Chapitre 4-3 : Samuel
( Agen 12 juillet 17 h 19)
Samuel est en vacances dans le Lot lorsque survient le Black-Out. Il réside avec sa famille dans le château-hôtel tenu par Clément Adler, un ancien militaire, retraité de BMI, et ami de son beau-père, William...
Un cri perçant m'écorche les oreilles. Un cri de femme. En provenance d'un magasin de fringues, de l'autre côté de la rue. Les rares passants s'empressent de quitter les lieux. Je m'immobilise.
Des braqueurs, profitant du désarroi général, ont attaqué la boutique.
Mon rythme cardiaque s'accélère. J'inspire profondément. M'avance pour traverser, tranquille, les gestes fluides, le corps décontracté.
Mais le calme que j'affiche ne reflète guère les violentes émotions qui m'étranglent.
La civilisation s'effondre et moi, je m'élève. Le monde meurt et moi, je nais !
Jusqu'à présent, je n'ai guère pu me faire remarquer. Malgré quelques promesses évasives de me mettre au parfum, Clément et William ont juste exploité mes talents de chauffeur pour se débarrasser des derniers clients du château. Pourtant, je suis physiquement supérieur à tous les jeunes de mon âge et à la plupart des adultes. Je tire plus vite que Lucky Luke et vise en plein dans le mille à chaque coup. Je pourrais remporter un marathon. Je sais manier au moins vingt armes blanches différentes...
Je scanne les lieux. Ils sont deux. Une montagne de muscles, terrifiante et rousse, exhibant des biceps impressionnants et un petit maigre, imberbe, particulièrement mal fichu. Ce dernier se jette sur la caisse. Qui, bien sûr, ne contient que quelques billets. L'autre retient la vendeuse qui se débat.
Je pénètre dans la boutique.
— Vous avez besoin d'aide ? je demande, nonchalant.
Le preneur d'otage, surpris, lâche sa proie pour me dévisager. Deux gars de carrure identique. Deux types gaulés comme des culturistes, qui se jaugent, les yeux dans les yeux.
J'esquisse un sourire carnassier.
Les lèvres du gangster néophyte forment un rictus grimaçant.
— Toi, dégage ! Mêle-toi de ce qui te regarde !
— Pas besoin de bamboula ici ! croit bon de rajouter son comparse, ne voulant pas être en reste.
L'insulte est de trop. Mon geste est si rapide que personne n'a le temps de réaliser. Voilà mon Beretta 22 F braqué sur eux. Les yeux agrandis d'horreur, l'apprenti-braqueur lâche son otage qui se dégage et recule derrière sa caisse. Lui, fixe mon 9 mm comme s'il s'agissait d'un artefact extraterrestre. C'est sans doute la première fois qu'il en voit un. Un vrai, je veux dire.
— Eh mec, tout doux, c'était pour rire, on voulait pas te vexer !
Le jeune gars lève en l'air ses mains pleines de billets comme il l'a vu faire dans les films.
— Vous voyez, on a commencé à évoluer, on utilise pas que des machettes !
Mon sarcasme tombe à plat car son pote croit malin de rouler des mécaniques.
— Crains rien, c'est que du plastique ! il annonce à son collègue.
Je n'aime pas la provocation. Je déteste l'arrogance. Sauf la mienne bien entendu.
J'appuie sur la détente. Le projectile rase l'épaule de Cheveux Roux et vient se ficher dans le mur.
— Zut ! J'ai mal visé ! Je suis sûr de faire mieux au prochain coup ! Et n'oubliez pas de rendre la monnaie avant de partir ! je rajoute devant leur air effaré.
Les deux bras cassés n'en demandent pas plus. Ils s'exécutent et s'échappent de la boutique comme s'ils avaient les flics aux trousses. Ils risquent d'ailleurs de rappliquer, vu le vacarme que j'ai fait !
— Vous voulez l'argent ? la vendeuse s'enquiert d'une voix tremblante.
Je secoue la tête. M'apercevant que je continue à brandir mon flingue, je l'abaisse. L'adrénaline retombe. Lentement. Légèrement. J'aurais pu les tuer. J'aurais dû ! Les deux voyous sont du genre à ne pas tirer profit de l'expérience. Ils remettront ça ailleurs.
Je souris à la vendeuse qui a l'air toute secouée. Difficile d'avoir l'air chaleureux quand on a une arme à la main et qu'on vient de tirer sur un mec !
— Choisissez quelque chose pour votre petite amie ! Les femmes adorent les attentions délicates.
Ma petite amie ? Je n'ai jamais pensé à Jo en ces termes. C'est sûr que cette boutique serait un éden pour elle. Je l'imagine déjà me souriant, oui, me souriant, aguichante, énigmatique, angélique. Et je ne peux rien faire contre ce sourire.
Je m'enfonce dans le magasin, en râlant pour la forme.
Mes doigts épais glissent le long de la fine bretelle d'un débardeur, suivent les plis d'une mini-jupe, effleurent la dentelle travaillée d'un soutien-gorge, glissent et l'abandonnent à regret de peur de l'abîmer avant même de l'offrir.
Je ne veux pas lutter contre mes émotions. Cela en vaudrait-il la peine, d'ailleurs ? Je passerai sûrement à côté du meilleur truc qui me soit jamais arrivé !
La femme me tend deux canettes de 1664 et emballe rapidement ma sélection.
Je les saisis, dissimule mon arme dans la large poche de ma veste, remets mes lunettes et ajoute :
— Fermez la boutique et trouvez-vous un point de chute à la campagne. Rapidement.
Je tourne les talons et sors en plissant les paupières. Le soleil bombarde la Terre de ses rayons. Le traître. Complice, malgré lui des ennemis qui nous ont attaqués. Comme s'il voulait engourdir les hommes pour éviter les révoltes, achever les populations déjà affaiblies par la mort des machines.
Pourtant, un peu plus loin, sur le forum, un rassemblement hétéroclite est en train de se former. Une dizaine de miliciens portant l'uniforme kaki caractéristique des cohortes urbaines, arme au côté, taser brandi, se précipitent au secours de quelques patriciens pris à parti.
Il me faut m'arracher rapidement de cette ville pourrie !
Je rase les murs, prenant mon air le moins basané possible, jouant les hommes invisibles, une casquette enfoncée sur mes cheveux crépus, des lunettes noires dissimulant mon regard fouineur.
Ma Méhari m'attend, bien à l'abri dans le jardin des clients que je viens de ramener. Le retour devrait être assez rapide même si je dois ménager la mécanique et garder un œil sur la jauge d'essence. Le soleil est si agressif que j'ai peur que mon moteur, trop ancien, ne lâche.
Il est presque six heures ; pourtant la chaleur écrase encore la Terre ; il n'y a pas un souffle de vent, le soleil ruisselle sur les champs. Les bois grésillent comme de la viande dans une poêle. J'avance lentement mais l'air qui pénètre l'habitacle est plus brûlant que le sirocco. La départementale est déserte, juste bordée de bois centenaires dont l'ombre m'attire. La nature semble figée, elle aussi en attente ; elle en oublie de respirer.
Une envie pressante me pousse à m'arrêter. Je stoppe et descends.
Le dernier humain sur Terre. Je pourrais être le dernier humain sur Terre.
Je m'affale contre le tronc d'un vieux chêne. Une voix monte, comme provenant d'outre-tombe, celle de mon père :
— Ma parole, fiston, tu te ramollis !
Je le fais taire en lui répondant avec plus d'amertume et de ressentiment que je ne le voulais :
— T'avais qu'à pas te tirer comme ça sans prévenir ! Tu m'as abandonné ! J'ai dû achever seul ma formation ! Ce sont pas des choses qui se font, ça ! Alors, tu dois pas t'étonner, si je cherche un peu de réconfort ! Et puis, si t'étais si malin que ça, tu te serais pas fait tuer, hein ?
Ces paroles acerbes, je les ai articulées tout haut. Il fallait que ça sorte pour me sentir mieux.
Je regarde l'asphalte se gondoler et le temps s'enfuir, je hume l'odeur du goudron fondu et du monde moribond, j'admire la danse de l'air au-dessus de la route et du soir qui tombe. La Terre ne tourne plus rond ...
Une grosse mouche noire vole autour de moi. Agacé, je la repousse d'un geste vif. Elle tombe à terre comme foudroyée, ses six pattes battant encore l'air. Moi, médusé, je regarde un minuscule caillou qui semble s'être matérialisé dans mes mains. Mais pourquoi diable l'ai-je attrapé ?
Je saute sur mes pieds et me dirige vers la Méhari. Prudent, je jette un dernier coup d'œil aux alentours. Le paysage végétal s'étire à perte de vue. Pourtant un scintillement m'intrigue. Il détonne dans ce vert sombre. J'agrippe mon flingue pour suivre tranquillement le bord de la route. Une autre voiture arrêtée ? Je ne serai pas seul ?
C'est un semi-remorque. Abandonné là, vestige métallique d'une civilisation en plein déclin. Dissimulé par la verdure comme si la végétation avait déjà repris ses droits. Le chauffeur avait dû s'arrêter pour y passer la nuit. Et le Black-Out l'y a surpris. Est-il encore là ? Ça m'étonnerait.
Je m'avance prudemment. Je m'exhorte à ne pas trop m'emballer. Mais je crois reconnaître le sigle des BMI Market. Le conducteur avait-il déjà effectué sa livraison ? Si c'était de la nourriture ? Des conserves ? Non, non, trop de si !
Je serre très fort mon semi-automatique. Armé. Prêt à tirer. Je fais le tour du camion et m'approche de la cabine. Fermée à clé. J'appelle. Seul le silence me répond. Et les stridulations des cigales. Je scrute à nouveau les alentours et me dirige vers l'arrière. En un tour de main, j'arrive à crocheter la serrure et étudie la cargaison. Des boîtes de conserve, des paquets de gâteaux, des pâtes, du riz... que l'ombre a suffisamment protégés de la chaleur.
Je viens de nous sauver la vie. Celle des châtelains. Celle des habitants du hameau. Celle de Jo.
Je n'avais pas osé formuler mes craintes à haute voix. Mais les ex-légionnaires, comme mon beau-père, je les connais. Ils auraient gardé les provisions accumulées, pour nous permettre de voir venir, quelques semaines, quelques mois... Ce coup-là, de se barricader dans la forteresse médiévale, il est sûrement prévu depuis des lustres !
Quelle connerie !
Nous avons besoin de nos voisins, de leur savoir-faire d'agriculteurs et de leur débrouillardise.
Ils bénéficieront de notre appui. On devrait former un groupe serré capable de vivre en autarcie. Je ne révélerai à Clément l'emplacement du camion qu'une fois ma proposition étudiée et acceptée.
Profondément content de moi, je sifflote en entreprenant mon premier chargement...
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