Chapitre 8-3 (b) : Liam
Attention ! Ce chapitre comme le précédent consacré à Liam est dramatique et comporte une scène de violence.
Je stoppe ma course. Ah, ça non, cet emmerdeur de Léo n'a pas le droit de fouiller dans mes fantasmes !
Je lui tors le cou. En rêve, bien sûr. Comment assassiner une voix intérieure ? Se supprimer soi-même ? C'est bien pour cette solution que je suis en train d'opter.
Je me précipite vers la cantine d'un pas énergique et assuré. Le lieu le plus commode pour rassembler toute la communauté. Je me rue dans l'escalier.
Léo et Tex ( ensemble, épouvantés ) : Tu vas nous faire tuer !
Moi : Et alors ? Vous vous en foutez ! Vous n'existez pas ! Vous retournerez dans le néant d'où vous n'auriez jamais dû sortir. Ou bien allez hanter quelqu'un d'autre !
Léo : T'es pas un assassin.
Moi : Non, je n'ai tué que par procuration. Et c'est bien pire. Madison m'a arraché ma dernière part d'humanité en mourant. Alors...
Tex ( désespéré ) : C'est du suicide...
Léo ( hors de lui ) : T'as pas le droit de nous tuer ! On existe réellement. La preuve : tu m'as vu.
J'interromps ma descente. L'argument a porté. Je collectionne vraiment les problèmes. Plus amateur que moi, tu meurs !!!
Je me touche le front du bout de mon index et m'enquiers d'une voix plus qu'angoissée :
— Tu vis vraiment là, dans mon esprit ? Tu es avec moi tout le temps ?
— Je suis réel, m'affirme Léo d'un ton catégorique. Tex aussi est tangible. Mais je ne comprends pas qui nous sommes, ni comment nous nous sommes matérialisés là. Je ne me rappelle même pas ma naissance, ni comment c'était avant... avant de te connaître.
Mes épaules s'affaissent. Quelle prise de tête ! Mais cette clarification me satisfait. Un brusque sentiment d'urgence m'envahit alors. Il me faut bouger, vite. Agir, rapidement.
Je me remets en mouvement sans abandonner le véritable interrogatoire que je fais subir au squatter de mon cerveau.
— Les soldats qui s'amènent, ils sont réels eux aussi ?
Seul, un glatissement rauque me répond. Sûrement l'équivalent aviaire d'un ricanement. Je me rapproche. Une voix désagréable, tonitruante enfle jusqu'à moi.
Tex s'excite ; il doit s'inquiéter pour ses plumes imaginaires.
— Tu veux faire quoi exactement ? On va s'attirer des ennuis.
— Ouais ! On peut s'attendre à une superbe tempête de merdes ! renchérit Léo.
— Vous inquiétez pas, les gars, dis-je en serrant fort le manche de mon couteau, on a l'habitude, me semble-t-il, de ce genre d'intempéries. Et en plus, ajouté-je provocateur et goguenard, vous êtes là. Je suis sûr que vous nous tirerez de ce mauvais pas !
Personne ne me répond. J'exulte ; je leur ai cloué le bec. Et à tous les deux à la fois, en plus ! Ça devrait s'arroser. Mais pour le moment, j'ai un meurtre à perpétrer.
Je me fige à l'entrée de la cantine. Dissimulé dans une encoignure, j'observe. Morgan, juché sur une table en guise d'estrade, harangue les jeunes rassemblés. Sa garde rapprochée ne le quitte pas des yeux. Je constate avec anxiété que Blondinet et Maigrichon ont reçu du soutien, et de taille ! Deux costauds aussi larges que hauts se sont postés à chaque bout de la table.
Agir va s'avérer plus compliqué que prévu.
Le résumé de ma vie, quoi !
Quelques rares adultes assistent à la scène, tout à fait conscients de ne plus rien maîtriser de la situation. Peut-être même sont-ils satisfaits que des jeunes prennent le relais. Je devine leur malaise à la tension de leurs épaules et à l'air concentré qu'ils affichent.
Le silence tombe ; je marche droit sur l'estrade, droit sur Morgan, à la manière d'un homme qui sait se battre, d'une démarche équilibrée et alerte. Je dispose d'un plan parfaitement au point, une stratégie qui a fait ses preuves, autant dans l'Histoire que dans les films, une stratégie que j'ai souvent utilisée et qui m'a constamment apporté des ennuis.
Foncer dans le tas. Ne pas réfléchir. Frapper et voir venir.
J'ai souvent dérouillé ; mais j'ai aussi savouré des succès mémorables.
À mon approche, Morgan cesse son discours.
Je plante mes yeux dans les siens. Il a un imperceptible mouvement de recul. Qui a échappé à l'assistance surchauffée mais que mes sens accrus se sont empressés de noter. Ce qu'il lit dans mon attitude lui glace les os. Mais il se ressaisit et m'accueille d'un ton désinvolte.
— Liiiam, quelle surprise ! Depuis le temps que je t'ai pas vu, j'espérais que ton cadavre pourrissait dans un coin sombre.
Je reste impassible mais n'en continue pas moins à m'avancer vers lui.
— Assieds-toi avec les autres, je suis en train d'actualiser les règles fondamentales des lieux.
Il tente une pause dramatique.
— Notamment en ce qui concerne la distribution de la nourriture.
Je stoppe devant lui et bâille à m'en décrocher la mâchoire. Son teint rougeaud, son œil glauque me donnent la nausée. Quel con ! Il n'a absolument rien compris. Au lieu d'entreprendre une lutte pour la dominance, on devrait tous s'allier pour s'en sortir.
Je prends mon air le plus stupide – j'en ai tout un rayon en stock – et demande :
— Ben, pourquoi est-ce toi qui t'en charges ?
Il laisse échapper un soupir d'exaspération. Il n'est pas dupe et me regarde comme si j'étais une déjection souillant son salon.
Morgan : Espèce de maso, tu cherches à te prendre une raclée ?
Moi : Oh oui ! Mais fais gaffe à pas abîmer ta belle gueule.
Morgan ( stupéfait ) : Ma belle gueule ?
Moi : Qu'est-ce que tu crois ? C'est uniquement pour ton physique que je m'intéresse à toi.
L'impact expulse l'air de mes poumons. Un des deux malabars examine son poing, satisfait.
J'aurais dû garder un œil sur le côté !
Plié en deux, je joue à celui qui ne retrouve pas son souffle. Mes râles inélégants arrachent un éclat de rire à Morgan qui se croit déjà vainqueur. Il a dû oublier sa déroute dans les WC.
J'attrape les pieds de la table et tire de toutes mes forces. Mon ennemi perd l'équilibre et s'écroule à terre, momentanément hors service. Je sors mon couteau et me jette sur lui. Mais Balèze N°1 ne me laisse pas le temps de l'achever et me balance contre le mur. J'en vois trente-six chandelles et le sang commence à couler d'une plaie à mon arcade sourcilière.
Je ne change pas une tactique bien au point. Je me laisse tomber au sol, il me lâche et j'en profite pour lui envoyer un coup de pied dans la figure. Je lui brise le nez et il se met à brailler en se tenant la tête. Balèze N°2 arrive à sa rescousse mais avec un temps de retard.
Grâce aux Oiseaux, j'atteins maintenant une vitesse surhumaine, saute sur mes deux pieds d'un bond et lance mon poing avec tout l'élan possible vers son cou. Il craque, la respiration coupée.
Pendant ce temps, Morgan a réussi à retrouver ses esprits. Enfin le peu qu'il en a. Mais mon couteau est tombé pendant la bagarre. Blondinet et Maigrichon se précipitent pour le récupérer ; toutefois de deux coups de pied bien placés, je leur règle leur compte.
Morgan rampe au sol, les jambes inertes. S'est-il brisé la colonne vertébrale dans sa chute ?
Je bondis vers mon arme mais Balèze N°1 l'a interceptée. Il s'avance vers moi en me menaçant de ma lame tranchante. Heureusement pour moi, la douleur lancinante de sa fracture diminue ses réflexes et j'ai le temps de lui balayer les jambes de la mienne.
Une botte digne d'entrer dans la légende.
Je récupère mon arme, empoigne Morgan, le soulève, le plaque contre son ancien podium et pointe mon couteau vers sa gorge, juste là où la première blessure que je lui ai infligée commence à cicatriser. Je m'apprête à enfin achever mon œuvre.
Le réfectoire se barricade dans un silence étrange et gêné.
Personne n'a volé à son secours. Personne ne tentera d'interrompre mon geste.
Je vais commettre un meurtre de sang froid devant un public de plus de trois cents jeunes.
Réalisent-ils ? Sont-ils eux aussi si las qu'ils ont perdu toute sensibilité ?
Morgan halète et râle. Ses yeux jadis si goguenards trahissent son épouvante. Ses lèvres s'entrouvrent et laissent échapper un sang épais et noirâtre.
Une prière ? Une supplication ?
Il me demande de lui laisser la vie sauve.
Ou de l'achever le plus rapidement possible.
Les Oiseaux se livrent à un tohu-bohu épouvantable.
La lame le pique.
J'hésite.
Lui trancher la gorge, franchement et sans bavure ?
Ou l'enfoncer lentement, à petits coups précis, réguliers et douloureux.
Être un assassin, un justicier ou un bourreau...
Le couteau s'anime soudain, ma lame coupe, lacère, prête à s'enfoncer...
Une détonation claque dans l'immense pièce, effroyable pour mes tympans trop sensibles.
Morgan s'effondre ; une balle lui a traversé le crâne. Je m'écarte d'un bond et regarde, hébété, le trou béant duquel s'écoulent des torrents de sang qui s'étalent, formant sur la table comme une carte de notre Empire, écarlate.
Deux nouveaux coups formidables retentissent et réduisent sans pitié les deux Balèzes à l'état de cadavres encore palpitants. Je me retourne tout en essuyant machinalement des débris de cervelle et des fragments d'os qui me maculent le visage. Je pointe un couteau tremblant devant moi, protection bien dérisoire face aux tireurs.
Ralph et ses sbires ont l'air de bien s'amuser.
BANG ! Maigrichon tombe à genoux, ses mains battant désespérément l'air à la recherche de quelque chose à quoi s'agripper.
BANG ! Blondinet ne se relèvera plus jamais.
Le spectacle était épouvantable. Jamais je ne pourrais jouer les gamins-fées. (1)
Une rafale de balles achève de perforer mes ennemis. Mon tour va-t-il venir ou le destin a-t-il changé de camp ?
Il ne me reste que la provocation.
— Ralph, pourquoi t'as transformé Morgan en steak tartare ? Il était à moi, rien qu'à moi !
Dans le réfectoire, les hurlements aigus se sont tus. Les ados se murent dans le silence.
— Emmène-toi ! me commande Ralph, et arrête de poser des questions idiotes. Tu me facilites vraiment pas la tâche. Moi, je cherche simplement à garder mon investissement en vie.
Je serre les poings. L'espoir renaît. Ils m'ont évité de devenir un assassin. Marius ne m'a pas laissé tomber.
— Vous êtes des monstres ! commenté-je.
Ralph dissimule un rire grinçant.
— Et c'est celui qui s'apprêtait à égorger de sang froid un gamin mourant qui l'affirme...
Tout est dit. Je ne veux pas subir le même sort que mes camarades. Je me rends compte que je tiens encore à la vie et quitte définitivement les lieux, solidement encadré par les gardes armés.
On me fait monter dans une jeep. Après de nombreux détours dans des rues plus obscures les unes que les autres, nous nous arrêtons au niveau d'un pont. On me fait descendre. On me dit d'avancer.
J'obtempère, momentanément réduit à l'état de marionnette humaine. Je me crois dans un film du siècle dernier. Un échange de prisonniers, lors de la Guerre Froide, entre les deux grandes puissances mondiales. Grâce à ma vue entraînée, je distingue Marius à l'autre bout. Il fait passer à Ralph de lourds sacs de toile et de l'argent liquide. Mon geôlier me salue d'un geste ironique et repart. J'accuse un tel épuisement que je n'ai même pas la force de m'enquérir du prix de ma liberté.
Je plante, furibond, mes yeux abîmés par la fatigue dans ceux de Marius, espiègles et arrogants.
— Mais qu'est-ce que tu branlais, merde ? J'ai failli crever dix fois !
— Surtout me remercie pas ! grogne-t-il. Ton humour m'a manqué. Grimpe là-dessus !
Je jette un cou d'œil au deux-roues qu'il me désigne.
Moi : C'est quoi ce bolide ? Tu l'as piqué à Steve Mac Queen ?
Lui : Waouh ! Ta culture m'impressionnera toujours ! T'as raison, c'est celle de La Grande Évasion. Une Triumph TR6. Notre billet de retour au pays. J'en cherche une du même genre pour toi.
Moi ( n'en croyant pas mes oreilles ) : On va quitter Paris ?
Lui ( se bouchant le nez et braquant sa torche sur moi ): Berk ! Tu schlingues ! Mais qu'est-ce que t'as sur le visage ? T'es passé sous un rouleau compresseur ?
Moi : Oublie ! Rien qu'une bonne douche ne peut faire passer !
Lui : T'es quand même fichtrement doué pour attirer les ennuis.
Moi ( radieux ) : Et pour en sortir !
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(1) Le spectacle était épouvantable. Jamais je ne pourrais jouer les gamins-fées : Allusion à la scène de la mort de Gavroche dans Les Misérables de Victor Hugo.
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