( Paris 15 juillet 22 h 16)
Le soir du Black-Out, Liam est à Paris, chez son petit ami Luigi, et ressent immédiatement d'étranges troubles, comme deux voix issues de son esprit, celles de deux oiseaux, qui n'arrêtent pas de parasiter ses pensées. Le lendemain, il trouve un petit boulot auprès de Marius, le patron du BMI Market qui lui permet de réunir la somme dont il a besoin pour rentrer chez lui, dans le Sud Quercy.
La lanière de mon sac de voyage glisse dans ma main trop moite. La fournaise a été telle aujourd'hui que l'asphalte et le béton des bâtiments l'ont absorbée. Ils s'en délivrent maintenant, rendant la chaleur à la ville et aux rares humains qui se risquent dehors si tard.
Je fais partie de ces téméraires. Les immeubles, ici, atteignent une hauteur telle que la clarté des étoiles peine à parvenir jusqu'à moi. Bizarrement, la présence du Voyageur me manque. J'aime son assiduité au-dessus de moi.
Je presse le pas, ne cessant de tâter dans la poche de mon jean la liasse de billets, le sésame de mon départ. Je n'ai même pas eu le courage de dire adieu à Luigi. J'ai attendu qu'il dorme pour me glisser lâchement hors de l'appartement, après avoir abandonné une lettre d'adieu sur le chevet.
En fin d'après-midi, j'ai également pris congé de Marius. Simplement.
Moi : Bon ! Ben ! Merci. Je te dis pas « à plus », j'sais pas si on se reverra un jour.
Lui : Ton optimisme va me manquer. Ainsi que la succession d'emmerdes qui te collent au cul comme une horde de loups affamés reniflant un agneau blessé.
Moi ( furieux de cette comparaison ) : L'agneau n'est pas toujours celui qu'on croit.
Lui : Mec, fais gaffe à toi. Surveille tes arrières ; le monde a changé.
Moi : T'as mon adresse. Si un jour ça s'arrange, passe me voir !
Il m'a maladroitement serré dans ses bras. Attention, on était entre hommes, tout de même !
J'écrase avec rage une goutte de sueur qui s'écoule le long de mon nez. Il ne peut absolument pas s'agir d'une larme. Pourquoi éprouvé-je soudain une terrible envie de me griller une clope, là, maintenant ? Je sais très bien que ce n'est pas le moment de me faire remarquer !
L'Aigle me signale un mouvement sur ma gauche. Je m'immobilise et me dissimule dans une encoignure. L'obscurité m'a appris la prudence. Les Hommes-Caméléons, la méfiance.
Des talons claquent sur le trottoir ; des chaussures plus légères effleurent le sol en cadence. Deux personnes. Un adulte. Un enfant. Une toux caverneuse retentit soudain, dérangeant le silence et ses ombres. Je sursaute puis tente de me rapetisser et de respirer le moins possible.
J'ouvre grand mes prunelles.
Deux silhouettes s'avancent. Je me recroqueville dans ma cachette de peur que mes yeux verts, tels ceux des chats guettant leur proie, luisent dans la nuit.
Les promeneurs passent devant moi sans même remarquer ma présence. Le père ploie sous le poids de deux énormes sacs et l'enfant trimballe ce qui ressemble à un cartable. Peut-être se rendent-ils au même rendez-vous que moi ?
La toux perce à nouveau le silence. Sans doute l'homme est-il atteint d'une de ces maladies qui se jettent sur Paris affaibli, comme des mouches sur un cadavre. Il n'a pas l'air bien mais, pour son enfant, il se doit de tenir le coup.
J'attends quelques instants puis leur emboîte le pas. N'ayant rien voulu laisser au hasard, j'ai étudié le plan avec soin ; il me reste encore environ un kilomètre à parcourir.
Tandis que mes jambes avancent mécaniquement et que mes Oiseaux paraissent s'enfoncer dans un profond sommeil, je laisse divaguer mes pensées. Quel sera l'accueil de mes proches ? Mon père m'en veut-il encore ? Pense-t-il ne jamais me revoir ?
Le remords, ce fichu corbeau qui ne se repaît que des proies les plus fragiles, fond sur moi sans crier gare. Mes Oiseaux, qui n'ont même pas vu venir l'attaque, se réveillent en sursaut et hurlent en chœur ; l'intrus, terrifié, se tasse sur lui-même et disparaît dans la crevasse qu'il n'aurait jamais dû quitter. Le Pic approuve en me donnant un profond coup de bec dans les entrailles.
Mes Oiseaux. Présents depuis le soir du Black-Out.
Y aurait-il un rapport ?
Mes Sauveurs ; mes Persécuteurs.
Qui sont-ils ? Sûrement le fruit de mon imagination. Pourtant je leur sens comme une présence physique. Peut-être devrais-je leur donner un nom ?
Ils me prennent au mot... Deux voix s'élèvent, se chevauchent, l'une rugueuse, l'autre nasillarde... J'ai du mal à les entendre... Il me faut me concentrer...
Léo, l'Aigle.
Tex, le Pic.
Je souris de moi-même qui sombre dans une douce folie.
Le père et son enfant traversent le boulevard. Je les suis toujours, maintenant persuadé qu'ils ne me veulent aucun mal et que nous poursuivons plutôt le même objectif.
Les rues plus larges et la présence de quelques îlots de verdure signalent un quartier plus cossu. Ici la lutte entre l'obscurité et la lumière se fait plus équilibrée. Je me surprends à lever les yeux vers le ciel à la recherche du Voyageur. Il est fidèle, me guidant de son étrange lueur bleutée.
Sa présence me rassure et me délivre instantanément de la masse qui pesait sur mon cœur.
Certains le détestent ; moi, j'ai appris à l'aimer comme un frère, comme un compagnon de dérive aussi infortuné que moi ; je lui envie le privilège de sa hauteur. Il pourrait me donner des nouvelles des miens.
Et Jesse, que devient-il ?
Pourquoi donc ai-je pensé à ce traître ?
Ma peau moite se refroidit et me voilà enveloppé d'une pellicule de glace, fragile armure me séparant du monde extérieur.
Dix-sept ans et déjà usé.
Dix-sept ans et j'ai déjà tout vécu.
Chienne de vie ! Foutu destin !
Mes Volatiles se murent dans le silence, sûrement pris de cours par la soudaineté de cette descente dans les abîmes de ma personnalité. Tex réagit le premier : une douleur fulgurante me vrille l'estomac. Léo ne veut pas être en reste et déploie ses ailes dans mon cerveau.
— Je sais, je sais, murmuré-je, ton destin c'est toi qui le traces ; ce qu'il t'arrive, c'est le résultat de tes choix et....
J'ai dû parler tout haut car une voix – extérieure cette fois – m'interpelle:
— Excusez-moi, vous me parlez ?
Trop obsédé par mon paysage intérieur, je manque percuter les deux promeneurs. Une fois de plus, je m'en veux de mon étourderie mais me ressaisis et engage la conversation.
— On dirait que nous prenons le même chemin. Vous partez, vous aussi?
La petite fille, ravie de cet arrêt impromptu, se mêle à la discussion :
— Moi, c'est Julie. Papa me ramène chez maman.
Malgré la pâle clarté nocturne, je discerne son visage levé vers moi, un petit minois bien trop émacié, des yeux trop inquiets enfoncés dans leur orbite.
— Moi aussi, répliqué-je doucement. Je reviens chez moi.
Nous reprenons notre marche, trop rapide. Plus nous approchons du but, plus nous pressons le pas. La respiration saccadé du père me donne mal au cœur. Il essaie malgré tout de s'expliquer.
— Il faut qu'elle retourne chez sa mère. Le climat est malsain ici.
Je ne sais même pas s'il parle au sens propre ou au sens figuré.
— Je peux vous aider, si vous voulez ; je vais prendre un de vos sacs ; comme ça vous pourrez porter celui de la petite.
L'homme, au bout du rouleau, accepte sans faire de manière.
Nous continuons à marcher en silence. Je baisse les yeux sur Julie. Elle ne doit pas avoir plus de sept ans ; ses cheveux châtains sont noués en une queue de cheval dont s'échappent de nombreuses mèches emmêlées. Ses petits pieds plantés dans deux mignonnes Converse roses peinent à nous suivre ; mais, stoïque et courageuse, elle n'émet aucune plainte.
Nous finissons par déboucher sur une place, faiblement éclairée par les veilleuses d'un véhicule datant du siècle dernier. Les jeux d'ombre et de lumière confèrent à cette scène un étrange aspect de noir et blanc. Je me crois transporté presque cent ans en arrière devant cet autocar. Je ne le voyais pas du tout comme ça. Des vitres posées sur un châssis d'acier. Pourra-t-il dépasser la banlieue ?
Soudain, l'embarquement s'organise. Un ordre a fusé et les passagers se sont alignés en file indienne. Sans nous être concertés, nous pressons tous trois le pas et venons nous installer à l'extrémité de la queue.
L'organisation est militaire. Un homme d'un âge indéfinissable nous surveille, la clope au bec, en braquant sur nous un fusil. Il se la joue gangster, mais sait-il vraiment ce qu'il fait ?
Je tends mon sac à l'individu chargé de les ranger dans la soute.
Les passagers montent un par un. Enfin parvenu au bas des marches, je m'aperçois que le chauffeur n'est pas seul à bord. Un comparse fouille chaque personne tandis que le conducteur encaisse son fric. Quand vient mon tour, une lampe braquée directement sur mes yeux m'aveugle momentanément. Je tends mes billets – trois cents sesterces par tête de pipe.
— Montrez le contenu de votre sac à dos. Levez les bras en l'air. Des armes sur vous ?
Je fais non de la tête. Quand le Cerbère se livre à sa palpation de sécurité, le sang bat fortement à mes tempes et il me faut un petit moment pour recouvrer ma vision ; dès que le contour des objets devient moins flou, j'avise, posée sur le siège de devant, une collection d'armes hétéroclites : deux flingues, des couteaux, des bombes lacrymogènes.
Dans l'ombre, le chauffeur me fixe. Je ne peux distinguer ses traits.
— Y a le nombre de billets, annonce-t-il.
— Pour moi aussi, c'est OK.
Je baisse les bras, referme mon sac, toujours sans prononcer une parole. Mais tout au fond de moi, la rage bouillonne, une rage que j'ai du mal à contenir. Toutefois, les expériences malheureuses que j'ai vécues ces derniers temps m'ont appris à fermer ma grande gueule quand ça s'avère nécessaire.
C'est au tour de Julie et de son père. Je m'immobilise dans l'allée et j'attends. Je scrute le contrôleur. Sentant mon regard sur lui, il abandonne sa fouille et relève sa tête vers moi. Un pli dur lui barre le front. Sa bouche aux lèvres trop minces se tord en un vilain rire. Nos regards se croisent. Il recule si rapidement que sa tête heurte la barre métallique du porte-bagages. Le grognement guttural qui lui échappe me fait sursauter et effraie tellement Julie que des larmes roulent le long de ses joues.
— Mais t'es qui, toi ? marmonne-t-il à mon adresse. Dégage au fond, j'veux plus te voir.
Je m'enfuis dans l'allée, Julie sur mes talons. Son père nous suit.
— C'est vrai que t'as un truc bizarre dans les yeux, fait-elle. Ils rayonnent. T'es un extraterrestre ?
On dit que la vérité sort de la bouche des enfants. D'accord, je n'ai jamais eu l'impression d'être à ma place ici bas... mais un Alien... il ne faut pas charrier tout de même !
— C'est ce qui fait ma singularité ! dis-je en éclatant de rire. C'est à cause du vert de mes yeux. Quand je suis énervé, il ressort. Je suis nyctalope.
Cette explication scientifique satisfait ma nouvelle amie. Elle s'installe au fond à droite contre la vitre. Moi, je laisse glisser mon sac au sol, étire mes muscles endoloris et m'écroule sur le côté gauche. Je n'ai toujours pas récupéré, ni de ma course folle pour échapper aux Hommes-Caméléons, ni des kilomètres parcourus à trimballer des caisses de provisions pour Marius et ses clients. Je suis crevé, trempé de sueur, j'ai mal partout et je n'ai qu'une envie, prendre un bon bain glacé pour me débarrasser de ma crasse et de cette odeur de la ville qui me colle à tous les pores de la peau.
Je regarde autour de moi. Le cuir du siège est tailladé en de nombreux endroits. Une odeur de moisi empuantit l'atmosphère et, bien évidemment, il n'y a pas de ceinture de sécurité.
Nos voyagistes ont dû piller une casse !
L'embarquement se termine. Seul, le ronflement du moteur trouble le silence. Personne ne parle, personne ne veut attirer l'attention. L'autocar démarre dans un grand bruit de ferraille. Il grince. Il tremble. Léo et Tex s'ébrouent. Eux non plus n'apprécient pas le vacarme. Je me trémousse sur mon siège. Mes bras humides de transpiration collent au cuir fatigué du dossier.
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