Chapitre 8-2 (b) : Chloé
Mon cri s'étouffe. Je voudrais me mettre à courir sauf que je sais plus comment me débrouiller pour que mes jambes, elles m'obéissent.
Résultat, je m'étale par terre.
— Grenouille, le monsieur rajoute. Tu n'as rien à craindre de moi.
Je sens qu'on me soulève par les épaules pour me mettre debout. Je voudrais parler, crier, rire et chanter. Mais c'est impossible. Ma bouche refuse de s'ouvrir...
— Tu t'es fait mal ?
J'arrive juste à dire non de la tête. Il m'a pas reconnue. Mon papa est parti si longtemps qu'on dirait qu'il m'a oubliée.
— Tu veux que je te ramène chez toi ?
En haut de sa statue, Nestor pousse un miaulement qui me glace le sang. J'attrape une de mes couettes et me l'enroule dans la main. Je fais toujours ça quand je suis trop émotionnée.
Il y a un gros, gros caillou dans ma poitrine.
Pour toujours !
Papa se met accroupi devant moi. Ses yeux me semblent aussi sombres que l'univers. J'en suis sûre, il y a quelque chose qui cloche.
— Chloé ? il s'exclame soudain. Mon crapaud, c'est toi ? Comme tu as changé !
J'ai tant de choses à lui dire. Que bien sûr, j'ai grandi parce ça fait deux ans qu'il est parti. Que maman a beaucoup pleuré. Que Dylan, il l'a remplacé. Que j'ai des super-pouvoirs...
Mais je peux pas, je me sens toute flagada. Et puis je me demande s'il est vraiment là, si c'est pas moi qui l'imagine ou qui l'ai recréé parce qu'il me manquait trop.
— Tu as perdu ta langue ? il s'étonne en me dévorant des yeux.
Je lui fais oui avec le menton. Alors, il enferme mes mains dans les siennes. Mais c'est quoi ces horribles trucs en métal autour de ses poignets ?
Terrorifiée, j'essaie de lui échapper mais il me retient en rigolant. J'aime pas du tout son nouveau rire. Il est tout abîmé. Comme si c'était pas un vrai.
— Ce sont ces bracelets qui t'effraient ? il me demande. C'est rien... Juste un jeu.
Mes yeux le transpercent. Ses cheveux longs et emmêlés. Ses habits déchirés...
— Tu mens ! je dis. C'est des menottes. Et si t'en as, ça veut dire que t'étais en prison.
Quand il entend ça, papa perd son sourire. Il m'a tellement déçue que mes mots sont revenus. Au moment où il est remonté jusque dans ma gorge, mon cœur les a fait fuir.
— Mais t'es si fort, je triomphe, que t'as réussi à t'évader.
Son regard se tourne vers Nestor perché sur la fibule de la toge à César. Je le vois venir, il va changer de sujet pour que j'oublie mes questions.
— C'est le chat que t'avais commandé pour ton anniversaire ? il demande.
Je suis si contente qu'il se soit rappelé ! Je me jette dans ses bras comme un bébé. S'il te plaît, Voyageur, rends-moi mon papa d'avant les Hommes-Caméléons et la douleur.
— Tu veux que je te porte jusqu'à la maison ?
J'hésite. Ce serait bien, oui. Et puis, je suis tellement fatigué d'avoir réparé Nestor. Mais faudrait pas que les prétoriens l'aient suivi et qu'on les emmène droit chez maman...
Je me recule et le regarde. Jamais il serait revenu si ça avait risqué quelque chose.
— Tu me raconteras comment tu les as semés, ceux qui t'ont otagé ?
— T'es bien ma fille, toi ! il rit en me faisant un clin d'œil. T'as oublié d'être bête.
Il se redresse, m'attrape et me soulève. Je passe mes mains autour de son cou mais décale ma tête pour le défigurer.
Son visage ressemble à un gros nœud tout blanc, plein de rides et de cicatrices. Et il est si maigre qu'on dirait que sa peau a juste été posée sur ses os. Putain, Tonton Raoul, il aurait rigolé, toi, tu as vécu suffisamment de sales moments pour rivaliser avec tous les laisser-pour-compte de l'Empire !
Sauf que même s'il semble revenir d'un voyage dans le futur, c'est quand même mon papa. Grand comme l'univers et plus fort que tous les méchants du monde.
La machine à remonter le temps a pas réussi à chasser la rage qui danse au fond de ses yeux.
Et si je pouvais le réparer comme je l'ai réussi avec Nestor ?
L'idée m'est pas passée par le cerveau que déjà, je sens le Voyageur venir en moi.
Mon sang s'incendie ; son pouvoir file dans mes veines.
Je serre les poings. Trop tard !
Le rond-point s'allume. Derrière moi, César clignote tel un vieux sapin de Noël fatigué.
Je brille, couleur comète. Un vrai Schtroumpf. Le Schtroumpf Docteur. Ou le Schtroumpf Brûleur.
Heureusement, mon papa a peur de rien ! Au lieu de me laisser tomber comme Dylan, il aurait fait, il me serre à m'étouffer.
— Tu es toute tachée de sang ! T'as pas mal au moins, mon tétard ?
Je secoue la tête. Il se stoppe, me pose tout doucement sur le trottoir, enlève sa veste et m'enroule dedans. Puis il se met replié à mon niveau.
— Mon crapaud, c'est très sérieux et très important ce que je vais te demander là. T'aurais pas rencontré des prétoriens à qui, sans le faire exprès, t'aurais montré ce que tu sais faire ?
Sa voix était si sérieuse que je me paralyse aussitôt en pierre. Comme notre César là-bas qui est redevenu tout noir.
Papa lit ma réponse « oui » dans mes yeux qui vagabondent.
— Est-ce que ces salopards savent ton nom ? il s'énerve. Est-ce que c'était près d'ici ?
Il pose ses deux mains sur mes deux joues, un peu comme Greg, il l'a fait. Du coup, les images de l'histoire avec mes tortureurs tournent en rond dans ma tête.
— Non, il dit en me lâchant, non, ils ne savent rien. Ils t'auraient déjà enlevée et je l'aurais senti...
Il souffle un long soupir, m'attrape le poignet et me tire sur le passage-piétons. Nestor qui est enfin descendu de son observatoire marche derrière nous, tel un garde-du-corps tout hérissé.
— À partir de maintenant, papa rajoute, tu vas devoir faire très attention. Si tu restes à la maison et que tu ne vois personne, tout ira bien.
Il marche vite et ma respiration devient folle. Mamie, Tonton Raoul, le « Rendez-vous des Amis ». Et l'école ? Est-ce qu'il va vouloir que j'y aille plus jamais ?
Je me demande bien comment il a fait pour deviner. J'avais que remis les images devant mes yeux.
— Et maintenant, il annonce, on va aller faire la surprise à ta mère !
Je suis si contente que mon cœur en oublie comment battre. Déjà que mes mots savaient plus parler ! Alors, on avance en silence. Un prisonnier évadé, sa petite fille aux grands yeux noisette et leur matou ressuscité, son costume de poils tout taché de sang.
À deux pas de la maison, papa nous cache derrière une voiture en panne. Je lève les yeux vers le ciel. Pour mieux nous voir, le Voyageur s'est fait plus gros et ses rayons pleuvent sur la ville, l'éclaboussant de ses rayons empoisonnés.
Papa, lui, s'est tout décoloré.
— Ce type, je l'entends s'étonner, tu le connais ?
Je me tords le cou. Oups ! Maman est revenue. Elle est en train de fermer le portail. Sauf qu'évidemment, elle est pas seule. Y a aussi Dylan qui béquille son vieux scooter dans le jardin.
— Non, mais quel charlot, ce mec ! j'entends papa râler. Qu'est-ce qu'il fout chez nous ?
Je regarde celui qui a pris sa place dans notre famille. Pourquoi ce soir, il est pas resté boire un coup avec Émile ? D'habitude, il rentre toujours après maman...
Il s'assied sur sa chaise en plastique devant la maison et lance ses pieds sur la table.
— Et si t'allais nous chercher un truc à boire ? il crie. Un bon petit rosé J'ai le gosier à sec !
Maman marche vers lui. Ses yeux brillent comme des vers luisants et mon cœur part en bouillie. Mais qu'est-ce qui lui prend ? C'est pas du tout, du tout le moment...
— Je n'ai pas vraiment envie de ça, là, tout de suite !
Papa attrape ma main et l'écrabouille. Je me tourne vers lui. Ses sourcils ont grimpé jusqu'au ciel et ses lèvres sont serrées de rage. Bon, je crois que, cette fois, il a compris...
Et s'il allait tuer le nouveau amoureux de maman ? Bof ! Ce serait pas une grande perte !
Sauf que...
— Est-ce que tu sais qui est ce pignouf ?
Sa voix a grondé si méchante que d'un coup, mes mots se décoincent. Ils sortent de ma bouche, tout mélangés.
— Ben, c'est Dylan. Il vit avec nous ! Tu croyais que maman allait t'attendre toujours ? Elle est trop jeune pour être veuve !
Papa souffle par le nez. Pas comme un dragon de feu, non, mais comme un vieux taureau fatigué.
— Bien sûr, il chuchote, J'aurais dû m'en douter. Il est gentil avec toi ?
Que lui dire ? Que boire et crier, c'est ce que Dylan fait le mieux ? Non, il irait le disputer et il se battrait et maman pleurerait et les voisins appelleraient les prétoriens qui l'assassineraient avec leurs gros fusils et la surprise pour maman se transformerait en catastrophe...
Autant mentir. Un tout petit peu.
— Il nous prépare plein de grillades, je réponds. Des fois, il emmène maman danser et il lui donne toujours un bisou avant de partir.
Ses yeux voyagent. De maman à moi et de moi à maman. Je comprends qu'il réfléchit. Et je suis sûre que je vais pas aimer les choses qu'il réfléchit.
— Il joue souvent au foot avec moi mais je le laisse gagner parce que je suis trop, trop forte et je veux pas qu'il le sache. Il est pas comme nous, lui, pas du tout bizarre. Il lui arrive que des trucs normals. Il connaît pas César et il a pas été prétorien mais il est trop capable de nous défendre. Quand Bernie a pincé les fesses de maman, il lui a mis son poing dans la figure. Heureusement pour lui, il avait pas son couteau de cuisinier...
— Mon triton, il me coupe, tu as une mère très intelligente. Elle a pile choisi le gars qu'il vous fallait. Un type si ordinaire que personne soupçonnera jamais rien.
Nestor saute sur le toit d'une BMI Car et commence sa toilette. Papa observe maman. Dylan a dû lui faire une chatouille parce que j'entends son rire si fort qu'il doit monter jusqu'au Voyageur.
— Arrête ! je la supplie dans ma tête. Tu sens pas tout le mal que tu fais à papa ?
Comme bien sûr, elle a pas le pouvoir de lire dans les pensées, elle s'assied sur les genoux de mon beau-père et passe ses bras autour de son cou. Des fois, les adultes, y me désespèrent, tellement ils sont bêtes. Moi, jamais je serais grande !
Et jamais j'aurais d'amoureux.
Papa s'accroupit et me fixe. Ses yeux sont si abîmés, d'un coup. Tout fanés... Aussitôt, ma peau se transforme en chair de poule.
— Je veux que tu les rejoignes. Et tu ne diras rien à ta mère. Ça lui causerait trop de soucis.
Sa voix a tellement grincé dans mon oreille que ma respiration se bloque comme si j'avais reçu un ballon, fort dans le ventre.
— Et toi, tu vas aller où ?
Je cache ma tête contre sa poitrine toute chaude pour plus voir maman et Dylan. Beurk !
— Mon travail est loin d'être fini et je peux pas rester. Ma présence mettrait vos vies en danger. La tienne et celle de ta maman. Mais je te le promets, quand tout ira mieux, je reviendrai te chercher.
Malgré que je croyais plus avoir de larmes dedans, mes yeux recommencent à pleurer. Je me recule pour les essuyer. Je les déteste quand ils se rebellent ! Papa, il va croire que je suis encore qu'un bébé...
— Promis, juré, craché ? je demande.
Exactement comme avant, quand il y avait que nous trois, papa, maman et moi, je le vois gonfler ses joues et rouler sa salive dans sa bouche. Puis il la lance loin, loin...
Pile sur la vitre de la BMI Car.
— Je peux pas t'emmener, Grenouille. Tu seras plus en sécurité ici.
Nestor qui a fini de se faire beau descend de son capot et vient se frotter contre moi en ronronnant. Il les sent, tous les mauvais sentiments comme des ours en cage dans mon cerveau.
— Tu vas pas mourir, hein ?
Il sursaute et ses menottes sonnent l'une contre l'autre. S'il te plaît, Pouvoir du Voyageur, débrouille-toi pour que cette fois, il me mente pas!
— Mais pourquoi tu dis ça, mon lézard ? Il te passe vraiment de drôle de trucs par la tête...
Nestor se tourne vers lui, moustaches au vent et oreilles aplaties. J'en ai vraiment assez que tous les adultes, y me prennent pour une idiote.
— Parce que t'es resté parti deux ans ! je m'énerve. Et qu'il arrive même aux super-héros de se faire tuer. Spider-man, Black Panter...
Il me met ses mains sur ses épaules.
— Ces choses-là, ça n'arrive que dans les films !
Je le regarde, avec mes yeux comme des pistolets. S'il continue à me raconter que des crétineries, il risque de lui arriver pareil qu'à Greg !
— Pourtant, je gémis, t'es un super-héros ! Et t'essaie de sauver le monde.
Il a un grand rire qui fait pas de bruit. Son rire de prétorien.
— Mon têtard, tu exagères ! Mais contribuer à ce qu'il aille un petit peu mieux, ça, c'est dans mes cordes.
Toute réconciliée, je lui lance mes grands yeux noisette. C'est que j'ai un truc à lui demander.
— Si tu rencontres une fille qui ressemble à un ange et qui s'appelle Galilée, la tue pas. Elle m'a sauvée des Méchants. Elle t'aidera pour le monde et tout et tout.
Papa m'attrape fort contre lui. Je coince mon nez contre son cou pour respirer son odeur et m'en rappeler quand il sera plus là.
— Je la connais déjà, il m'explique. C'est elle qui m'a fait évader. Maintenant, je saurai son nom...
Je suis en train de lever ma tête pour lui montrer mon sourire jusqu'aux oreilles, quand, d'un coup, il se met à trembler.
Ses mains se desserrent et je glisse, le derrière par terre.
Mais qu'est-ce qu'il lui arrive ?
Terrorifiée, je défigure son visage tout tordu et ses yeux qui roulent dans leur trou. Les prétoriens lui ont fait mal, c'est sûr. Je veux pas qu'ils lui ont fait mal !
Peut-être qu'avec mon pouvoir du Voyageur, je pourrais l'aider ?
Je veux lui prendre sa main mais à peine je l'ai touchée, je sens un courant électrique qui me mord méchamment la peau.
Je le lâche et recule si vite que je me cogne contre la voiture. Nestor crache un miaulement si terrible que tous mes poils se hérissent comme pour faire le salut à César.
— Papa ?
J'ai parlé trop fort sauf qu'il me gronde même pas de me taire. Il a l'air d'être déjà parti...
Ailleurs.
Très, très loin de moi.
Soudain, ses lèvres se desserrent. J'entends des mots sortir de sa bouche, mais sa voix est bizarre comme si un extraterrestre de la comète parlait à travers lui.
— Galilée sera ton ange gardien. Toujours, elle sera là pour toi. Toujours, elle te protégera. Toujours, tu lui obéiras et toujours, tu resteras avec elle. Moi, je saurai vous retrouver.
Sa bouche se ferme et son corps arrête de trembler.
Il bouge plus.
Et s'il était mort ? Voyageur, je t'en prie, fais qu'il soit pas mort !
Au moment où je m'avance pour vérifier, je vois ses paupières se rouvrir. Je me colle contre lui. Ses paroles, je les ai trop aimées. Galilée, je la connais pas, mais c'est déjà comme si c'était ma grande sœur.
Papa m'entoure dans ses bras.
— Au moins, il dit, cette fois, j'aurais pu te dire au revoir.
Je lui fais un bisou baveux sur la joue. Il me photographie du regard pour se souvenir toujours, toujours de moi. Ça l'aidera, quand son travail sera trop dur...
— Tu devrais y aller, il rajoute. Si tu te dépêches pas, maman va s'apercevoir que tu es sortie. Tu ne veux pas qu'elle s'inquiète, si ?
Je secoue la tête. Je retiens si fort mes larmes que mes yeux doivent ressembler à des soucoupes volantes. Même s'il fait son dur-à-cuire, papa a pas l'air trop fier non plus.
— Et souviens-toi que tu n'as rien à craindre. BMI sait pas que j'ai une fille ni que j'aime ta maman. Je vous ai toujours cachées, gardées bien à l'abri.
Nestor bondit en éclaireur vers notre jardin. Je sors de derrière la voiture et cours, sans me retourner, direction la maison. Je sens son chagrin qui me suit. Je sens son amour quand maman me prend dans ses bras et me gronde parce que j'ai encore désobéi, je sens son énervement quand Dylan s'avance et met la main sur son épaule.
Alors pour l'empêcher de faire une grosse bêtise, comme venir tuer Dylan, je me retourne et, en douce, lui envoie un coucou câlin. Parce que moi, je sais que j'ai le papa le plus fort de l'univers, qu'il va réussir et qu'il reviendra. Parce que lui et moi, on est pareils ; un pied sur la Terre, un pied sur le Voyageur ; à la fois d'ici et d'ailleurs, à la fois de ce monde et d'un autre...
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