Chapitre 4-1 : Thibaut

( Banlieue Sud de Paris 12 juillet 6 h 03)

Thibaut, sa sœur Charlotte, sa mère et son ami Rémy ont été ramenés chez eux par Antoine, un jeune hacker. Ce dernier a avoué à Thibaut être en relation avec son père. Il lui a également dit qu'il en savait beaucoup sur les événements qui venaient de se dérouler mais qu'il ne lui donnerait des explications que quelques jours plus tard, lorsqu'il aurait éclairci les derniers détails.

Thibaut se rend donc chez son ami...

C'est d'une simplicité déconcertante. À la fois épouvantable et écœurant.

Mes mains serrent convulsivement la crosse de mon semi-automatique à tel point que je suis sûr que ses points mouchetés y resteront imprimés à jamais. Je le braque devant moi, pour avoir l'air menaçant. Me prendre pour un prétorien m'aide à recouvrer mon courage.

Je suis seul dans la maison d'Antoine, à suivre une traînée de sang. Mes pensées s'agitent, se bousculent, se dispersent. Nicolas et Rémy, qui m'attendent devant l'entrée, doivent commencer à s'impatienter ! Maman n'a pas manifesté trop d'étonnement lorsque j'ai enfin réussi à lui parler du dernier appel de mon père. En saurait-elle davantage qu'elle ne l'avoue ?

La peau autour de ses implants prend un aspect des plus alarmants, comme si un tissu blanchâtre les recouvrait. La mère de Nicolas, médecin, l'a soulagée avec quelques calmants.

Ce matin, Claire s'est proposée pour les veiller, elle et Charlotte, avec sa jeune sœur, Maeva.

Qui a bien pu laisser ces traces macabres ? Merde ! Merde ! Je n'arrive pas à me focaliser sur l'instant présent. Je suis seul dans cette maison et je suis une traînée de sang, incapable de réduire mon cerveau hyperactif au silence et de réfléchir avec mon corps.

Nous nous sommes levés avant même le jour, pour rejoindre le petit pavillon qu'habite Antoine dans un quartier voisin du nôtre. J'ai frappé une fois, deux fois, pensant qu'il devait dormir à poings fermés. Puis un léger bruit à l'intérieur m'a fait dresser l'oreille.

A côté de moi, les récriminations ont commencé à fuser :

— Bon, j'espère que tu nous a pas fait lever pour rien ! a gémi Rémy.

— T'inquiète, il dort sûrement encore et il a oublié notre rendez-vous. Que veux-tu que ça fasse un geek sans ordinateur ? s'est amusé Nicolas.

J'ai regretté l'intuition subite qui m'avait poussé à leur demander de venir.

Pour faire taire mes copains et l'angoisse latente qui commençait à m'envahir, je leur ai intimé de m'attendre là. Je connaissais la maison, je savais qu'une baie vitrée s'ouvrait sur l'arrière. J'ai donc contourné le pavillon pour m'apercevoir que la porte était entrouverte. Antoine aurait-il été si préoccupé par ses découvertes qu'il en aurait négligé sa sécurité ? Cela ne ressemblait pas au hacker, toujours méfiant, à la limite de la paranoïa. Tous mes sens en alerte, j'ai observé les alentours mais n'ai remarqué que les premières lueurs du soleil qui blanchissaient l'horizon ainsi qu'un type presque chauve, vêtu d'un grand manteau noir, qui disparaissait derrière une haie. Sûrement un vieil insomniaque qui s'était levé tôt pour travailler son jardin à la fraîche !

Agrippant mon pistolet qu'une curieux pressentiment m'avait incité à apporter, j'ai poussé la porte du pied. Puis je suis entré, frissonnant, le cœur martelant ma poitrine, les mains tremblantes.

Malgré la pénombre, j'ai constaté que la buanderie était vide et me suis avancé vers le couloir.

C'est là que je l'ai flairée. L'odeur. Celle qu'on ne sent pas dans les films. Celle décrite dans les polars.

Même si je ne l'avais jamais humée, je l'ai tout de suite reconnue.

L'odeur du sang. Ce parfum âcre et métallique. Quelqu'un ici avait saigné...

Et là, je l'ai vue. La traînée rouge sombre, qui commençait déjà à sécher... Comme un automate, je me suis mis à la suivre, le long du couloir, si petit d'ordinaire, interminable aujourd'hui, jusqu'à la porte de la salle à manger. La poignée dégouline, cramoisie. Je n'ose pas la toucher et lui allonge un grand coup de pied. L'odeur subitement plus forte, m'assaille. Un parfum de chair et de cuivre mêlés ; plus que jamais sur mes gardes, ramassé sur moi-même, je balaie la pièce des yeux.

C'est à la fois épouvantable et déconcertant.

Je commence à avoir la nausée.

La pièce est sans dessus dessous. Tout a été retourné, fouillé, démonté ; quelques livres gisent au sol au milieu des coussins éventrés, de bris de verre et d'écrans fracassés.

Que s'est-il passé ? Et cette traînée écarlate qui continue et qui semble même s'agrandir !

La tête baissée pour éviter tous les obstacles, je continue, je m'obstine, je la suis, je veux en finir, elle me guide vers l'autre côté, là où se trouvent le bureau et la chambre de mon ami.

J'ai relégué mes émotions dans une boîte fermée avec une clé que j'ai bien envie de jeter, car je sais déjà ce que je vais découvrir, je devine que je vais souffrir comme jamais je n'ai souffert et mon corps se prépare à cette explosion qu'il sait inéluctable.

Alors mon cerveau encyclopédique prend le relais. Un corps humain contient environ 5 litres de sang ; je saurai maintenant ce que cela représente concrètement puisque Antoine s'est vidé presque entièrement tout en rampant à travers son pavillon.

C'est la nuit, mon ami est seul, il n'y voit quasiment rien mais un bruit, sans doute à la porte de derrière, a troublé son sommeil ; il se lève et décide d'aller voir ; peut-être même a-t-il pris son fusil mais il n'a pas eu le temps de s'en servir. Le cambrioleur repéré n'hésite pas à frapper et tandis que le blessé cherche un refuge, il a tranquillement poursuivi ses recherches.

Tendu comme une vipère prête à attaquer, j'atteins la chambre.

L'aube a laissé place à l'aurore ; sa lueur rosée confère un caractère surréaliste à la scène que j'ai sous les yeux.

C'est à la fois atroce et troublant.

Curieusement, j'ai d'abord remarqué les lunettes, abandonnées, la monture brisée, un verre manquant, et l'autre en mille morceaux.

Dommage, ai-je pensé, il ne pourra plus s'en servir, lui qui les aimait tant.

C'est étrange, les bêtises qui peuvent nous venir à l'esprit quand on vit un traumatisme.

Et puis je l'ai vu, lui, une blessure béante dans l'abdomen. Les traits de son visage terriblement déformés par la souffrance. Antoine baigne dans son sang, allongé au sol, là où il est mort, tout seul.

Je verrai ces lunettes et ce corps jusqu'à la fin de mes jours.

Je ne saurai jamais ce qu'Antoine voulait me dire, ce qu'il savait sur mon père et sur BMI, sur le Black-Out.

Je ne pourrai pas sauver ma mère.

Je traverse à fond toute la maison, tourne la clé dans la serrure et me jette dehors, pour vomir une sorte d'épaisse bile jaunâtre. Puis je tombe à genoux, gagné par une terrible tentation, celle de tout abandonner, d'en finir là tout de suite puisque de toute façon la vie n'est qu'une marche plus ou moins longue vers la mort. Et là sur ce trottoir, cette dernière m'apparaît soudain comme bien réconfortante. Ne l'appelle-t-on pas le repos éternel ?

Alarmés par mon comportement, mes deux copains se précipitent vers moi, le regard plein d'interrogations.

— Qu'est-ce qui se passe ? murmure Rémy.

— T'as trouvé quoi là-dedans ? renchérit Nicolas en posant une main réconfortante sur mon épaule.

Aucun son ne peut franchir mes lèvres. Jamais, plus jamais, je ne pourrai parler !

À ce moment-là, une moto passe devant nous à une allure si rapide que j'ai à peine le temps de remarquer l'impressionnante musculature de son pilote et de croiser le regard gris acier de son passager dont le long manteau noir flotte derrière lui... Mes artères se vident de leur contenu.

Il s'en est fallu de quelques minutes ! J'ai failli me retrouver face aux assassins de mon ami ! Aurais-je eu le cran de tirer avant de subir le même sort que lui ?

Je saute sur mes pieds. Je ne peux pas me laisser aller. J'ai promis. Maman et Charlie n'ont plus que moi et mon flingue. Je dois m'occuper d'elles jusqu'au retour de papa ; j'en trouverai l'énergie nécessaire au fond de moi.

Je chasse mes pensées suicidaires et contrains mon cerveau à fonctionner normalement. J'analyse calmement la situation ; sur la base de détails les plus infimes, j'ai toujours été capable de tirer les conclusions appropriées. Une certitude absolue, atroce et cynique, s'impose rapidement dans mon esprit. Il va me falloir jouer serré... et mentir, encore une fois, à mes deux meilleurs potes !

Soulagés de me voir reprendre vie, Rémy et Nicolas n'osent pas me questionner. Je prends les devants et articule, même si ma voix se révèle moins ferme que je ne le souhaite :

— Antoine est mort. Sûrement tué par des cambrioleurs. C'est le bordel total là-dedans... Faut prévenir les flics. Allez-y ! Moi, je dois .... me ... remettre...

Choqués, mes deux amis n'esquissent pas le moindre mouvement.

— Vous vous activez ou quoi ? hurlé-je, à bout de nerfs.

— C'est bon, cool ! T'énerve pas ! Tu veux pas que l'un de nous reste avec toi ? suggère Rémy.

— Et on y va comment chez les flics ? ronchonne Nicolas. Et ils sont où, d'abord ?

— Démerdez-vous ! Moi, je retourne dans le pavillon. Pour voir s'il resterait pas des documents...

Mes deux copains me regardent comme s'ils ne m'avaient jamais vu. Il faut avouer que cette facette de ma personnalité, dynamique, autoritaire, quasi-inhumaine, ils ne l'ont jamais rencontrée.

Tandis que mes amis s'éloignent, je respire une bonne bouffée d'air pur et pousse la porte. L'odeur métallique est toujours là, entêtante et enivrante ; mais elle ne peut plus me surprendre.

Mes premières constatations confirment vite ma théorie : ce sont des professionnels qui ont agi. Rien de précieux n'a été volé, sauf le fusil qui a disparu. Mais tout a été fouillé, les unités centrales bousillées. Pire, des documents ont été brûlés. Je ne retrouve que des cendres dans l'évier. Il n'y a aucun indice sur les liens d'Antoine avec mon père, avec BMI ou avec une quelconque autre association. Rien n'a été laissé au hasard. Ils savaient pourquoi ils étaient venus et ont accompli leur devoir à la perfection.

Je puise dans mes dernières ressources et me dirige à nouveau vers la chambre. Le soleil est maintenant levé et la pièce baigne dans la lumière. Un rayon caressant le mort semble lui rendre un dernier hommage. Je m'approche et l'observe d'une façon quasi-clinique. C'est le premier cadavre que je vois et pourtant, mon cœur ne bat pas aussi vite qu'il le devrait. Mon blindage tient le coup !

Les assassins sont aussi passés par là ; je distingue d'ailleurs une large empreinte de pas ensanglantée ; ils n'ont pas été prudents comme s'ils savaient que cela n'en valait pas la peine, qu'on ne les retrouverait jamais, que maintenant, un mort n'avait plus aucune importance.

J'avise une commode dont le bois est couvert de sang. Est-ce Antoine qui l'a tachée ou les assassins ? Pourquoi s'être intéressé à ce meuble anodin ? J'enjambe le corps pour en explorer les tiroirs. Je n'y repère que quelques crayons, des feuilles blanches et d'anciennes factures...

Terriblement déçu, j'ai un haut-le-cœur. Que savait Antoine ? Qu'allait-il me révéler ? Qu'avait-il en commun avec mon père ? Cette Grande Panne était-elle vraiment accidentelle ?

Je fixe maintenant la dépouille de mon ami. Il a une main serrée sur sa blessure comme s'il avait essayé de retenir l'écoulement de sang. Son autre bras reste dissimulé sous son corps. Vais-je oser ? Des images défilent devant mes yeux à une vitesse fabuleuse : le coffre-fort, la météorite, les provisions, notre maison transformée en château-fort... Philippe Hébrard redoutait l'avenir.

C'est tout de suite que je dois décider qui je veux être, ce que je veux devenir : celui qui subit ou celui qui décide ? Celui qui a peur ou celui qui affronte les périls ? Celui qui meurt ou celui qui vit ?

Je me penche au-dessus du cadavre et le touche ; sa tiédeur me surprend. J'agrippe la manche de son tee-shirt et tire ; le bras se dégage alors que la nausée me gagne à nouveau. Il a le poing fermé, crispé. Peut-être... Non, cela n'arrive que dans les mauvais films ! Mais Antoine passait beaucoup de temps devant les écrans. Je saisis ses doigts ; comme la rigidité cadavérique n'a pas encore atteint le corps, j'arrive à les desserrer.

Je n'en crois pas mes yeux. A-t-il pensé à moi avant de mourir ? Ou consciencieux jusqu'au bout s'acquittait-il tout simplement de sa mission ? Je ne pourrai jamais le remercier mais je peux continuer sa lutte. Ma bouche s'assèche subitement. Je déplie le papier, le cœur battant. Je ne m'attendais vraiment à rien de spécial mais cette liste déchirée d'hommes de science précédés chacun d'un numéro me paraît bien énigmatique. Je serre les poings. Je déteste ne pas comprendre !

(1,0): Newton - (2,0): Copern - (3,0): Gal - (4,0): ?

Un lointain souvenir remonte soudain à la surface. C'est à la télé, le soir de l'annonce de la mobilisation générale que j'ai vu ce type au regard gris argent. Serait-ce un tribun de la garde prétorienne de notre IMP ? Confronté aux forces spéciales de BMI, Antoine n'avait aucune chance ! Une terrible angoisse m'étreint, aussitôt remplacée par une rage inouïe. Et je ressens un intense bonheur à la laisser venir. Une énergie étrange, que je ne reconnais pas, m'envahit. Rassurante, elle me revigore comme la brise en pleine canicule.

Et si mon domicile était la prochaine destination des deux motards ?

Sans plus me préoccuper des empreintes sanglantes, j'attrape une feuille et un stylo pour informer mes potes que je rentre chez moi. Je claque la porte du pavillon et pique un sprint vers mon domicile.

Une dizaine de minutes plus tard, appuyé contre son mur d'enceinte, je m'applique à réguler mon souffle et fais glisser, soulagé, le lourd portail toujours fermé. Quel imbécile j'ai été ! Jamais Charlotte n'ouvrirait à des inconnus en mon absence !

Ma sœur se jette sur moi en hurlant :

— Mais où t'étais passé ? Maman va pas bien du tout ; elle est en train de mourir et c'est de ta faute !

Je traverse le jardin, à court d'air, rejoins l'escalier que je grimpe quatre à quatre, manque m'étaler sur la dernière marche. J'entre dans sa chambre, terrifié ; une douleur horrible m'oppresse la poitrine comme un étau d'acier me broyant le cœur. 

Maman, plus pâle que jamais, gît sur son lit...

********************

Les événements se précipitent et les choses se compliquent pour Thibaut. 

J'ai hâte de lire vos hypothèses...  

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