Chapitre 8-1 : Rififi sur la route
( Région Centre 4 septembre 7h18)
Les jeunes passagers du VW et Liam ont trouvé refuge dans un hôtel déjà squatté par une bande de jeunes. Tandis que Thibaut, prenant son rôle de leader très au sérieux, veille sur son groupe, Liam profite à fond de la fête et passe la nuit avec Seymour.
Personne ne se préoccupe du village qui brûle au loin...
Thibaut
Est-ce le silence qui m'a réveillé ? L'haltère d'au moins vingt kilos qui pèse sur ma poitrine ? Ou la drôle de lumière blafarde qui s'infiltre entre les rainures des volets roulants à moitié ouverts et zèbre mon corps ?
Épuisé par ses débordements, la planète dort encore. Personne ne bouge dans l'hôtel. Évidemment ! Tous cuvent les excès de la veille en attendant la mort. Que faire d'autre ?
Je pose mes deux pieds à terre, tente de me relever mais manque m'affaler sur le parquet telle une vieille chaussette trouée, les membres mous comme de la gelée ! Je ferme les yeux.
Des flashs me bombardent le crâne, plus brûlants que mille soleils, plus douloureux que mille piqûres. L'Imperator tout sourire. Liam me toisant assis sur sa moto. Les rictus sarcastiques de Domitien. Liam émergeant du lac, Liam dans les bras de Seymour...
Je relève les paupières pour ne plus les voir. Mais me heurte à la clarté sans âme de ce nouveau petit matin du temps d'après... Formuler des pensées cohérentes m'est pour l'instant impossible.
Le sol tangue un peu et dans ma tête semble avoir élu domicile la mélodie hypnotique et lancinante des djembés. La rage me submerge, s'enroule comme un serpent autour de mon cœur, de mon estomac, de mes poumons, puis grimpe à travers mes entrailles pour s'infiltrer dans ma gorge et m'étrangler. Je m'imagine l'attraper, le serrer, le tordre, dans tous les sens comme une serpillière pleine d'eau. Pourquoi ne me suis-je pas mis minable comme tous les autres ? Au moins, ce matin, je comprendrai mon état comateux !
Je quitte la chambre, descends et traverse le hall d'accueil en prenant garde de ne pas trébucher sur un vestige de la fête ou un jeune en train de dessaouler. C'est difficile de respirer, douloureux de marcher, atroce de réfléchir. Et pourtant, je réussis à avancer. Un vrai miracle !
Aujourd'hui la lumière n'a pas de force. Les nuages dissimulent le marteau pilon du soleil.
Je pousse la lourde porte, me dirige vers le garage où nous avons abrité notre VW, bien décidé à faire profiter les autres de ses harmonieux vrombissements. Je traverse la grande cour et contourne le bâtiment qui servait de restaurant. Le soleil qui a choisi ce moment pour percer, remplit le ciel de filaments rouges, un rouge de la couleur du sang. Les dégâts m'apparaissent alors dans toute leur ampleur. La grêle a martelé les toits et les carrosseries des voitures, elle a haché les dernières feuilles des arbres, brisé des branches qui gisent à travers les prés et sur la route. Les trombes d'eau ont raviné les champs, les haies sont descendues sur les chemins, maintenant couleur de boue.
— Génial, me dis-je. Il ne nous manquait plus que ça ! Jamais notre tacot caractériel ne pourra se frayer un chemin. Jamais je ne retrouverai mon père.
Je dirige mes pas vers le garage pour découvrir qu'on m'y a précédé. Rémy, le visage couvert de cambouis, bondit vers moi, plus heureux que s'il venait de gagner au loto.
— Bingo, hurle-t-il dans ma direction, j'ai trouvé !
— Quoi ? bougonné-je, totalement paumé.
— J'ai déniché le court-circuit qui empêchait ce malheureux minibus de parader sur la route comme un véhicule BMI dernier-cri !
Je le dévisage, éberlué. Je ne lui connaissais pas ce côté emphatique ! A-t-il tenté de nouvelles expériences, hier soir ?
— Ben oui, continue-t-il, dans ces vieilles bagnoles, les défauts électriques, c'est coton à localiser. Ça fait plus de deux heures que j'y travaille ! Mais là c'est sûr, on va pouvoir décoller. Ce soir, demain au plus tard, on y est, à Carcassonne !
— Mais t'as vu l'état de la route ? grogné-je.
— Pourquoi tu vois toujours le verre à moitié vide ? Un orage, c'est local. Y aura juste quelques mauvais passages à franchir. On a vu pire.
— T'as raison, soupiré-je, je veux pas être coincé pour l'éternité avec ces néo-hippies déjantés !
— Dans un hôtel pourri, au bord de nulle part, complète-t-il. Bon, c'est pas tout, ça, mais j'ai encore quelques détails à régler. Tu devrais aller t'occuper des autres.
— Pourquoi est ce toujours moi qui ai le sale boulot ? grommelé-je pour la forme.
Liam
Seymour se colle contre moi et sa chaleur brutale m'incommode. Je me réveille. J'étouffe, pris d'une envie furieuse de dégager immédiatement de là.
Je me rue hors de la chambre et m'élance vers le rez-de-chaussée, la chair satisfaite, prêt à affronter toutes les ruses ourdies par ma destinée. J'enjambe un certain nombre de cadavres – de canettes et d'ados mélangés – et me précipite à l'extérieur.
D'énormes nuages ténébreux retiennent encore le soleil prisonnier mais la pluie et la grêle ont enfin cessé. Devant moi, s'étend une désolation absolue.
Les orphelins de l'Ibis, en nous recueillant, nous ont carrément sauvé la vie !
Soudain un fulgurant rayon de lumière, tranchant comme une lame, parvient à déchiqueter les nuages, traverse l'étrange brouillard et percute le sol, juste à l'entrée de notre refuge.
En plein dans la flaque de lumière, replié sur lui-même, les yeux perdus dans le vague, Thibaut contemple les dommages. Je détourne mon regard de peur qu'il ne me surprenne à le mater en douce, toutefois son désespoir me vrille le cœur. Et m'énerve au plus haut point !
Mais putain ! Pourquoi la vie se régale-t-elle à doucher aussi vite ma bonne humeur matinale ?
— Alors, tu cuves ou tu expérimentes tes pouvoirs de télékinésie pour remodeler le paysage ?
J'ai trouvé mon élocution plus vindicative que je ne le voulais. Thibaut sursaute, pris en flagrant délit de défaitisme.
— Et toi, t'as bien baisé ? me répond-il, avec une voix haineuse que je ne lui ai jamais entendue.
Il se relève et fait mine de se diriger vers l'accueil. J'ai mérité cette agressivité. Mais je n'en conviendrais pour rien au monde. Alors, je le poursuis en l'apostrophant.
— Au nom du Voyageur ! Qu'est-ce que t'as ? T'es pas du matin ? T'es qu'un sale rabat-joie ! Je te comprends pas !
Sa réponse éclate dans l'air matinal.
— Qu'est-ce que t'as maintenant à parler de me comprendre ? J'ai pas besoin de SOS psy et puis j'en ai rien à foutre ! Va retrouver Seymour et laisse-moi bosser à notre départ !
— Mais ça me concerne aussi. J'ai pas envie de moisir ici.
— Tu veux partir ? Et Seymour ? suffoque Thibaut en pivotant vers moi, stupéfié.
— Tu comprends vraiment rien. Cette nuit, c'était juste pour l'hygiène. Pour entretenir la machine. Pour avoir l'impression d'être encore un peu en vie.
Il me tourne à nouveau le dos et se remet en route vers le bâtiment principal. Il m'avoue pourtant, à mon grand étonnement, comme s'il avait commis un des sept péchés capitaux :
— C'est que j'ai pas beaucoup d'expérience dans ce domaine.
Surpris de cette confidence imprévue, je le rattrape et le nargue, un sourire insolent sur le visage.
— Tu sais pas de quoi tu te prives !
Il hausse les épaules, s'acharne sur la porte qui refuse de s'ouvrir. Je joins mes forces aux siennes et elle finit par se rendre.
— Tu vois, à deux, on y arrive mieux ! me fait-il.
Redoutant un sous-entendu équivoque, je crois bon de le mettre en garde.
— Tu veux ma recette pour être un gagnant ? Tu laisses pas les sentiments se mettre en travers de ton chemin. Moi, je m'attarde jamais sur eux. D'ailleurs, des sentiments, j'en veux pas. Dès qu'il y en a un qui pointe le bout de son nez, je l'étouffe car sinon, il grandit et finit par me bouffer. Et tu sais quoi ? C'est pour ça que moi, je me tiens pas assis là, à pleurer en pensant à tous les coups durs qui me sont arrivés, ou qui vont m'arriver, ou qui pourraient m'arriver ; parce que je n'aurais alors qu'à me coucher là et à crever sur place.
Bien entendu, j'ai parlé sans réfléchir. Et bien entendu, mes mots ont dépassé ma pensée. Mais je ne peux plus les retirer. Il donne un coup de pied dans le mur.
— Tes conseils, tu peux te les fourrer où je pense ! Je t'ai jamais demandé ton avis.
Des voix parviennent jusqu'à nous. Les plus courageux se sont levés. Maeva, Claire et Charlotte se matérialisent dans l'entrée. La copine de Nicolas s'inquiète :
— Qu'est-ce qu'il y a ? On vous entend hurler dans tout l'hôtel.
Charlotte, le visage tout chiffonné, s'interroge :
— On va pouvoir rouler ?
Je ricane en zigzagant entre les vestiges de la soirée.
— Pas mon problème, braillé-je, provocateur. Vous allez ramer avec toute cette boue, ces branches cassées. Moi, faut que je trace, si je veux débarquer chez moi avant l'hiver !
Je suis déjà pratiquement arrivé au premier étage quand la réponse dépitée de Claire me parvient.
— T'es qu'un enfoiré ! Tu lâches les gens à la moindre difficulté !
Quel con ! Mais quel connard je fais ! Thibaut a le don de m'énerver. C'est sûrement dû à ce lien que nous avons contracté, presque malgré nous, et contre lequel nous luttons tous les deux. Dès qu'on se retrouve dans la même pièce, les étincelles crépitent.
Léo : Tu dois te tirer de là le plus rapidement possible !
Tex : Il faut que tu continues sur la route avec eux, avec lui !
Léo : N'importe quoi ! Tu t'attaches trop vite aux gens et puis ils te trahissent, ils t'abandonnent !
Moi : Ben, c'est justement ce que je leur ferai si je me casse maintenant !
Tex : Il s'est fait des amis, c'est utile quand tout s'effondre !
Moi : Et c'est comme ça que vous croyez m'aider !
Léo : Souviens-toi de Jesse. Et de Luigi !
Moi : Luigi est mort. Ça n'a rien à voir !
Léo : Je t'aurais prévenu ! Tu vas encore te faire jeter et te retrouver tout seul, comme une merde !
J'entre dans la chambre de Seymour, imposant mentalement le silence à mes voix fébriles. Il vient de se réveiller, passe une main dans ses épis et me sourit.
— Alors, on en est à la grande scène des adieux ?
— Merci pour tout, réponds-je, déjà bien loin de lui en pensée, c'était génial mais...
Je ne finis pas ma phrase. Les points de suspension veulent tout dire. Je lui colle un baiser sur les lèvres et quitte la pièce, le flingue à la ceinture, l'arbalète en bandoulière, mes sacs à la main.
Dans la cour, le VW ronronne, au mieux de sa forme. Mes amis sont en train de le charger.
Je me dirige vers eux et proclame rapidement pour éviter tout commentaire :
— Bon, faites voir l'itinéraire. Je vais partir en éclaireur pour vous dire si c'est praticable.
Léo m'enfonce son bec dans la cervelle, Tex exécute un salto arrière. Mes nouveaux amis me dévisagent tous, sauf Thibaut. Il me tend la carte, le regard impassible, mais un sourire de triomphe se dessine sur ses lèvres. Je fais un grand signe à tous les résidents de l'Ibis, sors la moto du garage, l'enfourche et démarre dans une grande giclée de boue.
********************
Ouf ! Liam ne renonce pas à son périple pour les beaux yeux de Seymour. Toutefois, Thibaut a le cœur gros.
Et en plus, il y a tous ces obstacles que l'orage doit avoir laissé derrière lui !
La suite du voyage sera-t-elle aussi tranquille que Rémy l'a promis ?
Suite samedi 18 décembre...
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