Chapitre 9-4 : Liam

( Paris 29 août 23h 05)

Attention ! Ce chapitre comme les précédents consacrés à Liam comporte une scène de violence. Courage ! Les prochains seront moins dramatiques...

Marius a tenu parole et a réussi à sortir Liam du Camp pour adolescents dans lequel les prétoriens l'avaient conduit.

Il y a toutefois vécu des événements éprouvants qui l'auront marqué à jamais : le suicide de son amie Madison et ses bagarres contre Morgan...

Je fronce le nez, le plisse, le gratte... Ça pue la poisse. Une pestilence infecte et tenace.

Si, si, si... Les emmerdements, ça exhale une odeur particulière, douceâtre, troublante... Une odeur que je reconnais à des kilomètres à la ronde tellement j'ai l'habitude de la sentir.

Je me blottis derrière un abribus vandalisé, à deux pas du BMI-Market, en laissant tomber mon chargement. Ce soir, les ennuis ont des relents de crasse, de sueur et de sang. Des remugles de haine et de peur. Mon plan Vigipirate interne passe de l'orange au rouge.

L'accalmie, dans mon existence orageuse, aura été de courte durée. Le destin m'a pourtant accordé deux belles journées. Enfin, un répit tout relatif ; car pour moi et par les temps qui courent, une journée lors de laquelle on ne m'a ni frappé, ni flingué, ni égorgé est à marquer d'une pierre blanche.

Je suis encore trop loin pour percevoir la nature du problème. Faut-il tenter une approche risquée ou passer tranquillement mon chemin en sifflotant ? J'ai toujours entendu dire que lorsqu'on cherche les problèmes, on finit par les trouver. Le souci, c'est que moi, je ne cours pas après, ce sont eux qui me poursuivent ! Ils me repéreraient même sur le Voyageur !

J'entame une progression prudente vers l'entrée du magasin.

Parvenu à la porte, je dresse à nouveau l'oreille. Des inconnus ont investi le supermarché. Ils fouillent et renversent des étagères. Ne dénichent aucun aliment. Râlent et s'énervent.

Bref, la routine. Si ce n'est qu'un gros point noir me chiffonne : je n'entends ni Tessa, ni Marius.

Léo me déchiquette la cervelle, ce couard de Tex se roule en une minuscule bille qui me comprime la poitrine. Je me place en alerte écarlate, agrippe mon fidèle couteau et pénètre dans le magasin, non sans avoir lancé un regard de regret à mes sacs. Bourrés à craquer de provisions et de trucs de première nécessité, ils valent de l'or au marché noir.

Une infime partie de l'immense dette que je dois rembourser à Marius.

Ce vieux schnoque ne m'a pas fait libérer parce qu'il s'est soudain pris d'affection filiale. Non ! Il avait besoin de moi et de mes talents ! Il m'a dégoté un nouveau job, très en vogue en ce moment.

Pilleur d'appartements. Détrousseur de cadavres. Un CDD bien entendu. Les réserves et les morts sont en quantité limitée. Et nous sommes loin d'être les seuls à avoir eu cette riche idée.

La preuve. Marius est victime d'une bande rivale.

J'avance à tâtons. Vous est-il déjà arrivé de vous retrouver dans l'obscurité totale ? Je ne peux me fier qu'à mes autres sens car je n'ose pas allumer ma torche. Rien pour accrocher le regard, rien pour me repérer. Juste cette odeur piquante et métallique d'hémoglobine. Quelqu'un a saigné abondamment, quelqu'un qui n'émet plus aucun son. Tex fait le mort, de peur de l'être bientôt, mais Léo se connecte à mon nerf visuel et me fait passer comme en mode infra-rouge.

Anéanti, je stoppe ma progression : j'ai failli trébucher sur un cadavre ! Une larme inutile glisse le long de ma pommette. Tessa gît au sol, une rose rouge sombre fleurissant sous sa poitrine. Malgré la gravité de sa blessure, elle a dû essayer de se traîner sur une dizaine de mètres.

Ma vision surhumaine se précise soudain ; et comme dans les séries policières, le sang ne laisse plus de trace vermeil mais s'écoule en d'innombrables filaments encore chauds et luminescents.

J'étouffe un cri d'effroi.

Dans le magasin, le vacarme s'amplifie. À la lueur dansante de leurs lampes, les deux pillards, bredouilles, se vengent sur les quelques meubles encore debout. De véritables sauvages.

Je me dissimule dans l'ombre et balaie des yeux les dégâts.

Marius, adossé à une des rares vitrines encore debout, le visage entre les genoux, pisse le sang ; il devine ma présence, redresse légèrement la tête et me lance un discret clin d'œil.

J'admire. Coriace, l'ancêtre ! Mais comment le tirer de ce foutu pétrin ?

Mes pensées se bousculent ; tout mon corps tremble désormais. Personne ne gagne jamais rien à me rencontrer. À part la mort, bien sûr !

Tex : Tire-toi de là ! Tu vois bien que le vieux, il en a plus pour longtemps!

Léo : Il nous a quand même sortis de prison ; faudrait peut-être lui renvoyer l'ascenseur !

Moi : La ferme ! Laissez-moi réfléchir !

Je glisse mon couteau dans ma poche et je m'enfonce dans une allée du magasin, me coulant parmi les ombres. Pourquoi mes différentes personnalités n'arrivent-elles jamais à s'accorder ?

L'un des intrus chemine vers moi alors que le deuxième disparaît dans les ténèbres de l'arrière-boutique. Je fonce, l'attrape par le tee-shirt et le projette contre le mur. Puis le plaque contre la cloison et lui écrase les côtes avec mes poings.

Mais rendu téméraire par mes précédents succès, j'ai présumé de mes forces.

Je me retrouve propulsé en arrière et atterris sur mes fesses, ce qui fait s'écrouler un présentoir. Alerté par le boucan, son compère rapplique, vitesse grand V. Je replis mes jambes contre moi, les détends brusquement et cueille le combattant le plus proche en plein ventre. Il s'écroule et je bondis à nouveau sur lui. Déchaîné, je fais tomber sur lui une pluie de coups mais il me répond avec autant de vigueur. Son comparse, après avoir posé sa lampe à terre tel un projecteur destiné à mettre notre bagarre en valeur, se joint à lui et à deux contre un, je ne fais plus le poids.

Tous mes os craquent. Ma peau se fend par endroit et le sang commence à couler.

Je change soudain de tactique ; pour leur faire croire que je suis à bout, je hurle de douleur ; petit à petit, comme crevé et assommé, j'encaisse davantage de coups et en rends de moins en moins ; je me ramollis, fonds carrément dans leurs bras, telle une couverture moelleuse. Croyant m'avoir dessoudé, les deux voleurs me lâchent pour récupérer leur couteau et m'achever. Plus vif que l'éclair, je m'empare du premier pied à ma portée, tords la jambe de son propriétaire qui tombe sur son collègue en gueulant toutes les injures de sa connaissance.

Je me redresse sur mes deux jambes, prêt à m'échapper pour réfléchir à un nouvel assaut quand une première détonation, puis une deuxième, m'agressent les tympans.

N°1 s'écroule à terre, il a deux trous rouges au côté droit ( 1). N°2 tente de s'enfuir, mais ne dispose visiblement pas de ma résistance à la souffrance ; la bagarre a émoussé ses réflexes. Il n'est pas assez rapide. Un troisième coup claque, le cueille en pleine fuite et traverse sa cervelle. Il s'effondre, les jambes repliés sous lui, dans un angle qui n'a rien de naturel.

Léo exulte ; je râle ; c'est toujours moi qui me tape le sale boulot, qui épate la galerie, qui reçois les mauvais coups, qui crache le sang, et ce sont les autres qui récoltent la gloire, les honneurs et la satisfaction d'une mort proprement exécutée.

Pendant que je m'occupais des cambrioleurs, Marius a réussi à ramper jusqu'à une de ses cachettes – un creux sous une dalle du carrelage – en a extrait le semi-automatique qu'il avait ramassé lors du massacre au Forum, a visé les assaillants et les a soigneusement butés, me sauvant la peau par la même occasion.

Je me retourne pour apostropher mon bienfaiteur.

— Eh, t'aurais dû me les laisser ; je m'en sortais bien !

Il ne me répond pas, mais un rictus de souffrance déchire son visage pourtant satisfait.

Mes multiples blessures me font souffrir le martyre et mes jambes flageolent. Je longe pourtant l'allée d'un pas qui me rappelle les premières enjambées d'Amstrong sur la lune ; je flotte dans un état semi-comateux, terrifié à l'idée de me pencher sur mon vieil ami. Car, il n'a pas du tout l'air en forme, l'antique filou, malgré l'assurance qu'il tente d'afficher. Et son lent déplacement n'a fait qu'ouvrir davantage sa blessure. Il pose ses mains sur son abdomen, dans un geste dérisoire pour refermer sa plaie béante et retenir ses viscères qui veulent s'échapper par l'ouverture.

L'odeur agressive du sang, des litres et des litres de sang répandu, assaille maintenant mes narines ultra-sensibles. Une odeur à la fois salée et grisante. Une odeur qui se mêle à la pestilence des entrailles qui se vident et aux relents de poudre.

J'avais déjà mal partout, terriblement. Maintenant la douleur s'installe à l'intérieur de mon crâne, tel un cocon ne demandant qu'à éclater. Je m'agenouille auprès de mon mentor autant pour tenter de lui venir en aide que pour lutter contre la douleur. J'enlève mon tee-shirt et l'appuie contre sa blessure pour stopper l'hémorragie. Je lui relève la tête et lui prends la main.

C'était un vrai salopard mais il venait tout de même de me sauver la vie pour la deuxième fois !

— Tessa, grommelle-t-il ?

Je secoue négativement la tête. Il se laisse glisser au sol.

— Tiens le coup, articulé-je, les mains déjà ensanglantées, je vais chercher du secours.

— Pas... pas... le temps ! Liiiiam... écoute... tu... tu... es l'avenir... Va-t-en... Rentre chez toi... la moto.... ce dont tu as besoin... Va-t-en !

Sa tête retombe en arrière. C'est fini. Je lui ferme les yeux ; je ne supporte pas ses prunelles vides dirigées sur moi. Des larmes brûlantes s'écoulent le long de mes joues. Une douleur lancinante me lamine le crâne. Je serre les poings ; les articulations de mes phalanges à vif me font un mal de chien. Mon corps bouillonne de fureur mais je ne sais à qui ou à quoi m'en prendre.

Au destin qui ne m'épargne pas ? À ma mauvaise fortune ? À moi-même et à mes décisions inopportunes ? C'est comme si mon sang noircissait et prenait la couleur du deuil.

Je m'assois et me prends la tête dans les mains.

Bon, d'accord, je me suis tellement colleté avec la mort ces temps-ci que les cadavres ne sont plus un problème pour moi. Ceux du dispensaire, ceux du bus, ceux de l'orphelinat et ceux que je découvre dans les appartements que je visite. La plupart, comme ces deux abrutis qui trempent là-bas, dans leur bain écarlate, n'ont pas d'identité propre.

Je sais que je ne vais pas tarder à les rejoindre. La mort fait partie intégrante de ma nouvelle vie.

Mais j'ai dit adieu à tant de monde, à tant de relations prometteuses, trop vite brisées : Julie, Madison, Tessa... L'inflexible Faucheuse m'a arraché Luigi. Et vient de s'attaquer à Marius.

D'ailleurs, maintenant que j'y réfléchis, je réalise que je connais bien plus de morts que de vivants.

Léo trompette. Je dois m'arracher à ce lieu macabre ; les émanations écœurantes de sang me montent au cerveau et m'enivrent au point que je sens que je vais perdre la raison. Je me redresse dans un grand cri d'approbation de mes Oiseaux Intérieurs. Je récupère d'abord mes sacs abandonnés puis sprinte vers l'arrière-boutique pour me rendre à l'étage. Je monte les escaliers quatre à quatre. Déjà les élancements dans mon crâne s'émoussent. Au premier, je me dirige droit vers l'ancien bureau de Marius, m'empare des clés de la moto et d'un sac à dos.

Des coups magistraux ébranlent le lourd rideau métallique du supermarché.

— Marius, t'es là ? C'était quoi, ces détonations ? glapit une voix angoissée. Qu'est-ce que tu glandes ?

Je dévale les marches, cours dans le magasin, récupère le pistolet ainsi qu'un lot de munitions. Toute cette précipitation génère un élancement fulgurant dans mon cerveau comme si Léo m'avait directement connecté sur un câble électrique grésillant.

Les chocs redoublent ; je vide les deux sacs pour ne conserver que le plus utile – briquet, allumettes, sachets de nourriture déshydratée, gâteaux secs et boîtes de conserve ; hésite mais m'encombre de trois sachets Haribo puis me précipite vers la porte au fond du magasin donnant sur une petite cour.

Dans un rayon du Voyageur, la moto me lance un petit clin d'œil ; je lui souris, accroche mes provisions au porte-bagage, l'enfourche et file. Les ronflements du moteur me déchirent les tympans. Ces pétarades ne vont-elles pas réussir à tirer de leur lit les derniers rescapés de la capitale ? Tous les tarés du voisinage ne sont-ils pas en train de guetter le meilleur moment pour m'intercepter ?

Non, non, non ! Malgré mes milliers de blessures et mon cerveau au bord de l'implosion, je me précipite si vite au plus profond de la nuit que je sais que la mort ne pourra jamais m'y rattraper. Ma moto est devenue une sorte d'engin spatio-temporel m'extrayant de la réalité et me propulsant vers une autre dimension...

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(1) il a deux trous rouges au côté droit Rimbaud. Le Dormeur du Val.

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Ainsi s'achève le chapitre 9.

Paris est vraiment l'endroit où ne pas être en cette fin d'été.

La suite est évidente, non ?

Encore merci pour tous vos encouragements et votre fidélité.

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