Chapitre 7-1 (b) : Thibaut

Je me précipite dans ma chambre, saisis mon pistolet, éjecte le chargeur, m'empare de cartouches, les insère, le referme, tire le cran de sûreté et le glisse dans la ceinture de mon jean. Je passe une large chemise par-dessus, me contemple dans la glace. La bosse est largement visible. J'espère qu'elle sera dissuasive. Le singulier éclat que je lis dans mes yeux me surprend mais je n'ai pas le temps de m'attarder à la résolution de problèmes annexes.

Le poids de mon Glock contre mon dos me donne le courage de descendre l'escalier. Je sors sur le perron. Mon œil acéré va repérer et interpréter les plus infimes détails qui me permettront de mieux appréhender la situation et d'infléchir au mieux la suite des événements.

Un type se tient dans l'ombre de la véranda ; il s'est assis sur une chaise et lorsqu'il m'aperçoit, il se laisse aller négligemment en arrière et pose ostensiblement ses pieds sur la table de jardin.

Les légionnaires, eux, patientent debout. Au soleil, leur uniforme photochromique prend une jolie nuance crème qui rafraîchit leur peau. Leurs regards auscultent méthodiquement la pelouse, le garage, la piscine puis la maison, prenant la mesure des lieux. Maeva semble pétrifiée. Rémy sorti de l'atelier, observe la scène de loin en tenant fermement dans sa main une longue barre métallique.

Je m'approche, affectant une nonchalance que je suis loin d'éprouver. Comme si je recevais tous les jours chez moi des militaires armés jusqu'aux dents.

— Bonjour, messieurs, vous désirez ?

Ma voix est froide et distante, presque hautaine. Quand mes yeux croisent ceux, gris métallique, du civil, quelque chose de sombre se déploie dans mes entrailles ; si, par cette chaleur torride, le milicien a laissé tomber son grand manteau noir, son regard de piranha l'a trahi.

L'assassin d'Antoine m'a retrouvé. L'assassin d'Antoine en a après moi ! L'assassin d'Antoine appartient à BMI ! Son faciès tout en os a la froideur d'une dague et la finesse d'un dard.

Pourtant, grâce aux leçons de mon père, je sais ne rien laisser paraître. Et c'est un visage indéchiffrable, aussi lisse qu'un galet poli par la rivière, que j'offre aux légionnaires.

Le silence s'entortille autour de nous, plus sinueux qu'un ver.

— Toi, ordonné-je à la sœur de Claire, laisse-nous !

Tandis qu'elle prend ses jambes à son cou, je me tourne vers les prétoriens. Ils sont tête nue. Toutes les monstrueuses histoires d'horreur que les gens colportent à leur sujet parasitent mon crâne. Une fibule, unique éclat de couleur cadenassant leur uniforme moulant, attire mon regard ; rouge pour le grand, bleu pour le deuxième.

— Vous voulez boire quelque chose ? demandé-je aimablement.

Le plus âgé secoue la tête. Ses yeux sombres posés sur moi tentent visiblement de comprendre mon manque de réaction, sûrement inhabituel. Ses cheveux coupés ras, son regard arrogant, son maintien digne mais énergique révèlent que j'ai affaire à un vétéran. Son collègue, sûrement débutant dans la carrière, n'a pas sa placidité. Il danse d'un pied sur l'autre, s'interrogeant sur la raison de cette incursion dans cette villa pleine d'adolescents dont un au moins porte une arme à la ceinture.

Fibule Bleue m'examine longuement d'un regard calculateur.

— Monsieur Hébrard ? finit-il par demander, me donnant l'impression d'avoir volé la place à mon père.

— Je suis son fils, Thibaut.

— Nous venons vous donner des nouvelles du Magister...

Je fronce les sourcils cherchant une réponse adéquate que je n'ai pas le temps de formuler. Charlotte réapparaît. Je boue intérieurement. Quand est-ce qu'elle apprendra à obéir ? Elle a certes revêtu un tee-shirt et un short, mais ses vêtements mouillés lui collent à la peau et je n'aime pas du tout la lueur égrillarde que je vois danser dans les yeux du jeune Rouge...

— Vous avez des nouvelles de papa ? demande-t-elle d'une voix trop aiguë.

— Il est toujours à Carcassonne, lui répond Cheveux Ras en réprimant une grimace moqueuse. Réquisitionné, avec nombre de ses collègues, pour remédier à la situation actuelle...

Quel scoop ! me dis-je en moi-même, ses intonations protocolaires me faisant froid dans le dos. BMI avait-elle besoin de mobiliser autant de milites pour nous informer d'une telle évidence ?

— Vu les récentes difficultés de communication, continue-t-il, nous venons vous transmettre un message. Votre père veut que vous veniez, tous les trois, le rejoindre. Au frais de la Firme, bien entendu !

Mes entrailles se serrent. Cette annonce va à l'encontre des recommandations paternelles. Prenant mon air le plus innocent, je m'enquiers :

— Il ne vous a rien dit à propos de maman ?

— Si bien sûr ! intervient l'homme au grand manteau noir. Philippe s'inquiète de la santé de sa femme, surtout qu'elle était soignée par un implant et que l'arrêt brutal de certaines de ces puces semble à l'origine de bien étranges maladies...

Je garde le silence, n'ayant pas du tout aimé la menace à peine voilée...

Du coin de l'œil, je surveille Rémy qui s'avance subrepticement, serrant toujours fortement sa barre dans la main. Mon interlocuteur suit la direction de mon regard et ses yeux détaillent mon ami de la tête aux pieds, une expression insolite sur le visage.

Pourtant, à mon grand étonnement, Rémy ne se laisse pas impressionner et continue son approche.

— Et papa n'a rien dit d'autre ? m'obstiné-je.

Se demandant sûrement où je voulais en venir, l'assassin d'Antoine se résout à secouer la tête.

— Son temps est précieux. Et vous le connaissez, les grandes effusions, ce n'est pas son genre.

C'est à mon tour d'opiner du chef, ne laissant rien paraître – pourtant il manquait notre mot de passe, celui qu'il m'avait fait jurer de retenir ! Tous, dans ce jardin, nous jouons la comédie. Ils savent que quelque chose cloche. Et ils savent que nous savons qu'ils savent.

Je reprends la parole, feignant un calme que je suis loin d'éprouver.

— C'est bien aimable à vous de vous être dérangés ; la prochaine fois que papa vous contactera, vous l'informerez que le cancer de maman est en rémission.

— Un vrai miracle, quoi !

Le commentaire a fusé, ironique. L'assassin d'Antoine cherche à se donner de faux airs de vrais méchants. Comme ceux des films de James Bond. Il reconstitue paresseusement une arme en kit qui semble s'être matérialisée dans ses mains. Un truc que je n'ai jamais vu, un croisement entre un flingue suréquipé et une kalachnikov. Pourquoi est-il venu sans son acolyte balèze ?

Ses yeux gris, perçants, me dévisagent puis balaient mon corps de haut en bas, s'attardant un peu plus que nécessaire sur la bosse formée par mon arme à ma ceinture.

— Et on pourrait la voir ?

Ma réponse est toute prête.

— Elle se repose pour l'instant, elle est encore faible. C'est pour cela que nous devrons attendre quelques semaines avant d'entreprendre un si pénible voyage... Informez-en mon père ; cela fait deux mois qu'il ne nous a pas vus; occupé comme il est, il pourra bien attendre encore un petit peu...

D'un geste brusque, Yeux Acier refuse l'argument, menaçant. Mon corps vibre. Aurais-je le temps de sortir mon arme avant qu'il ait terminé son assemblage ou que les autres ne dégainent ?

— En tout cas, reprend-il en dévoilant ses dents dans un rictus carnassier m'évoquant le sourire que pourrait offrir un barracuda, sachez qu'un Centre est à la disposition des salariés de BMI ; il est proche et ne demande qu'à vous venir en aide...

Il pose ensuite sur moi un regard noir dans lequel dansent des éclairs d'ironie. Un regard vraiment étonnant. Comme un écho de celui que mon miroir vient de me renvoyer. Mon pouls s'accélère...

Je trouve pourtant au fond de moi le courage de le fixer droit dans les yeux.

Il se lève soudain, comme pour se jeter sur moi, mais s'immobilise et hausse les épaules. De sa silhouette, bien que quelconque, émane tout de même une certaine prestance !

— Vous ne pourrez pas rester seuls ici indéfiniment. On vous laisse dix jours, le temps que votre mère se remette ; rendez-vous au Siège Central, le 31 août. Vous demanderez après moi. Tout le monde me connaît. On m'appelle Domitien. Comme l'empereur romain. Aussi cruel. Aussi incorruptible. Aussi insensible. Mais envers mes ennemis seulement...

La tension est à son comble. Charlotte se serre contre moi. Je fais un pas, puis un autre sur la pelouse en direction du portail, leur faisant bien sentir que pour moi l'entretien est terminé. L'étrange bonhomme me suit et fait signe à ses sous-fifres de ne rien ajouter.

Déconcertés, les deux prétoriens se décident et nous nous dirigeons tous vers le portail.

Est-ce la machiavélique ex-femme de papa qui les a mandatés ? Ou Dark Rufus en personne ?

Plongé dans mes pensées, je marche, le bras gauche pendant le long de mon corps, les doigts de ma main droite plantés dans la ceinture de mon jean. Nous arrivons au portail toujours légèrement entrouvert. Dans le garage où elle est enfermée, Sampa a retrouvé sa vitalité et lance des aboiements hystériques. Je leur désigne la sortie de mon index tendu en copiant le ton que mon père utilise pour humilier ses interlocuteurs.

— Je ne vous retiens pas ! Vous devez avoir mieux à faire depuis le Black-Out que de jouer les messagers pour des pontes de la Firme. Je vais étudier votre proposition...

— Et réfléchissez-y vite ! laisse tomber Domitien tout en considérant d'un air faussement indifférent les murs entourant notre villa. Si ces fortifications sont de taille à vous protéger des dangers de l'extérieur, elles ne vous garantissent absolument pas contre une agression musclée...

Je relève le menton et le défie en silence. Il m'aurait sûrement déjà criblé de balles si je n'avais pas été le fils Hébrard !

— Vous êtes le portrait craché de votre père, conclut-il en franchissant le portail avec ses acolytes.

Est-ce un compliment que je viens d'entendre ? Mes yeux poignardent leur dos jusqu'à ce qu'ils aient tourné au coin de la rue. Puis je m'apprête à refermer à double tour quand Claire et Nicolas bondissent de derrière un container qui les dissimulait.

— C'était quoi, ça ? s'alarme Nicolas.

— Rentrez, je vous expliquerai.

Sampa, toute frétillante, galope autour de nous. Charlotte l'a libérée avant de nous rejoindre. Je m'élance vers ma sœur, plus furieux que je ne l'ai jamais été. Les flammes qui dansaient dans mes prunelles se sont transformées en un brasier ardent capable de tout dévorer sur son passage, s'apprêtant à la brûler vive. Il ne faudrait jamais avoir de sœur ; qu'elles soient plus jeunes ou plus âgées, ce ne sont que des boulets !

Elle amorce un mouvement de recul, certainement convaincue de se prendre la claque de sa vie. Mais à sa grande surprise – et à la mienne – je me contente de fermer les yeux. Je prends une bonne inspiration, rouvre les paupières et lui décoche un regard désormais glacé, chargé d'une telle aversion qu'il est pour elle pire qu'une gifle.

— T'es qu'une tête de mule ! Une idiote ! Une abrutie ! Une gamine pourrie-gâtée, qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez. Il serait temps que tu réalises que le monde a changé, qu'on ne vit plus à l'époque des Bisounours où tout le monde, il est beau et gentil ; et c'est pas seulement ta vie que tu risques, parce que ça, je m'en foutrais mais c'est celle de tous les membres de la communauté ! Alors, t'as intérêt à mettre un peu de plomb dans ta cervelle d'oiseau ! Si j'avais pas été là, ils nous arrêtaient tous ! Et je n'ose même pas imaginer où nous serions maintenant !

Je m'interromps, hors d'haleine ; mes trois amis – Rémy nous a rattrapés – me fixent, interloqués.

Mais ma jeune sœur ne s'en laisse pas compter. Elle secoue la tête et darde sur moi son regard de princesse, plus hautaine que jamais, un regard de femme, inaccessible et impénétrable.

— Tu dramatises toujours tout ! Relax ! clame-t-elle, avant de s'éloigner. Y a pas mort d'homme !

Je me jette sur le pauvre mur innocent qui entoure notre propriété ; lui administre des coups de pieds rageurs ; le roue de vigoureux coups de poings au risque de me casser toutes les phalanges. Nicolas m'empoigne à bras le corps, puis me lâche brusquement. Comme s'il s'était brûlé.

— C'est quoi, ça ? Un flingue ? gronde-t-il. Qu'est-ce que tu nous as encore caché ?

—Je voulais pas que vous flippiez davantage ! murmuré-je. Je sais que je me comporte vraiment bizarrement mais je vous le jure, je le sais, je le devine, il est en train de se passer des trucs énormes. En plus, je sens bien qu'ils étaient venus pour moi. Je m'en suis tiré à bon compte mais ce n'est que partie remise...

Je m'interromps quand j'aperçois le visage ravagé de Claire, ses yeux bouffis d'avoir pleuré ; Nicolas ressemble à un spectre. Anéanti, brisé, il contemple ses mains. Je ferme brièvement les yeux dans un dérisoire effort pour suspendre l'écoulement du temps. Il ouvre la bouche, se frotte le visage comme pour se sortir d'un cauchemar. Incapable de parler, il s'appuie dos au mur.

— Les rumeurs sur les épidémies à Paris, finit-il par articuler, c'était vrai ! Elles sont en train de gagner la banlieue ; les gens tombent malades et meurent les uns après les autres... La clinique est débordée... La mère de Claire manifeste les premiers symptômes.

Alors que de nouvelles larmes coulent le long des joues de la jeune fille, j'ai envie de me laisser tomber à terre pour pleurer à mon tour ; mais je ne peux pas ; je n'ai jamais eu l'âme d'un chef mais il faut bien que quelqu'un s'y colle et puisque personne ici n'en a la vocation, je dois relever le défi.

Après avoir fermé le portail à double tour, je me tourne vers mes amis.

— Allez vous laver, vous frotter, vous désinfecter du mieux que vous pouvez ! commandé-je. Mettez un masque devant votre bouche. On sait pas encore comment ces maladies se transmettent. Vous ne vous approchez plus de maman, vous entendez ? Ou je vous tue de mes propres mains avant de vous virer à grands coups de pied dans le cul !

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À votre avis, pourquoi Domitien a-t-il laissé sa chance à Thibaut ? 

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