Chapitre 3-4 : Rencontre sur la route
Thibaut
Nous filons sur la ligne droite, qui lambine, apathique. Même si Rémy a le pied au plancher, le minibus se traîne à quatre-vingt dix kilomètre-heure et mes amis prennent leur mal en patience.
Le paysage est en train de changer : nous quittons ces étendues arides et cafardeuses pour aborder un terrain plus vallonné. Quelques arbres s'élèvent au milieu des prés telles des sentinelles solitaires. Les champs rapetissent, envahis de ronces et d'herbes folles. Des maisons s'éparpillent ça et là.
C'est la première fois que je fais de la moto sans casque ; le vent de la course m'ébouriffe les cheveux et m'éclaircit les idées. La voix de Liam interrompt ma crise de conscience.
— On s'arrête pour attendre les autres. Là-haut sur ce tertre. On dominera.
J'approuve en hochant la tête, ravi d'avoir trouvé aussi paranoïaque que moi. Il freine. Nous stoppons à l'ombre. Il me tend une bière, s'en sert une, non sans s'esclaffer :
— À ce rythme, y en aura plus ce soir !
Il esquisse un sourire plein de promesses, dégustant tranquillement sa boisson. Puis il plonge ses yeux dans les miens mais laisse planer le silence.
Intelligent, vif d'esprit, sûr de lui... Les cheveux collés et le regard brûlant...
Il ne gâchera pas ce moment. J'exhale un long soupir, ivre de soulagement.
— Merci encore d'être intervenu. Sans toi, je ne sais pas si on s'en serait sortis.
— Bah, t'en aurais tué deux au lieu d'un seul ! sourit-il paresseusement.
— Quand même, continué-je, c'était pas ton combat !
— Mais c'est tout à fait mon genre de me mêler de ce qui ne me regarde pas. Tu verras, quand tu me connaîtras mieux. J'adore me fourrer dans le pétrin.
J'envie ce détachement amusé, cette ironie narquoise.
— T'es sûr que ça va aller ? m'interroge-t-il soudain, en affichant un air plus grave.
Je lui réponds par une moue désabusée.
— Parce que tu crois que j'aurais des raisons de me sentir mal ?
Je fais mine de réfléchir et reprends, en apparence bien plus décontracté que je ne le suis réellement :
— Ah ! Tu veux parler des deux cinglés qu'on a abattus !
— Par exemple, souffle-t-il, en arrachant nerveusement des brins d'herbe.
— Je vais peut-être te choquer, mais parfois, ça fait du bien de faire du mal.
Je me tais, tentant de trouver les mots les plus justes pour m'exprimer.
— Depuis la nuit du Black-Out, je sentais qu'une part d'ombre se développait en moi ; durant ces deux derniers mois, elle n'a fait que s'accroître et je commençais à craindre qu'elle ne me dévore. Je la haïssais... Aujourd'hui, ces deux racailles s'en sont pris à ma sœur et pendant un instant, notre vie a dépendu de leurs couteaux et de mes réactions. J'ai détesté ça. La mort coulait dans leur veine. Ce n'était déjà plus des hommes. Mon côté obscur a soudain pris le dessus ; je l'aimerai toujours pour ça. Car j'ai su l'utiliser. C'est cette part d'ombre, ainsi que la tienne, ajouté-je avec un clin d'œil, qui m'a permis de rester en vie et de sauver Charlie.
Liam se racle la gorge. Ses prunelles prennent une couleur étrange, un vert de pierre précieuse.
— J'en suis arrivé au même raisonnement que toi, me confie-t-il. Cette part inavouable, embusquée au fond de mon cœur, je l'ai prise de plein fouet. Tu peux pas imaginer sa violence.
— J'ai giflé ma sœur.
Surpris d'avoir laissé échapper ces mots, je fixe l'horizon. Le minibus progresse vers nous. On dirait une limace asthmatique !
— Elle t'a dit des choses horribles. Tu ne le méritais pas.
Ses yeux maintenant striés de fines veines presque noires ont la dureté et la froideur du métal. Lui aussi contemple l'avancée du fourgon.
— Et vous allez où comme ça ?
— Trouver mon père, près de Carcassonne. Et toi ?
— Pareil. Rejoindre mes parents. Sauf que je vais vers Cahors.
Il me jauge à nouveau. Je soutiens son regard ; ses yeux se mettent à pétiller.
— Voyager seul, c'est pas vraiment rigolo. Si on faisait le trajet ensemble ?
Cette question, pourtant anodine, met dans le mille. Exactement comme une des flèches de son arbalète décochée en pleine cible. L'air détaché, j'adhère à sa proposition.
— Ce serait pas bête, en effet. Mais je dois en parler aux autres.
Il fixe le minibus qui grimpe maintenant la côte. Tout proche et néanmoins pas encore prêt de nous rejoindre. Un escargot sous Xanax. Je sens un trou noir se former dans ma poitrine et se lover autour de mon cœur comme pour l'aspirer. Seul, avec son bolide, Liam avancerait deux fois plus vite. On le retarderait. Il se lasserait. Il nous lâcherait.
— En montée, crois-je bon d'expliquer, il doit pas dépasser les quatre-vingts. Mais en descente, il atteint les cent dix kilomètre-heure. En plus, je suis sûr que Rémy pourrait le pousser davantage mais il craint de faire exploser le moteur.
Liam enchaîne, d'une voix chaude et traînante :
— Reçu cinq sur cinq. Ce serait dommage de tomber en panne en rase campagne.
J'acquiesce d'un hochement de tête. Comment dire ? L'idée de nous retrouver encore une fois seuls, sans moyen de transport, avec nos provisions et une petite sœur capricieuse, au milieu de nulle part et environnés de cinglés armés jusqu'aux dents, ne m'enchante guère.
— Mais je vois pas pourquoi t'as besoin de leur demander l'autorisation. C'est toi le chef, non ?
Liam
Je regarde son menton trembler, son air désapprobateur. Je fixe sa chevelure châtain éclaircie par le soleil. Je contemple son œil au beurre noir et les traces ensanglantées qui lui maculent le visage. J'ai envie de suivre du doigt les filets de sueur qui glissent le long de sa peau.
Est-il attirant ? Son charme singulier m'évoque l'Étoile Noire dont il ne faut pas s'approcher si on ne veut pas être pulvérisé.
Mais que lui dire ?
Que je suis gay et fan de son regard pharamineux ? Que j'ai deux Oiseaux qui vivent, l'un dans ma tête, l'autre dans mon cœur ? Que, par certains côtés, c'est une situation difficile qui complique pas mal mon existence mais que maintenant, je n'en changerai pour rien au monde ?
Non. C'est un trop bel après-midi pour aborder les questions qui fâchent.
J'enfonce mes mains dans mes poches, détourne le regard et avise un croisement signalé par des panneaux indicateurs. Je darde sur eux mes yeux surpuissants.
— Vous avez des cartes dans votre carrosse ? demandé-je.
Je n'ai pas aimé le son de ma voix. Trop aiguë. Trop soucieuse.
Il répond sur le même ton. Acide. Arrogant.
— Bien sûr. Tu nous prends vraiment pour des abrutis.
Le minibus feule en stoppant près de nous.
Je replace mes verres teintés sur mon nez. Marquant une distance raisonnable entre la réalité et moi. Et m'inquiète du silence inhabituel des Volatiles. Est-ce un mutisme réprobateur ?
Je me relève, projette mon un mètre quatre-vingts vers la colossale boîte de conserve et me compose un visage de circonstances. Celui du beau gosse tombé dans une galère pas possible. Inutile de vous cacher que je n'ai pas trop besoin de me forcer !
Parce que maintenant que l'adrénaline retombe et que je sais que mon corps n'obtiendra pas le réconfort dont il a besoin, je réalise toute l'horreur et l'abomination que m'inspire mon acte. Cette fois, je suis vraiment un criminel. J'ai abattu un type de sang-froid. Un type que je ne connaissais pas. Dans une histoire qui ne me regardait pas... Et je n'ai pas détesté.
Thibaut
Liam s'en revient vers moi. Avec son petit air satisfait que je déteste et qui me fait frissonner.
Je dois me rendre à l'évidence : j'aime jusqu'au trouble que sa présence cause en moi...
Mon groupe s'élance du mini-van. Tous mes amis. Sauf ma sœur. Même son ombre ne daigne pas m'approcher. Qu'elle boude ! Je n'en ai rien à faire ! Puisqu'elle est en vie !
Mais il existe de grosses insultes qu'on retient longtemps.
Claire et Maeva s'immobilisent, bouche-bée. Déjà en train de baver sur Liam et sur sa démarche paresseuse. C'est vrai qu'il est mignon dans son genre Bad Boy !
Nicolas et Rémy posent leurs yeux sur moi. Des yeux terriblement inquiets. Je sais très bien ce qu'ils voient. Mon jean troué aux genoux et taché de ce qui ressemble à de la boue mais qui s'avère être du sang séché. Des ecchymoses, des égratignures et des coupures qui recouvrent la plus grande partie de ma peau visible en une symphonie de bleu, de rouge, de noir et de mauve.
Je lis l'angoisse sur les traits de mon ami d'enfance.
— Y s'est passé quoi exactement ? Qu'est-ce qu'on s'est inquiétés ! On a entendu des détonations.
— Et on a rien pu tirer de Charlotte ! ajoute Rémy.
— Je sais, grommelé-je, elle n'a que quatorze ans mais déjà une longue expérience d'entêtement. Vous inquiétez pas, le problème est réglé. Mais je préfère pas en parler.
— Et lui, c'est qui ? s'enquiert Nicolas en désignant Liam du doigt.
— Il s'appelle Liam. C'est lui qui m'a aidé à régler le problème. Il va faire route avec nous.
Nicolas grimace. Le mâle en lui s'est réveillé. Déjà jaloux de l'intérêt que semble lui porter Claire.
En moi-même, je me marre, absolument certain que mon pote n'a rien à craindre. Je présente le groupe à notre nouvel allié puis me dirige, démarche volontaire et poings crispés, vers le minibus.
— Allez viens, crié-je au camion, tu vas crever de chaud là-dedans !
Le soleil caracole vers l'horizon. Une pelote rouge sang qui me rappelle celui qui a coulé il n'y a pas si longtemps. Pourtant la température augmente encore. Cela n'a plus rien d'humain.
La terre se venge-t-elle ? L'humanité a-t-elle une obsolescence programmée ?
J'ouvre la portière côté passager. Charlotte écarquille les yeux devant ma fermeté assumée et – miracle ! – obtempère. Non sans me toiser d'un air agacé.
— Beurk ! Tu pues !
Je m'empare des cartes Michelin, de nos réserves d'eau, d'un pain de mie et d'un pot de Nutella.
— C'est l'heure du goûter !
Les yeux gourmands de Liam s'attachent sur moi. Des yeux affamés. Des yeux pleins d'envie devant le somptueux festin qui l'attend.
Il me regarde et je me raidis.
Il me regarde et je sens un doux frisson remonter le long de mon échine.
Il me regarde et j'ai un nœud dans la gorge, dans le cœur, dans le dos...
Il me regarde et c'est comme un engourdissement de tout mon être !
— J'ai vu les panneaux, m'annonce-t-il. On est entre Pontlevois et Contres.
Étalés en cercle dans l'ombre plutôt clairsemée du platane, nous analysons la carte dépliée au milieu de nous. C'est Rémy, le premier, qui repère le nom des deux villes.
— Eh bien, commente Claire, c'est ce qu'on appelle un large détour ! On est au moins à cinquante kilomètres à l'ouest de la Nationale !
Sous la critique implicite, je me crispe instantanément.
— C'était le but, assuré-je. S'éloigner des grands axes ; pour croiser moins de légionnaires. Je sais, on a pas été les seuls à faire ce raisonnement. Pas la peine de me faire des reproches !
— Bah, à part l'incident à Vautour City, c'est calme par ici.
Liam me sourit derrière ses verres fumés et mon pouls s'accélère.
— Bon, si on se concentrait plutôt sur l'avenir, propose Rémy. On fait quoi ? On va où ?
J'accueille son intervention avec un net soulagement. Je me penche sur la carte. J'étudie les noms, examine les divers tracés. Liam, un peu à l'écart, ôte ses lunettes noires puis baisse le nez, uniquement préoccupé, semble-t-il, de sa tartine. Pourtant je perçois, une fois de plus, les ombres obsédantes qui le cernent, comme autant de secrets à pénétrer.
Je me sens si insignifiant face à lui !
Mes yeux se promènent. La carte. Liam. Le VW. Liam. La carte. Le ciel définitivement céruléen.
Mon index fond sur un point à une soixantaine de kilomètres de notre carrefour.
— Là, déclaré-je en lançant une œillade sardonique à Charlotte, Base de Loisirs Les Trois Vents. Ça vous dirait pas de vous rafraîchir et de vous laver ? Il paraît que je schlingue !
— Bon, grouillez-vous ! grogne Liam. Le soleil va se coucher et vaudrait mieux pas moisir ici.
Tandis que je le rejoins, je vois Claire glisser en riant quelques mots à l'oreille de son chéri. Je ne m'en émeus même pas. Il n'y a pour l'instant plus aucune raison de me faire du souci.
La Triumph vrombit, semant le minibus sur-le-champ. Liam la pilote avec hargne et elle avance si vite que mes pensées n'arrivent pas à suivre. C'était ce qu'il me fallait. La départementale s'allonge en courbes indolentes. Nous roulons, nous tournons, nous avançons mais le décor, lui, fait du sur place.
J'avais oublié. Oublié ce que cela faisait. Les odeurs de gaz d'échappement. Les pétarades d'un moteur trafiqué. De ne pas penser au lendemain ou même à l'heure qui va suivre.
Tout d'un coup, la vie me paraît moins absurde. Je suis vivant.
********************
Le chapitre 3 se termine donc sur une bonne nouvelle pour Liam.
Thibaut semble fort intéressé par son humble personne !
Et comme une bonne nouvelle ne vient jamais seule, je vous informe que nous continuerons à suivre notre groupe au VW dans le chapitre 4.
Sauf que je me vois obligée de ralentir mes parutions.
Je me suis aperçue d'une grosse incohérence : Domitien et Newton étaient à deux endroits à la fois au même moment.
Bien que ce binôme de tueurs soit terriblement efficace, ce n'était guère vraisemblable.
J'ai donc dû remanier l'agencement de mes chapitres.
Et comme je suis en train de réécrire complètement le chapitre 5, je n'ai plus du tout d'avance, ce que je déteste...
Voilà pour la petite histoire du Tueur de Mondes dont je me permets de vous faire part puisque je sais que cela intéresse certains d'entre vous.
Sur ce, rendez-vous samedi prochain.
Hâte de savoir ce que cette nuit près d'un lac nous réserve !!!!
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