Chapitre 6-3 : Fuite dans la forêt

Galilée a rejoint Chloé et son oncle dans la forêt. Mais comme les prétoriens sont à leur poursuite, Tonton Raoul choisit de se sacrifier pour attirer les Hommes-Caméléons loin des deux sœurs. 

Galilée

Mes instructeurs m'ont enseigné mille et une façons différentes de tuer mon prochain. Mais aucun d'eux n'a jamais daigné m'expliquer comment sauver des vies.

J'aurais pu demander.

Sauf que j'ai tellement été formatée par la Firme que l'idée ne m'en a même pas traversé l'esprit.

Ce soir, au sommet de cette colline, perdue dans ce bois au centre de l'ancienne France, je paye très cher ce manque total de professionnalisme.

La gorge en feu, je stoppe au milieu d'une clairière, près d'une maison au trois-quart écroulée. La pluie qui s'excite au-dessus de nos têtes habille la forêt telle la chapka du Capitaine Marleau. Ne voulant pas être en reste, le vent hurle entre les troncs, pire qu'une horde de chats sauvages.

Tous mes sens en alerte, je dépose Chloé à l'abri, entre deux pans de mur, et radarise les alentours. Les tirs ont cessé mais la peur est partout. Dans le regard terrorisé des animaux recroquevillés au fond de leur terrier ou au creux d'un fourré. Dans les herbes qui ondulent au gré du vent. Dans les vieilles pierres qui en ont pourtant vu beaucoup au cours de leurs millions d'années d'existence.

Un long soupir m'échappe.

J'ai l'impression d'être ce putain de Petit Poucet. À cela près que j'ai oublié mes cailloux et que je sais que l'ogre est à ma recherche pour me manger...

Je me retourne vers la gosse qui me fixe, les yeux éperdus de détresse. Toute tassée dans son trou, on dirait un bébé kangourou qui serait tombé de la poche de sa mère.

Je pointe mon index en direction d'un chêne qui a poussé au milieu des ruines.

— Tu vois cet arbre, lui expliqué-je, eh bien, je vais y monter tout en haut, histoire de voir où on est et où on peut aller.

La petite ouvre puis referme la bouche dans une vaine tentative de réponse. Elle est si traumatisée qu'elle en a perdu la voix !

— Quant à toi, rajouté-je fermement, tu m'attends là sans bouger. Je reviendrai te chercher.

Sans plus lui prêter attention, je bloque mon arme dans mon dos pour qu'elle ne se prenne pas dans le feuillage, grimpe sur les vestiges d'une cheminée, attrape la première branche robuste à ma portée et d'un bond, m'y hisse dessus. J'y reste accrochée un instant, puis en agrippe une deuxième et continue à monter jusqu'à ce que l'arbre ploie sous mon poids.

Je me cale contre le tronc, dans un creux qui forme comme un fauteuil, afin d'étudier les alentours.

Les flammes bombardant la campagne de leur inquiétante lumière sanguinolente, je n'ai même pas besoin de ma vision GA pour comprendre que je suis dans une merde noire.

C'est toute une armée qui se trouve maintenant lancée à mes trousses.

Après avoir zoomé sur la flopée de véhicules militaires stationnés le long du stade, je ramène mon regard sur la forêt. Conformément au protocole, les antesignani (1), les armicustodes (2) et les venatores (3) ont pris position tout autour, quasi invisibles dans leur combinaison caméléon.

Pourquoi le buccinator (4) n'a-t-il pas encore donné l'ordre d'attaquer ? Sans doute attend-il que les exploratores (5) aient tâté le terrain...

Je baisse les yeux vers la cime des arbres quand un éclat au loin attire mon attention. Un cellerrimum qui rapplique à vive allure.

Au moment où le prototype Impérial ralentit, mon cœur s'emballe, comme si cette foutue caisse et mon palpitant étiraient le temps dans deux directions opposées.

Le conducteur pile net à la hauteur d'un CAESAR (6).

Deux civils en jaillissent.

Un balèze aux biceps saillants et aux verres teintés qui lui donnent l'air de s'être échappé de The Shield (7), et un type plutôt passe-partout, drapé dans un grand manteau noir, genre la cape de Dracula.

Mes poils se hérissant sur ma nuque, je vérifie d'instinct la présence de mon arme dans mon dos.

Tandis que Mister Muscles se déplie sous la pluie, Monsieur Tout-le-monde se dirige d'un pas magistral, vers un grand brun à l'air constipé, le centurion à la tête de la bande de joyeux drilles qui ne demandent qu'à avoir ma peau.

Il lui sourit et son masque de citoyen lambda se fissure quand une lueur machiavélique illumine son regard.

Un frisson viscéral me secoue.

Domitien et Newton. La crème des crèmes. Les meilleurs des meilleurs. Les tueurs que l'on n'appelle qu'en dernier ressort, lorsque le tout-venant a échoué...

La gosse et moi, on est mortes.

Ou pire !

Je me relève dans l'intention de récupérer mon arme quand je saisis un mouvement en bas sur ma gauche. Tous mes muscles se tendent.

Je me retourne à la hâte, prête à bondir sur l'intrus.

Mais ce n'est que ma petite Chloé.

Malgré la pluie, malgré la peur, malgré la fatigue, elle a gravi un éboulis pour venir me rejoindre.

Partagée entre la rage et l'admiration, je me laisse glisser le long d'une branche, saute et atterris pile sur le mur que la môme vient d'escalader.

— Pas besoin d'être Bones (8), grommelé-je, pour savoir que tu es ma sœur. T'es aussi rebelle et casse-cou que moi.

Sa bouche s'ouvre en grand, sans qu'aucun son n'en sorte, et ce silence est encore plus effrayant que si la pauvrette s'était mise à hurler.

— Qu'est-ce qu'il y a ? m'énervé-je. Montre-moi !

Obéissante, la mioche pointe son index vers le sud-est. Aussitôt en alerte maximale, je passe en revue les sous-bois dans la direction qu'elle m'a indiquée, mais la végétation trop dense forme un mur végétal qui m'empêche de voir au-delà.

Et puisque je ne peux pas non plus me servir de mon ouïe parasitée par les sifflements du vent et le grondement lointain du tonnerre, je me sens totalement impuissante.

Galilée 3.0. GA dysfonctionnelle, humaine allergique à la magie et nounou incompétente.

Surprise par mon apathie, Chloé m'attrape la main et la secoue de toutes ses forces. Une fois mon attention reconquise, la garce vrille ses grands yeux noisette dans les miens.

Est-ce dû au contact de ses doigts trop chauds ? Aux reproches que je lis au fond de son regard brillant ? Ou à la magie qui sature d'un coup l'atmosphère ?

Une idée germe dans mon esprit. L'idée la plus folle que j'ai jamais eue. Mais comme je me sais dix fois plus résistante qu'une prétorienne ordinaire et que la gosse me paraît plutôt du genre indestructible, je me dis que ça pourrait marcher

Je prends Chloé dans mes bras et saute à bas des éboulis.

— Ma puce, lui expliqué-je en la déposant sur le sol, va falloir sprinter.

À peine ai-je prononcé ces mots que des tirs résonnent au loin. Aussitôt, le buccinator donne le signal d'attaquer, une longue sonnerie de cor.

Des cris lui répondent, bientôt recouverts par les aboiements des chiens pisteurs et une nouvelle rafale de HK418. Le beau-frère de Jake qui cherche à attirer mes ex-collègues dans la direction opposée à celle que j'ai choisi de suivre..

Je balaie du regard l'entrelacs serré de broussailles brun sombre, façon Vendredi 13, qui me barre le chemin. L'oncle de Chloé a choisi de se sacrifier pour nous. Alors, même si ça risque de se révéler plutôt galère, autant mettre à profit ce sursit !

— Viens, dis-je à la gosse en lui attrapant la main, cette fois, il va te falloir marcher, mais comme ça descend, c'est sûr, tu vas y arriver.

La présence de Newton et celle des chiens rendant désormais toute précaution inutile, je l'entraîne dans les fourrés enchevêtrés. La poussant devant moi, je nous fraie un passage à travers les buissons d'épines et le fouillis d'arbustes qui nous obstruent la voie. J'écarte les branches basses et les ronces, puis les relâche, sitôt la môme passée.

Mais soudain la forêt se met à trembler, déchirée par le son strident d'un micro que l'on règle.

— Vous êtes cernés. Livrez-nous l'Altérée, sinon vous n'en sortirez pas vivants !

Je presse le pas, persuadée que la pente tout à coup plus importante va faciliter notre fuite, et la gamine se hâte devant moi, admirable de courage et de ténacité. J'entends encore deux ou trois fois les appels, puis le buccinator se tait et les lieux redeviennent silencieux.

Certaine que les prétoriens cherchent à nous repérer, je stoppe, hors d'haleine. Je suis en train de radariser les environs pour la énième fois quand le haut-parleur recommence à crachoter. La voix qui en sort a beau être au trois-quart engloutie par le vent, je l'identifie sur-le-champ.

— G3.0, tu m'as déjà rencontré et tu sais ce que l'on dit de moi, que je suis aussi cruel, aussi incorruptible et aussi insensible que l'empereur dont j'ai emprunté le cognomen (9).

Me frappant comme une fléchette empoisonnée, ses mots parcourent mes veines et vibrent le long de ma colonne vertébrale, tel un venin qui lentement me contaminerait.

— Alors, si tu veux revoir le soleil se lever, t'as intérêt à te rendre immédiatement. Cela nous éviterait de nouvelles effusions de sang...

Chloé m'attrape la main et instantanément, le contact de ses doigts brûlants dope mon énergie. Malgré les déflagrations qui ont repris dans le lointain, je me remets en route. Jamais ce raté déguisé en tueur BMIflix et son siphonné d'apprenti ne me feront jeter l'éponge.

Aveuglée par la fureur, j'accélère, butte sur une racine, trébuche et m'étale de tout mon long.

Après avoir lâché une bordée de jurons, je lève la tête pour rencontrer le regard réprobateur de ma sœur.

— Désolée ! grogné-je. Même moi, je sais qu'on ne doit pas dire de gros mots devant les enfants.

Faisant fi de l'affreuse souffrance qui m'a envahie, je me couche sur le flanc, me mets à genoux et m'étire pour détendre mes muscles.

Frappée par l'odeur du sang, de mon sang, je reporte mon attention sur mes bras et réalise l'étendue des dégâts. Avec ma peau déchirée qui tombe en lambeaux tel du vieux papier peint et les horribles cloques qui gonflent sur mes mains, je ressemble trop à un walking dead.

Prise de nausée, je me plie en deux et vomis sur le sol détrempé.

Entendant nos poursuivants se rapprocher, je tends l'oreille. Leur respiration sifflante et les grondements sourds des chiens m'informent que la distance qui nous sépare s'est dangereusement réduite. Le pire, c'est que je sais ces prétoriens-là presque indestructibles, armés jusqu'à la gueule, protégés par des combinaisons en kevlar et tissu intelligent. Ils vont inspecter le bois jusqu'à en soulever la moindre pierre, en escalader les plus hauts chênes, en explorer le plus petit terrier.

Jusqu'à ce qu'ils nous retrouvent.

Vite ! Je me relève. Mon genou qui a heurté violemment le sol me fait un mal de chien. Quant à ma cheville, eh bien, je l'ai tellement explosée que la douleur qui en rayonne se répand dans tout mon corps comme des décharges électriques.

Terrifiée, Chloé récupère ma main et me tire en avant. Serrant les dents, je la suis en boitant.

Heureusement, notre objectif se rapproche, je le sens. Le terrain devient moins accidenté. Les grands arbres se raréfient, au profit d'arbustes d'essences variées. Les odeurs d'humus, de mousse et de champignons diminuent, remplacées par des senteurs de fange et de limon. Quant à la rumeur lointaine de la rivière grâce à laquelle je me guidais, elle s'est peu à peu transformée en grondement.

Ne vaudrait-il pas mieux néanmoins vérifier notre position ?

Je grimpe sur un monticule, en haut duquel je ne vois qu'une chose, par une trouée dans le feuillage, la rivière, à environ cinq cents mètres.

Gonflée par les pluies, elle se tord de fureur comme un serpent contrarié.

Ce spectacle se révèle tellement impressionnant que les légionnaires chargés de surveiller ce côté-ci de la forêt sont en train de reculer. Ils ne sont pas bien nombreux d'ailleurs, une seule décurie.

Je redescends.

Tel un feu-follet, Chloé fonce loin devant moi ; je veux me magner mais la douleur provoquée par ma blessure me consume si entièrement que j'ai de plus en plus de difficultés à marcher.

En désespoir de cause, je me laisse tomber à quatre pattes et avance, malgré les ronces et les cailloux, submergée par l'impression que mon cœur va éclater.

Je lutte mais mes yeux se ferment, au bord de la perte de connaissance. Par chance, les chiens qui aboient et les balles qui sifflent soudain au loin dans la forêt me ramènent brusquement à la réalité.

Je stoppe et m'assieds.

Ne m'entendant plus derrière elle, la gosse s'arrête à son tour, fait volte-face, puis reviens vers moi. Nos yeux se verrouillent.

— Tu sais nager ? demandé-je.

Comme elle hoche la tête, j'attrape mon fusil.

— Alors, tu vas courir droit devant toi, jusqu'à la rivière que tu suivras le plus loin possible. Il y a des maquis d'Opposants pleins la région. Ils te récupéreront et s'occuperont de toi. Peut-être même que tu y retrouveras ton oncle...

La gosse tente d'articuler quelque chose mais autant forcer un sumo à entrer dans un BMI Car !

— Tu ne risques rien, je te couvre. Et t'es si petite que les prétoriens ne te verront même pas.

Je m'attendais à devoir insister, mais, à ma grande surprise, la bougresse obtempère et s'éloigne. Le cœur en lambeaux, j'attrape mon fusil et me place, un genou à terre, en position de tir, prête à faire feu sur le premier prétorien qui se hasarderait à franchir l'espace dégagé entre la forêt et nous.

Un bruit dans mon dos me fait dresser l'oreille. Des pas furtifs sur des brindilles...

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(1) antesignani : soldats d'élite placé devant l'étendard au combat

(2) armicustodes : spécialistes en armes et équipements

(3) venatores : chasseurs

(4) buccinator : avec une corne, communiquait les ordres pour les centuries

(5) exploratores : éclaireurs

(6) CAESAR : camion équipé d'un système d'artillerie 

(7) The Shield : série américaine. Pour rétablir l'ordre dans les secteurs les plus dangereux de Los Angeles, une brigade de police en arrive à mettre en oeuvre des méthodes plutôt expéditives et inhabituelles.

(8) Bones : série américaine racontant les aventures De Temperance Brennan, une antrhropologue judiciaire. 

(9) cognomen : surnom 

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Galilée et Chloé vont-elles réussir à échapper à Domitien et à Newton ?

Réponse dans le dernier épisode de cet interminable chapitre, samedi 27 novembre. 

Nous retrouverons ensuite Liam et Thibaut, leur VW ne se trouve vraiment pas loin des événements que vous venez de lire...

Cet épisode m'a donné tellement de mal ! N'hésitez pas à appuyer sur la petite étoile !

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