaire la vallée, teintant la campagne de bleu et de blanc. Je plisse les yeux pour mieux voir le paysage malgré les hallebardes du déluge. Putain de bordel ! La Barguelonne a encore monté. Sortie de son lit dès le deuxième jour des intempéries, elle roule ses eaux glauques avec la fureur d'un fleuve qui aurait rompu ses digues.
Je tourne mon regard vers l'amont, vers la courbe du méandre. Si mes amis craignent que les flots boueux ne finissent par atteindre leurs maisons bâties sur la pente, moi, je prie le Voyageur pour qu'ils n'envahissent pas le petit bois dans lequel reposent William et Daphné.
Tout à l'heure, en rentrant de la ferme d'Estelle où j'ai aidé à traire les vaches, l'idée m'a effleuré d'aller les voir, mais j'y ai vite renoncé. Ce genre de pleurnicheries, ce n'est pas pour moi.
Non, moi, leur mémoire, je l'honorerai en les vengeant. En poursuivant tous les membres de BMI, les uns après les autres. Je les abattrai en les regardant droit dans les yeux pour qu'ils comprennent bien pourquoi ils meurent. Et je garderai cette enflure de Newton pour la fin, je le broierai longtemps, à petit feu, et au moment décisif, je lui dirai :
— Tu te rappelles Daphné, tu te rappelles cette rousse pulpeuse à qui tu as éclaté la tête ? Elle avait la vie devant elle et tous les hommes à ses pieds. Elle ne demandait qu'à jouir de l'existence et toi, tu l'en as privé, comme ça, sans raison ! Alors, aujourd'hui, tu vas payer !
Alerté par un mouvement anormal à l'orée de mon champ visuel, je fais brutalement volte-face. Deux verres à la main, Jo a quitté le bar pour marcher d'un pas décidé vers Thibaut.
Cherche-t-elle juste à m'énerver ou entreprend-elle une guerre d'un nouveau genre ?
L'air de rien, mais l'oreille dressée, je traverse lentement la pièce, à l'affût de leur conversation.
— Faut-il me tirer avec ma sœur et abandonner mes nouveaux amis ? apostrophe-t-elle le patricien. Ou dois-je les aider à retrouver leurs parents en trahissant les valeurs familiales ?
Décontenancé l'espace d'une seconde, Thibaut s'empare du Whisky Coca que ma petite amie lui a tendu. Mais il se ressaisit bien vite.
— Je t'interdis de jouer avec mes pensées ! grognonne-t-il.
Jo éclate de rire. Un rire sans joie, mais irradiant de malice.
— Tu fais une telle tête, dit-elle, qu'il n'y a pas besoin d'être empathe pour suivre le fil de tes réflexions. Même un homme des cavernes y parviendrait !
Comprenant à ces mots que mon manège grossier est éventé, je file vers le buffet devant lequel je fais mine d'hésiter, tellement le choix de friandises est vaste. Toutefois, comme mon père m'a entraîné à trier les sons et à aiguiser mon ouïe, je ne perds pas une miette de leur conversation.
— T'inquiète ! reprend Jo. Je serais comme toi si j'étais à ta place. C'est pourquoi je te conseille d'arrêter de te prendre le chou. Ce soir, c'est la fête. Alors, bois un coup et amuse-toi !
La petite maligne choque son verre contre celui de sa cible. J'attrape une part de cake et me retourne.
— Je déteste les fêtes ! proteste Thibaut. Je ne sais pas comment m'y comporter. Et puis, je me suis juré de ne plus jamais m'enivrer...
Jo prend une lampée de sa vodka. Putain ! Ce qu'elle est belle dans sa robe si moulante qu'elle semble lui coller à la peau ! En aucun cas, cet abruti de patricien n'arrivera à lui résister.
— Allez, juste un peu ! insiste-t-elle, les pommettes toutes rosissantes. Pour m'accompagner...
Le pouvoir de Jo est-il à l'œuvre à son corps défendant ? Thibaut porte sa boisson à sa bouche et en avale une gorgée.
— Tu dois apprendre à mettre ton cerveau au repos, continue la fine mouche. Jamais tu ne pourras tout prévoir. Ce qui te fatigue le plus, c'est ce qui n'arrive jamais.
Séduit par la formulation, notre général en chef sourit, puis ramène d'instinct son tumbler à ses lèvres.
— C'est plus facile à dire qu'à faire ! proteste-t-il pour la forme.
L'alcool est-il trop fort ? S'est-il soudain rendu compte du piège dans lequel il est en train de tomber ? Le patricien se débarrasse de son coktail sur la table la plus proche. Aussitôt, Jo l'imite, puis lui agrippe la main pour l'entraîner au centre de la pièce.
— Viens danser, s'écrie-t-elle. Si tu ne sais pas, je te montrerai !
Écœuré, je la regarde enlacer mon rival et plaquer son corps contre le sien. Vite ! Avant d'exploser et d'achever de tout gâcher entre elle et moi, je file dans le hall d'accueil. Arrivé au pied de l'escalier menant au donjon, je me laisse tomber sur la première marche et enfouis ma tête contre mes genoux, plaquant mes mains contre mes oreilles pour les protéger du fracas assourdissant de la musique.
L'amour donne des ailes, dit-on. Il nous les brise, oui ! Je voudrais hurler, il n'y a rien qui vient. Juste l'effroyable douleur qui me broie la poitrine et me donne envie de m'enfoncer le crâne dans le plancher.
Mais les événements ne me donnent pas le temps de tenter l'expérience. Soudain, la texture de l'air change et je sens tous les poils de mon corps se hérisser.
Je me relève d'un bond et mon cœur rate un battement. Peut-être même deux ou trois...
Dans la lumière blème des éclairs, une ombre flotte vers moi, un monstre revenu des Enfers, un fantôme tout de noir vêtu, comme une aura maléfique et viciée.
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(1) MacGiver : personnage principal d'une série américaine des années 80 dont la capacité la plus étonnante est l'application pratique et ingénieuse des sciences et de l'ingénierie combinée à l'utilisation des objets du quotidien. Il trouve une multitude de solutions étonnantes pour résoudre divers problèmes, comme l'évasion lors d'une captivité ou le désamorçage de charges explosives.
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Voici dont le début de ce dernier livre où chaque personnage doit prendre la parole à tour de rôle, ce qui implique une véritable gymnastique stylistique pour moi. 😅
Il n'y a guère d'action dans ce début, mais je voulais attirer l'attention sur deux personnages secondaires qui vont prendre de l'importance dans le tome II.🤩
Les intrigues amoureuses se nouent et se dénouent. 😭
Vous avez peut-être deviné quel personnage va parler dans le prochain chapitre ? 🤔
À bientôt pour la suite, mais je ne promets rien. J'ai beaucoup de travail et des week-ends assez occupés.
Si vous avez aimé ce chapitre, n'oubliez pas la petite étoile. ⭐
Merci de votre fidélité. 🤗
Bisous.😘🥰💖
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