Chapitre 8-4 : Samuel

( Sud Quercy nuit du 27 au 28 août 06 h 04 )

Lors d'une sortie en Méhari, Samuel et Jo ont été attaqués par un petit groupe d'infestés. Pour sauver son amie, prise en otage, notre survivaliste a fait feu et tué deux membres du quatuor. Il s'attendait à ce que la jeune fille ne veuille plus le fréquenter mais celle-ci demande juste à prendre des leçons de tir.

Le soleil se lève dans un excès de rouge invraisemblable. Elle apparaît au détour du sentier, simplement vêtue d'un jean et d'un tee-shirt, ses cheveux noués en queue de cheval. Elle a suivi mes consignes à la lettre. Une fille qui sait écouter, c'est rare. Et Jo, elle a ce don inné, de saisir le moment où l'insouciance doit laisser le pas au sérieux.

Elle me sourit. Se jette à mon cou et dépose un rapide baiser sur mes lèvres, puis s'élance sur le chemin, pressée d'en venir aux choses sérieuses.

Je ramasse mon lourd sac contenant le matériel nécessaire, deux flingues, des munitions, des cibles, des canettes, vides et pleines, et je me lance à sa poursuite. Si mes lèvres ne me picotaient pas encore, je pourrais croire avoir rêvé cet épisode.

Autour de nous, la végétation prend des couleurs à mesure que le soleil se lève, emplissant le ciel de sa lumière. Le Voyageur n'a pas rejoint sa couche, on dirait même qu'il s'intéresse à la petite leçon du jour. Fasciné qu'une créature plus vieille que le monde se passionne pour des microbes tels que nous, je ne peux m'empêcher de stopper un instant ma course pour l'observer. Le corps vibrant d'une puissance colossale, je ne peux plus le quitter des yeux. Une sensation inédite s'empare de mon être, un délicieux frisson me secoue, une joie sauvage illumine mes yeux. Je prends conscience d'un sentiment extraordinaire qui envahit mon cœur : le bonheur.

Le bonheur d'être vivant, d'être libre, d'être amoureux, dans ce cadre paisible.

J'ai soudain un mouvement de recul et cligne des paupières, comme ébloui par un éclair fugace ; un rayon lancé par la comète vient rencontrer une lueur vive jaillie des bois. Je rentre ma tête dans les épaules m'attendant à entendre gronder le tonnerre. Je perçois un léger crépitement, comme une onde électrique invisible. Je rouvre les yeux. Rien. Furax, je peste contre moi-même.

— Eh ! Qu'est-ce que tu fous ? s'enquiert Jo qui a fait demi-tour et me fixe, étonnée.

— J'ai cru voir un éclair dans le ciel. Pourtant, y a aucun nuage !

Je tente de camoufler ma stupéfaction. Raté. Maintenant Jo me dévisage ; et ce n'est plus de la surprise que je lis dans son regard, mais de l'inquiétude.

Je m'élance en avant. Le terrain descend en pente douce vers la forêt qui forme un rideau sombre, comme une étrange frontière entre deux mondes. Celui de la lumière et celui des ombres. On se faufile à l'intérieur en direction d'une clairière où je venais souvent m'entraîner, avant le Black-Out.

— C'est bizarre, ronchonne Jo. J'ai toujours vécu ici mais j'avais jamais ressenti cette impression désagréable ! La nature est devenue étrange et nous considère comme des intrus !

Je réprime moi-même un frisson ; pourtant, je me remets en marche. Nous nous enfonçons dans les sous-bois ; troublés par l'hostilité sournoise des lieux, nous ne prononçons plus une parole.

Le sol recouvert de mousse et de débris végétaux absorbe le bruit de nos pas. Je m'habitue peu à peu au silence et distingue de nombreux bruits inconnus ; un animal, affolé par notre intrusion, détale ; un marron tombe soudain d'un arbre ; un léger souffle d'air agite les feuilles.

Je n'avais jamais remarqué que mon ouïe était si développée !

Quand nous atteignons enfin notre objectif, Jo pousse un sifflement d'admiration ; moi, j'en reste tout pantois. Carrément sur le cul ! L'endroit a sacrément changé !

Cette zone ensoleillée au milieu de la forêt dissimule un véritable micro-climat. Les rayons nous réchauffent la peau sans pour autant nous brûler. Ça fait longtemps que je n'ai plus vu une herbe aussi verte ! Je parcours des yeux les alentours ; l'endroit est plat, et vaste, si vaste qu'il semble presque s'étendre à l'infini. J'en arrive à me demander comment ce bois qui n'est guère imposant peut contenir une si grande clairière. Comme si, à l'intérieur, l'espace s'était dilaté !

Le gazouillement des oiseaux avait cessé à notre arrivée. Mais notre tranquillité les a rassurés et ils reprennent leurs activités. Des merles sautillent sur l'herbe à la recherche de nourriture. Une huppe curieuse s'avance vers nous, paraissant nous étudier sous toutes les coutures.

— Regarde, s'entête-t-elle, même les oiseaux sont bizarres ; ils ont pas peur des hommes.

Elle me sourit. Ses yeux brillent tellement que je me sens tout drôle. J'ai même envie de me jeter sur elle. De la couvrir de baisers. Et de lui faire l'amour, là, sur ce gazon trop vert !

Non ! Non ! Je ne dois pas oublier nos objectifs.

Jo m'aide. Elle vient d'apercevoir un majestueux massif de fleurs qui a poussé en plein milieu de la clairière. Elle pose sur moi des prunelles où dansent d'étranges ombres flamboyantes.

— Magnifique ! Mais pourquoi tu m'as pas prévenue ?

Je n'ose pas lui dire que la dernière fois que je suis venu, il n'y avait rien. De toute façon, elle ne me croirait pas. Alors, autant profiter de l'aubaine !

— Je voulais te faire une surprise !

Nous nous approchons. J'inspire profondément. Le parfum enivrant me monte au cerveau.

— On dirait que ces fleurs viennent d'une autre planète ! s'étonne Jo.

Je lui concède qu'elles sont étranges. Des pétales curieusement déchiquetés. Des couleurs trop vives aux nuances étonnantes. Une odeur pénétrante.

Le bourdonnement de milliers d'insectes se gorgeant de nectar trouble le silence. Jo avance sa main dans l'intention d'en récolter une. Elle pousse un grand cri et recule d'un bond.

— Aïe ! Elle m'a mordue ! Putain ! Elles sont carnivores !

J'éclate de rire. Puis me calme aussitôt en remarquant l'étrange comportement des insectes. Tous ont cessé de butiner et se sont agglutinés en vol stationnaire. Une escadrille dirigée droit sur Jo. Je l'entraîne à l'écart.

— Attention ! On dirait qu'y a pas que les hommes qui sont devenus agressifs.

— T'as amené le matos ? s'enquiert-elle en me transperçant de ses yeux noirs.

J'enlève aussitôt ma veste et lui dévoile mon Beretta. Puis sors un Sig Sauer P228 de mon sac. Un modèle mixte qui était utilisé dans la police française. Je lui prends la tête dans mes deux mains et braque mon regard dans le sien... comme pour l'hypnotiser... Ah ! Si j'avais ce don !

Ce n'est pas que je sois angoissé, bien sûr que non !

Mais bon, je suis en train de contrevenir à une des règles de mon père : ne jamais parler de mes aptitudes à quelqu'un, ne jamais s'entraîner avec une autre personne.

Et là, je m'apprête à confier une arme chargée à une FILLE !!! Qui n'y connaît strictement rien !

— Écoute-moi bien ! Tout ce que je vais te dire à partir de maintenant, c'est vital.

— D'accord.

Elle hoche la tête, soudain très sérieuse. Elle ne m'a jamais semblé aussi grave.

Je lui tends le pistolet. Son regard est comme aimanté. Elle le fixe, fascinée, puis avance sa main et l'effleure de son index. J'insiste, avec une certaine fierté dans la voix :

— Prends-le, il va pas te mordre !

Elle s'empare de la crosse et grimace, étonnée du poids d'une arme si petite. Je saisis quelques canettes vides et me dirige vers l'autre côté de la clairière. Mes pas me ramènent près de l'insolite bosquet auquel je ne peux m'empêcher de jeter un regard torve.

Bizarre.

Je ferme les yeux. Les ouvre. Les ferme. Les ouvre.

On dirait qu'une lueur émane non seulement des végétaux mais aussi de la terre elle-même.

Une lueur qui n'éclaire pas.

Comme si quelque chose était enterrée là et tentait de manifester sa présence !

Je recommence à débloquer. Je ne sais pas gérer ces excès d'imagination, ces déluges de fantasmes. Je dois me vider la tête, ne penser qu'à l'instant présent, redevenir professionnel jusqu'au bout des ongles.

Je passe mon chemin, installe les canettes, avance d'une dizaine de pas, plante quelques cibles dans des troncs d'arbres. Ces gestes, déjà accomplis mille fois, m'aident à redevenir moi-même. Je rebrousse chemin, passe devant le parterre sans ressentir aucune présence maléfique, retrouve Jo et lui reprends mon pistolet.

— Je vais le charger, indiqué-je. Maintenant tu vas faire extrêmement attention ! Il suffit que tu presses la détente pour que le coup parte. Alors tu ne devras le pointer que sur la cible, tu m'entends ! JAMAIS vers moi, JAMAIS vers le vide, JAMAIS vers tes pieds ! COMPRIS ?

Sidérée – elle a dû percevoir les majuscules dans ma voix – elle se contente de hocher la tête.

— Tu dois toujours vérifier si ton arme est chargée ! Une étourderie est vite arrivée ! COMPRIS ?

Cette fois, elle chuchote un petit oui.

Je continue ma leçon de ma voix la plus autoritaire. J'ai l'impression d'entendre mon père et réalise le plaisir intense que j'éprouve en lui faisant partager ma passion.

— Tu dois éjecter le chargeur et poser le pistolet dès que tu as fini de tirer.

— OK.

— À moi de jouer, maintenant !

Je lui montre comment insérer le magasin et le retirer. Elle me suit des yeux attentivement. Je sais qu'elle grave les moindres détails de mes gestes dans sa mémoire. Ressentant soudain le besoin de passer aux choses sérieuses, je tends le pistolet et tire sans réfléchir.

Bien que ce ne soit pas mon arme de prédilection, le plaisir reste intense. Je vide le chargeur et déquille chaque canette, l'une après l'autre. Ce n'était pas ce que j'avais prévu mais je ne peux m'empêcher d'éprouver une grande satisfaction devant cette démonstration de mon génie.

— Putain, souffle-t-elle interloquée, en plein dans le mille à chaque fois !

Je savoure tellement mon succès que mes chevilles commencent à se sentir à l'étroit dans mes Rangers ! Je prends tout de même un air modeste qui ne me va pas du tout !

— C'est que j'ai pratiquement su me servir d'un flingue avant d'apprendre à marcher.

— Quand même, à cette distance ! Je sais pas comment tu fais ! Jamais j'oserai tirer après toi !

J'adore voir son admiration pour moi dans ses yeux. Je prends un air détendu.

— T'inquiète, je me moquerai pas de toi. Tirer, c'est ma vie ; je peux pas m'en passer ; j'agis naturellement, je me concentre et puis BOUM... Je touche la cible...

Ses yeux brillent d'une étrange lueur que je ne leur ai jamais vue. Ça lui va très bien.

— T'aurais dû postuler pour être tireur d'élite !

Elle me sourit, complice. Je n'ajoute rien mais je sais au fond de moi qu'à une autre époque, le métier de sniper m'aurait totalement convenu. Aucune morale. Aucun remords. Je ne suis pas le genre de gars à me laisser étouffer par mes états d'âme !

Au contraire.

Appuyer sur la détente, régler le sort d'êtres humains en un seul geste, quelle jouissance !

Je me ressaisis et focalise à nouveau mon attention sur mon apprentie.

— Pour toi, ça va être différent, il va falloir vraiment te concentrer, te détendre, descendre au fond de toi-même.

Moi, je n'analyse plus mes gestes ; j'aime dégainer et tirer d'un seul coup, comme dans les films. N'allez pas croire que je fais mon malin ; non, non, ce n'est pas du tout mon genre ! Mais je sais que dans la vraie vie, c'est ainsi que ça se passe. Le Gros Méchant qui vous menace ne va pas attendre sagement que vous ayez réfléchi. Il faut agir et vite !

— Tu crois que je tirerai un jour aussi bien que toi ?

J'en doute, bien sûr ! Je suis quand même un as dans mon domaine.

— C'est possible ! Mais il va falloir que tu t'entraînes beaucoup.

Je lui coule un regard de biais. Sa détermination me surprend et me réjouit.

— À moi maintenant, clame-t-elle, non sans m'avoir jeté un regard taquin, mais il va falloir renouveler les cibles.

Je ramasse d'autres canettes dans mon sac et me mets en route, pas mécontent de sentir son regard braqué sur mes fesses moulées dans mon Levis. J'avance en roulant des mécaniques. Pour achever de l'exciter, j'ôte mon tee-shirt et m'en sers pour essuyer ma poitrine en sueur. Je savais que mes heures et mes heures de musculation me serviraient un jour !

Je longe les fleurs carnivores mais ne relève aucune hostilité de leur part. Je dirai même plus, tout autour du parterre semble flotter une atmosphère de sérénité et de paix.

Comme si les plantes avaient suivi notre conversation. Comme si notre attitude les avait rassurées. Comme si elles avaient confiance. Comme si elles nous avaient adoptés !!!

Le tireur d'élite bon pour l'asile de fous.

Ah ! Si Jo n'avait pas été là, je les aurais arrachées une par une, histoire de leur montrer qui faisait la loi sur cette planète !

Je m'avance tout en fixant des yeux un galet plat posé un peu plus loin. Ce serait drôle de le leur lancer dessus, histoire de bien leur faire comprendre qui est le maître dans cette clairière !

Se produisent alors simultanément les deux choses les plus étranges et les plus fascinantes que j'ai jamais vues ! Le caillou se soulève dans les airs et une lueur froide et bleue comme la glace émane du massif ; les fleurs frissonnent, menaçantes ; leurs tiges ondulent tels des serpents. Le galet retombe à terre. Mes poils se hérissent, comme sous l'effet de l'électricité statique. J'ai les joues en feu mais comprends l'avertissement.

Il y a deux ans, de nombreux témoignages avaient attesté qu'une météorite était tombée dans le coin ; malgré d'amples recherches, elle n'a jamais été repérée ; et si elle était là, attendant son inventeur depuis tout ce temps ?

Je place mes canettes sur le tronc d'un arbre mort, plus près que les précédentes. Après tout, Jo débute, je ne dois pas la décourager !

En retournant sur mes pas, je m'empare de mon Beretta pour ne pas rester les bras ballants. Jo, elle, examine attentivement son pistolet et me jette un regard interrogateur.

— Y a une sécurité ?

— Bien sûr ! Mais pour le moment, tu risques rien, je l'ai entièrement vidé !

— Je peux le charger à mon tour ?

— Place-le ! dis-je en lui tendant le magasin.

Elle s'exerce plusieurs fois. Je lui passe ensuite des munitions. Voilà l'arme prête à tirer. Elle rabat le chien, soulève le pistolet.

— C'est effrayant, commente-t-elle. J'y vais ?

Apeurée, elle fait feu. Au hasard. Droit devant elle.

— Super, me dis-je en moi-même, félicitations à l'abruti qui a eu cette idée de génie ! Ce n'est pas pour rien que papa avait édicté ses quelques règles ; je me ramollis complètement !

La balle s'est perdue dans les buissons, passant à plus d'un mètre de la première canette ! La force de la détonation a surpris Jo. Dans un mouvement de recul involontaire, elle a failli laisser tomber son arme. Mais comme elle sent mon regard sur elle, elle tient bon. C'est quelqu'un de fier, qui ne veut pas montrer sa peur. Je reprends la parole:

— Bon, t'as pas l'air d'avoir ça dans le sang. Recommence. Et prends ton temps cette fois-ci. Garde ton calme. Fixe une canette. Regarde droit devant toi !

Jo tend son flingue à bout de bras. Ferme sur ses deux jambes, sérieuse comme si le sort du monde dépendait de ses prouesses, elle se détend peu à peu. Le temps s'arrête, l'atmosphère change, Jo ne fait plus qu'une avec son arme.

BANG ! Une canette s'envole dans un bruit métallique.

BANG ! Sa jumelle s'écrase au loin.

BANG ! La dernière part rejoindre les deux premières.

Je n'en crois pas mes yeux. Un monstre vient de naître !

Jo redescend sur terre. Elle baisse son arme vers le sol, comme encore prisonnière de sa transe ; je bondis et lui arrache pratiquement le pistolet des mains.

— Fais gaffe ! Tu l'as pas vidé ! Pense à mettre la sécurité !

La vivacité de ma réaction la fait revenir à elle. Je me plante devant elle et la foudroie de mon regard le plus noir.

— Ne refais jamais ça, tu m'entends !

Elle se tasse sur elle-même ; je me radoucis.

— Ce que tu m'as fait peur !

Elle reprend vie et me dévisage, l'air coquin.

— Tu tiens un peu à moi, alors ?

— C'est surtout ma vie qui m'importe ! grommelé-je.

Elle ouvre grand ses yeux et réalise qu'il n'y a plus trace des canettes. Devant l'ampleur de son exploit, elle s'exclame :

— T'as vu ce que j'ai fait ! Un peu d'expérience et je suis championne du monde !

Je ronchonne, ne voulant pas admettre qu'elle est douée, sacrément douée même !

— Bah, c'est la chance du débutant !

— Pousse-toi ! Je veux essayer encore !

L'enthousiasme de Jo m'effraie maintenant. Je lève les yeux et par une trouée entre les arbres, aperçois le Voyageur, comme satisfait. Un frisson glacé me parcourt le corps...

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