Chapitre 7-3 (b) : Galilée

Sarah grimpe dans l'hélicoptère sans même se retourner. Grâce à ma vue surdéveloppée, je repère la veine bleutée qui bat dans son cou délicat ; son visage prend une curieuse teinte rosâtre et ses oreilles virent au cramoisi. Cette jeune demoiselle irradie de colère ; je la sens prête à exploser !

L'engin démarre. Copernic pousse le moteur au maximum. Les puissantes pales propulsent l'hélicoptère vers le ciel, si vite que, d'instinct, j'ai un mouvement de recul. Un bruit singulier résonne dans ma cage thoracique. Est-ce mon cœur qui s'emballe ?

César se plante devant Nathalie qui n'exhibe plus son expression froide et calculatrice. Ses traits se sont adoucis ; elle plisse les yeux, pince les lèvres.

— Un vrai miracle, quoi ! commente ironiquement l'IMP. Méfie-toi, Nathalie ! Je l'ai toujours connue imprévisible et déroutante.

— Mon cher, tu es bien placé pour savoir que j'aime jouer avec le feu ! répond-elle.

Non. Non. NON. NON !!!

Bordel. De. Putain. De. Merde.

L'Imperator et la Magistra. Même le pire des scénaristes n'aurait pas pu les associer. Cet enfoiré de connard de mes deux n'y voyait pas plus loin que le bout de son nez !

Ne pas se déconcentrer. Apprivoiser l'impensable. N'appréhender que l'essentiel.

Ne pas jouer les têtes brûlées. Réfléchir. Que veulent-ils savoir ?

Si je suis efficace. Si je suis fiable. Si je sais m'adapter.

La peur une fois intellectualisée est la meilleure des conseillères.

Une puanteur atroce effleure soudain mon odorat subtil et me tire de mon introspection. Je fronce le nez. Loin, là-bas, dans les coursives, ça schlingue la transpiration et la peur ! Vince est en train de faire dans son froc ! Et le crâne de N°1 pisse le sang !

Je bascule immédiatement en mode combat.

Un drôle de bip couine dans un des proches bureaux. Nathalie plante là César sans plus de cérémonie pour s'y précipiter. L'IMP ramasse son sac et s'avance vers moi. Deux types font irruption au premier étage du dôme en train de se refermer. Je repère d'abord leur démarche étrange. Et réalise que les rôles viennent de s'inverser. Vince a été pris en otage. Son prisonnier l'étrangle avec la chaîne de ses menottes qu'il a passée autour de son cou.

C'est un grand baraqué, aux cheveux blonds mi-longs attachés en catogan. L'air altier qu'il arbore ne réussit pas à dissimuler son visage blafard et harassé. Avisant notre présence, il pointe l'arme qu'il vient de piquer à Vince droit sur César. Je me baisse, faisant mine de refaire mon lacet.

Prenant en compte ce flux d'informations, mon cerveau quasi-artificiel enclenche un programme qui n'a encore jamais servi. Protéger les Dirigeants. Avant sa propre vie.

Je me relève prestement sans cesser de scruter l'homme qui maintenant me fait face.

Une alarme retentit au plus profond du Complexe. Une deuxième résonne dans mon crâne.

La Magistra, perplexe, s'encadre dans l'ouverture du bureau. L'Imperator réalise qu'il est devenu une cible et s'immobilise. Vince plante ses yeux exorbités dans les miens. Je peux sentir l'odeur infecte de sa terreur, je peux voir les gouttes de sueur glacée s'écouler le long de ses joues. Mais malgré moi, je m'avance ; malgré moi, j'agrippe mon flingue, l'arme, le lève et le pointe sur notre agresseur qui, son otage placé devant lui en guise de rempart, entreprend de descendre l'escalier, lentement, prudemment, marche après marche.

L'homme, maintenant, m'a repérée et dirige ses yeux droit sur mon front. J'établis une connexion en fixant sans relâche ses iris bruns, essayant de lire ses intentions dans son regard.

Ce serait si facile de les dézinguer là, tous les deux ! Un seul coup de mon super Browning traverserait les deux corps. Ils n'auraient même pas le temps de réagir. Puis je pourrais courir vers la sortie. Respirer l'air pur. Me dorer la peau au soleil...

Je pourrais également tirer et lui planter une balle en pleine tête, sans même blesser l'otage. Mais un réflexe nerveux pourrait lui faire appuyer sur la détente et toucher César.

Avant tout protéger les Dirigeants... Suis-je uniquement un programme ?

Mes sens aiguisés me préviennent que des légionnaires font irruption dans le hangar et prennent position, que Nathalie s'est réfugiée dans son bureau mais qu'elle ne perd pas une miette de la scène. Je perçois que son cœur palpite rapidement et que son sang s'écoule dans ses veines plus vite qu'il ne le devrait. Mais mon odorat animal ne me signale aucune frayeur. On dirait même qu'elle ressent une certaine excitation. Un doute soudain envahit mon esprit. Ne serait-elle pas à l'origine de ce léger incident dont elle pourrait tirer profit, quelle qu'en soit l'issue ?

Le blond baraqué est parvenu en bas. Je plante mes yeux dans les siens.

Nous formons un parfait triangle rectangle.

Le temps s'arrête. Il me fixe de ses yeux noisette. Les mêmes que ceux de Chloé. Les mêmes que ceux que je vois quand je me regarde dans une glace !

Ils lisent dans mon esprit et impriment dans mon cerveau les traits d'une fillette de quatre ans. Je lui réponds par un souvenir récent : l'image d'une Chloé de six ans, luminescente, inspirant un effroi incroyable à mon trio de bras cassés. Sans étonnement aucun, il me transmet son amour pour elle, un amour si fort qu'il en est presque tangible ! Je le fais mien, tout en découvrant ensuite la colère implacable qui l'habite, une fureur si meurtrière qu'il ne peut la réprimer.

— Bande de crapules, hurle-t-il, vous l'avez fait ! Vous les avez utilisés. Mais c'est qu'une gosse !

— Je ne savais même pas que tu existais ! ajoute-t-il dans ma tête. J'aurais tant aimé te connaître, vous connaître. Mais surtout, n'oublie pas que tu as le droit de n'être qu'une gamine. Tu peux toujours changer ton avenir. Tu es libre de devenir qui tu veux. Mais si tu retrouves Chloé avant moi, protège-la, aime-la... pour nous deux ! Elle en aura besoin !

Un terrible conflit se joue en moi. Ses phrases retentissent à mes oreilles comme s'il les avait prononcées tout haut. Ses mots me parlent comme jamais auparavant aucun mot ne m'a parlé. On pourrait dire qu'il résonne en écho dans mon âme. Je vibre de tout mon être.

Mon humanité. Ma Mutation. Elles luttent contre la programmation.

Tire. Ne tire pas. Tire.

Qui est ce type ? Pour Chloé ? Pour moi ? Comment pouvons-nous communiquer sans nous parler ?

Le dôme continue à se refermer. Le Grand Baraqué se déplace lentement vers la sortie que je lorgnais il y a quelques secondes, en traînant toujours contre lui un Vince m'implorant de ses yeux désemparés. Mon ouïe déployée capte un craquement imperceptible pour toute autre oreille que la mienne. Mon œil de félin note qu'une fissure se développe à partir d'un des coins du panneau de verre le plus proche.

— 3.0, fais quelque chose ! hurle Nathalie. Qu'est-ce que tu attends ?

César s'en mêle et interpelle courageusement l'ex-prisonnier.

— Jake, pourquoi en venir à de telles extrémités ? Il est toujours possible de négocier.

Les légionnaires accourus en renfort sont encore trop loin pour tenter quoi que ce soit. Ils ne veulent pas risquer la vie de leur dirigeant et attendent des ordres qui ne viennent pas. Moi, je suis Jake, l'arme braquée devant moi. HS. Victime d'un drôle de bug. Le cerveau maintenant perturbé par les milliers de bruissements que je perçois au-dessus de moi.

Les deux panneaux du dôme se rejoignent dans un sourd fracas. Les murs tremblent à nouveau, le sol réagit. Un réflexe nerveux me fait lever les yeux. Je ne vois plus la masse unique des immenses panneaux de verre mais j'en distingue chaque point un par un, comme des milliards de grains de sable. Ça me distrait. Une fraction de seconde. Jake appuie sur la détente.

Je bondis, plus rapide qu'un souffle d'air, et plaque l'IMP au sol. La balle effleure mon épaule. Voilà que j'ai déjà abîmé mon uniforme tout neuf. J'espère qu'on ne m'en voudra pas trop pour cela !

Je me relève et fonce, suivie de l'IMP au summum de la fureur. Jake lance Vince vers nous et s'enfuit ; grâce à mes sens hyper-réactifs, je m'écarte à temps mais César heurte Vince ; ils tombent. Je m'entête dans ma poursuite, ma seule présence protégeant paradoxalement le fuyard des légionnaires postés à l'opposé qui ne doivent absolument pas risquer la vie de l'arme fatale que je suis.

Mon cœur cogne comme jamais il ne devrait cogner. J'ai un terrible mal à la tête. Jake lève ses mains menottées vers le Voyageur qu'on discerne à travers la verrière.

Mon mal de tête s'estompe. Mon cœur se calme. Je lève à mon tour mes yeux vers le ciel.

Jake tire. En l'air. J'accompagne le projectile en pensée. Le dôme éclate mais avant que la pluie de verre ne me retombe dessus, mon Browning 9 mm, dernière génération, au canon rallongé, aboie. J'atteins ma cible. Puis je me recroqueville en position fœtale, pour épargner le plus possible ma tête et mes mains. Ma combinaison, des plus sophistiquées, protégera mon corps des éclats. En revanche, mon esprit espiègle doute fort des capacités de blindage des chemises Saint Laurent ou de la toile de jean ! Et qu'en est-il du tailleur Chanel ?

Les panneaux brisés en milliards de débris dégringolent sur nous dans un vacarme phénoménal. J'entends un long hurlement dans lequel je reconnais le timbre suraigu de César.

Totalement indemne, je m'ébroue pour me débarrasser du verre dont je suis couverte, me redresse et contemple, éberluée et fascinée, le curieux spectacle qui s'offre à moi. Le soleil s'est joyeusement emparé de l'intérieur du dôme. Sous le regard imperturbable du Voyageur, ses rayons se reflétent sur les innombrables esquilles de verre, brillent comme des diamants, dansent et virevoltent, transformant l'ancienne piste d'atterrissage en une immense discothèque à ciel ouvert.

Les tessons crissant sous mes pas me donnent l'impression de marcher sur un tapis de gris-gris. Le jeune munifex se relève, lui aussi sain et sauf. Plus près de moi, j'entends des râles atroces, mêlant curieusement la souffrance et la rage. César ratatiné m'évoque une masse sanguinolente dont ne se distingue plus que son éclatante chevelure, étrangement collée à son crâne par la sueur et l'hémoglobine. Ses vêtements, désormais en lambeaux, ne l'ont guère préservé et son corps n'est plus que plaies et boursouflures. On dirait un chien galeux couvert de tiques qui se seraient rassasiées de son sang. Je ne me précipite pas à son secours, mon analyseur statistique ayant déjà calculé le faible taux de probabilités de blessures graves. Quelqu'un, chez BMI, va sûrement prendre cher pour avoir négligé de m'implanter un programme d'assistance médicale.

Finalement, devenir plus humaine me fait progresser en méchanceté !

— Dommage ! me crie Vince, t'as raté Jake de peu. Mais à cette distante, c'était infaisable.

Je prends une mine déçue mais mon cœur danse la sarabande. Parce qu'il n'y a que moi qui sais. Ma vue exacerbée m'a permis de capter le moment où la balle a brisé la chaîne des menottes, permettant ainsi au prisonnier de courir deux fois plus vite.

Tandis que des renforts se précipitent vers nous, Vince observe les dégâts, interloqué.

— Putain ! me souffle-t-il. C'est nous qui avons fait ça ? Qu'est-ce qu'on va entendre !

Je ne lui réponds pas car je m'en fous totalement. Et c'est extrêmement bon. Je suis double. Une partie de moi est déjà bien loin, sprintant dans le soleil couchant, parmi les herbes folles et les cultures brûlées, jouissant enfin de la caresse du soleil sur sa peau, cette douce chaleur qui lui a tant manqué durant ses deux années de captivité. J'inspire, j'expire, en même temps que lui, exultant de n'avoir jamais perdu espoir, de m'être constamment entraîné pour éviter que mes muscles ne s'atrophient. Je reconnais ces paysages, ces chemins, ces champs, que j'ai empruntés vêtue d'un autre uniforme, à une autre époque, à une autre saison. Je contemple les images que mon autre moitié, celle restée sur le tarmac dévasté, m'a communiqué : une ferme, un couple qui m'accueillera et qui me mènera à une planque d'Opposants qu'il faudra fuir rapidement parce qu'elle a été repérée.

— Hé ! Ça va ? s'angoisse N°2. T'es plus pâle qu'un fantôme !

Sa main compatissante se pose sur mon épaule. Je sursaute et réintègre brutalement ma morne réalité. Je suis toujours la même, un hybride monstrueux, mi-adolescente, mi-machine, ni libre, ni prisonnière, et encore plus paumée ! Car, tout de même, j'ai beau être un modèle 3.0, dernière et sans doute ultime génération, je ne vois pas comment le phénomène que je viens de vivre pourrait s'expliquer rationnellement !

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Beaucoup d'actions aujourd'hui ! Et une Galilée qui entre en rébellion !

Avez-vous compris les liens l'unissant à Jake et à Chloé ? 

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