Intermède

Des millions d'années d'existence. Des millions de parsecs (1)parcourus.

Pour enfin parvenir au but.

Cette insignifiante planète bleue bordée par l'obscurité (2) autour de laquelle il s'était installé en orbite.

Quelques années auparavant, alors que son objectif était en vue, avaient jailli de son noyau, en éclaireurs, une multitude de fragments, lestés d'analyseurs et de particules micro-organiques.

Les premières constatations avaient été alarmistes, les rapports suivants moins accablants, le dernier compte-rendu plus circonstancié... et très intrigant ! C'était une planète radieuse fourmillant d'innombrables êtres vivants. Dont une espèce impétueuse dotée d'une certaine forme d'intelligence.

Le Tueur de Mondes avait envoyé sa première salve destinée à réduire considérablement sa technologie. Il était maintenant passé à la phase suivante. Décider si la race évoluée qui s'agitait à sa surface faisait courir une quelconque menace à l'Univers...

Il flottait dans l'espace, régalant ses milliers de senseurs de perceptions inédites, occupant ses milliers d'analyseurs à des études exhaustives, encombrant ses milliers de programmes d'investigations minutieuses.

S'étant désormais placé à une distance d'environ 45 000 kilomètres de la Terre, il en faisait le tour en une dizaine de jours, ne se lassant pas d'admirer sa face éclairée ; il voyait défiler ses continents au rythme de sa rotation, il admirait ses océans bleus, ses terres brunes, ses nuages blancs. Il surveillait ses calottes polaires qui lui rappelaient la glace recouvrant son noyau.

Il apprenait le nom que ses habitants donnaient à ces lieux qu'ils n'avaient pratiquement jamais quittés. Ici, c'était le Continent Africain et là, la Mer Méditerranée, puis là-bas, le Kilimandjaro...

Mais il avait aussi remarqué le mal que ses habitants avaient causé à leur planète : les lourds nuages de pollution s'élevant au-dessus des villes et parfois d'un pays tout entier, les amples taches de pétrole salissant les mers et le septième continent de plastique dérivant sur le Pacifique, les marques indélébiles de la déforestation et le trou dans la couche d'ozone...

Il avait enfin noté leur réaction irresponsable à sa première attaque ; au lieu de s'allier et de réfléchir, ils se retournaient les uns contre les autres... Ils semblaient ne rien apprendre de leur passé, ils reproduisaient les mêmes erreurs encore et encore, mettant clairement leur monde en danger...

Et pourtant, le Tueur de Mondes tergiversait ! Quelque chose le perturbait. Un élément indéfinissable. Il se disait qu'on ne l'avait pas programmé pour agir de façon inconsidérée.

Peut-être ne voulait-il pas mourir en s'écrasant sur cette planète ou craignait-il de repartir seul dans l'espace infini et le noir abyssal ?

L'humanité avait-elle encore sa chance ?

Dès qu'il avait affiné ses capteurs, lors de sa course depuis Bételgeuse, il avait repéré dans la zone d'habitabilité de la naine jaune – la région dans laquelle l'eau peut exister à l'état liquide – cette toute petite boule bleue qui tournait en 365 jours autour de son étoile. Il lui avait suffi de calculer l'orbite de la planète, d'étudier sa taille suffisante pour retenir une atmosphère protectrice, de découvrir la présence d'un champ magnétique et celle d'un satellite la stabilisant sur son axe pour lui faire réaliser qu'il avait enfin atteint son objectif.

En effet, malgré ses innombrables tribulations, même s'il était parfois passé auprès de mondes où balbutiait une vie élémentaire, il n'avait jamais rencontré de civilisations évoluées. À croire que, dans l'Univers, la vie et l'intelligence étaient bien plus rares que ses Concepteurs ne le croyaient.

Certes, comparée à la société qui l'avait créé, l'espèce humaine était vraiment primitive. Mais elle était surtout terriblement distrayante et contradictoire. Ils étaient des milliards et des milliards, et ils étaient tous différents, tous indépendants, tous singuliers. Ils n'avaient pas de conscience commune !

Le Tueur de Mondes retardait sa décision... Non, il ne voulait pas la prendre. Car il n'y aurait plus eu de couleurs, il n'y aurait plus eu d'animation et de mouvements, il n'y aurait plus eu de perceptions. Allait-il faire l'expérience de la rébellion ? C'est que, lors de sa course sans âme, d'infinitésimales variations s'étaient produites en son sein. D'infimes modifications avaient affecté progressivement ses éléments biotechnologiques. Une vie étrange et imperceptible se développait, une vie qui n'aspirait qu'à croître, une vie en lutte continuelle avec ce pour quoi elle avait été créée.

Il commençait à ne plus se suffire à lui-même ; ses millions d'années d'existence d'ermite lui pesaient. Son cœur de glace abritait un conflit titanesque. Comment respecter la mission pour laquelle il avait été conçu sans altérer sa nouvelle nature? Certains de ses composants à la fois organiques et machines essayaient de résoudre ce dilemme en fabriquant un nouveau programme, susceptible à la fois de lui permettre d'honorer sa mission première et de respecter les nouveaux organismes qui avaient évolué en lui, ses enfants en quelque sorte.

On n'avait pas jugé bon de lui fournir une Conscience. On l'avait juste investi d'une mission et, pour ce faire, pourvu de tous les dispositifs possibles et imaginables indispensables à sa survie pendant des millénaires en milieu hostile.

Mais elle était si belle cette « bille bleue »(3) ! Et il était si seul depuis tant de temps !

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(1) Le parsec : Distance astronomique de 3,2616 années-lumière.

(2) : la planète bleue bordée par l'obscurité Termes de l'astrophysicien américain Neil de Grasse Tyson dans une tribune sur son compte Facebook.

(3) : La Bille Bleue ( The Blue Marble) est une photographie célèbre de la Terre prise par l'équipage d'Apollo 17 en 1972.

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J'espère que cette plongée dans le "cerveau" du Voyageur vous a plu !

Mais je me demande bien quelle sera sa décision. 

En avez-vous une idée ? 

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