( Région Centre 10 juillet 13 h 06)
En raison de sa première rencontre, deux ans auparavant, avec le Voyageur, Chloé réagit très violemment à la première attaque de la comète alien. Après avoir vécu une expérience de décorporation particulièrement traumatisante, elle réussit à s'endormir. Mais le Tueur de Mondes n'en a pas fini avec elle...
Les cauchemars du Voyageur se sont répétés toute la nuit. J'ai encore plein d'images horribles collées devant mes yeux. La planète qui brûle. Les pauvres monstres qui hurlent, qui étouffent et qui meurent...
Si ç'avait été une vidéo sur ma tablette, maman, elle l'aurait éteinte et me l'aurait prise. C'est pas un programme pour les petites filles, elle aurait dit. Mais là, elle peut pas me les enlever. Elle est pas dans ma tête. C'est mon cinéma rien qu'à moi.
— Tu cases en priorité les produits surgelés. Puisque l'électricité a pas été rétablie, d'ici vingt-quatre heures, le stock sera complètement foutu!
Zzzzz ! Le film s'arrête d'un coup, bloqué par la voix d'Émile, aussi forte que s'il était à la guerre. Émile, c'est le patron du bar-restaurant. Un gentil monsieur, plein de cheveux et de poils. Genre le Père Noël avant qu'il soit vieux, avec une tignasse brune et une barbe toute emmêlée.
Maman passe devant moi et me lance un bisou. Elle est si pressée qu'elle a pas le temps de le poser sur ma joue. C'est le coup de feu qu'Émile appelle ça, il y a trop, trop de monde aujourd'hui...
Mais rien empêchera jamais ma maman de penser à moi. Je lui envoie un si grand sourire que mes lèvres touchent mes oreilles.
Qu'est-ce qu'elle est belle dans sa jupe noire et sa chemise blanche, son habit de serveuse !
Ce matin, elle a pas voulu me laisser. Elle avait peur qu'il m'arrive encore un truc de bizarre. Alors, elle m'a emmenée à son travail, à elle et à Dylan.
Au « Rendez-vous des Amis », la brasserie où ils se sont rencontrés.
Elle y était allée avec ses copines. Elles avaient commandé des paellas et comme elles avaient bu beaucoup de vin blanc, elles avaient voulu voir celui qui avait fait ce si bon plat pour le féliciter.
Et le cuisinier, c'était Dylan.
Ce jour-là, mamie elle avait dit, t'aurais mieux fait de te casser une jambe. Moi, je suis pas trop d'accord. C'est Dylan plutôt qui aurait dû glisser sur une peau de banane. Sauf que ça pouvait pas arriver. Il mange jamais de fruit, il prend que des céréales.
D'ailleurs il me vole souvent mes Chocapic...
Maman repasse en courant devant moi. J'ai peur qu'elle tombe avec son plateau plein de vaisselle. Mais elle est très professionnelle, ça lui arrive jamais de casser des trucs.
Elle crie, puisque les machines pour commander marchent plus.
— Deux hamburgers pour la sept, un bourguignon et un steak-frites pour la huit.
Je regarde son patron derrière son comptoir. Il fait cuire de l'eau sur un réchaud. Sans doute pour du café. Je me demande bien comment Dylan y se débrouille pour chauffer ses préparations...
Moi, on m'a assise dans un coin, entre les cuisines et les toilettes, et on m'a donné des coloriages. Mais j'y touche pas, c'est trop pour les bébés, et puis, de toute façon, j'arrive pas à me concentrer. Je me sens bizarre. Y a plein de coton qui gonfle à l'intérieur de ma tête – du coton noir – et tous les bruits de la salle font comme s'il pleuvait des abeilles dans mes oreilles.
Je veux me lever sauf que mon corps pèse, pèse. Il y a une grosse pierre dedans.
Tout se brouille et le film recommence. La planète, l'air qui sent mauvais, le Voyageur qui fuit très, très loin.
Mais cette fois, j'entends de drôles de sons aussi. Les monstres qui chantent tous ensemble.
C'est aigu, c'est grave, ça fait une musique trop moche.
Et puis soudain, la vidéo se met en pause sur l'image d'un horrible nuage qui file droit sur moi.
— Les humains appellent cela une coulée pyroclastique, j'entends une voix genre celle d'Optimus Pride (1) m'expliquer. Sauf que celle qui a détruit notre Terre était un million de fois plus puissante que les nuées ardentes qui s'échappent de vos volcans. Parce que c'est nous-mêmes qui l'avons créée...
Même si je comprends rien à ce que le Voyageur me raconte, mon cœur se casse en miettes comme un verre qui s'est écrasé par terre.
— Va-t-en ! je dis dans ma tête. T'es méchant. Je t'aime plus...
J'avale la grosse boule de salive qui m'empêchait de respirer, attrape la photo coincée devant mes yeux par un coin et tire fort dessus jusqu'à ce qu'elle s'en aille. Puis, pour l'empêcher de revenir, j'en mets d'autres à la place, des vraies, des belles. Papa et maman. Nestor. Mamie et Tonton Raoul.
C'est très fatigant. J'ai l'impression que ma tête va exploser... Mais heureusement, ça marche ! Mon nouveau film rien qu'à moi commence.
Je suis sous ma couette et y a la porte de ma chambre qui s'ouvre.
C'est mon papa qui est revenu !
Il se penche sur le lit et je me serre fort contre lui et je lui fais plein de bisous et il me prend dans ses bras et il me chatouille et on rit, on rit, on rit...
Sauf que c'est pas vrai et que je suis toujours assise dans mon coin. Toute seule...
Aussitôt, ça se met à piquer dans mon nez et dans ma bouche. Je m'ordonne de pas pleurer. Mais y a une larme qui désobéit. Elle glisse lentement sur ma joue.
— Ça va, crapaud ?
Le bond que je fais sur ma chaise empêche mes yeux de continuer à couler. J'ai de la chance. Émile, il est super costaud et y sait tout faire. Mettre dehors un client qui a trop bu et qui dit que des gros mots, chasser les mauvaises pensées et préparer des crêpes au Nutella, trop, trop bonnes...
Je lui dis oui de la tête et l'observe de dessous ma frange.
Il a fini de servir son café et regarde partout. Où est la seule chaise capable de supporter son poids ? Là-bas. Mais y a déjà quelqu'un dessus. Alors, il attrape un tabouret...
Le pauvre siège craque quand il s'assoit dessus.
Et c'est là que d'un coup, l'idée me vient. Pourquoi pas lui parler des images du Voyageur ? Le patron de maman, il est presque aussi fort que mon papa. Ma main au feu, il saura quoi faire...
Sauf que de suite, je me sens toute bizarre. J'en suis sûre, ça va recommencer, genre hier soir.
Quand j'ai affolé maman et qu'elle a hurlé parce que je brillais dans le noir. Comme si c'était moi qui avais aspiré toutes les lumières de la ville.
Rien que d'y repenser, mon cœur se met à taper très vite et les abeilles reviennent dans mes oreilles. Sauf que ce sont pas des insectes. Juste les voix dans le bar qui me font trop, trop mal !
— Ils se pressent pas pour réparer...
— Ils sont plus rapides pour nous réclamer de l'argent...
— Trop de technologie tue la technologie. Ces abrutis de chercheurs, ils ont tout fait sauter.
— Moi, je te dis, c'est la faute du Voyageur ! Pas la peine de chercher la cause des coupures...
— Il se rapproche de plus en plus... Et s'il allait s'écraser ?
Émile tient une ardoise dans la main avec plein d'écritures dessus. Lorsqu'il passe devant moi, il me tire la langue. C'est bizarre de voir ses dents jaunes apparaître au milieu de tous ses poils !
— C'est sûr, maman crie par-dessus le boucan, tu vas te faire un max de blé !
— Quelle importance ! il grogne. Dans quelques jours, l'argent, il aura plus de valeur.
Un long frisson me tord tout entière, un frisson comme j'ai quand je prépare une grosse bêtise. Sauf que là, c'est le Voyageur qui me prévient qu'une catastrophe est sur le point d'arriver. Je vais à nouveau briller tel un sapin de Noël...
J'appelle maman et lui montre le petit coin avec le doigt. Lorsqu'elle me sourit, mon ventre pousse un cri tordu comme si y avait un bébé éléphant dedans.
Vite ! Je me mets sur mes pieds, cours jusqu'aux WC et ferme la porte. Mais pas à clé. J'ai trop la trouille d'y rester enfermée.
Un, deux, trois, quatre...
J'essaie de compter. Des fois, ça m'aide à me calmer !
J'ai pas raconté à maman que j'étais sortie de mon corps, je l'avais déjà assez effrayée pour pas en rajouter. Elle a pas l'air, mais elle est fragile, y a tellement de chagrin en elle depuis que papa a disparu !
Cinq, six, sept, huit...
Je lui ai fait croire que c'était comme si je dormais. Et puis, mon corps s'est éteint tout lentement. Quand Dylan est rentré, je dormais tranquille. Maman lui a rien dit non plus.
C'est notre secret à toutes les deux, elle m'a expliqué. On a déjà eu suffisamment de problèmes, autant s'en éviter un nouveau.
Sa voix était si déchirée que ça m'a aidée à me refroidir.
Neuf, dix, onze, douze...
Tout le monde m'a toujours trouvée étrange. Et l'histoire de mon enlèvement a rien arrangé.
La Nuit des Étoiles Filantes, j'ai été kidnappée. Par un détraqué qui a ouvert la fenêtre de ma chambre et m'a emmenée pendant que ma famille regardait la télé. C'est la seule explication que la police a trouvée, même si dans le coin, personne y croit. On a jamais retrouvé le coupable.
Moi, je me souviens de rien...
Tant mieux, maman a dit. Dommage, les gendarmes lui ont répondu.
Ils ont même soupçonné mon papa ! Ces flics, quels abrutis, Tonton Raoul s'est énervé. Moi, je suis d'accord, je sais bien que ça peut pas être lui...
Quand les Météorites sont tombées, mamie est venue me chercher. Mais elle a trouvé la fenêtre ouverte et le lit vide. Y paraît qu'elle a poussé un cri à réveiller les morts. Tout le monde a cherché dans le jardin, puis ils ont prévenu la police qui a organisé des battues.
On m'a retrouvée au petit matin, près d'un bois, toute seule, toute perdue, toute glacée, les vêtements déchirés et pleins de sang séché, incapable de parler, encore moins de me souvenir. Le sang, c'était le mien, sauf que j'avais pas de blessure. J'ai eu droit à des tas d'examens mais les docteurs ont rien trouvé. Rassurez-vous, madame, ils ont dit à maman qui arrêtait pas de pleurer dans les bras de mamie. Elle a eu beaucoup de chance, le salopard qui l'a enlevée lui a rien fait. Elle a dû crier et se débattre, l'enfoiré a paniqué et l'a abandonnée là.
Le sang, ils ont jamais réussi à l'expliquer.
Treize, quatorze, quinze, seize...
Depuis les gens me regardent de travers. Ils aiment pas l'inexplicable et je reste une énigme.
Dylan a raison, je suis qu'un gros boulet. Et si c'était à cause de moi que papa est parti ? Et si j'étais vraiment pas normale dans ma tête ? Et si c'était moi qui inventais tout ?
C'est de ma faute si maman est toujours fatiguée et si elle rencontre que des hommes pas bien...
— N'importe quoi ! Optimus Prime y s'énerve au fond de mes oreilles. T'es une petite fille extraordinaire. Et tous tes proches le savent...
Je pose très fort mes mains contre mes joues. C'est vrai que maman s'en moque des autres, elle s'est fait une carapace aussi épaisse que celle d'une tortue, parce que l'histoire avec papa, ça a fait parler pendant des semaines !
Dix-sept, dix-huit, dix-neuf, vingt...
Toc, toc, toc ! Je sursaute. Y a quelqu'un qui tape à mon WC...
— Ma puce, maman crie, mon bébé, ça va ?
Je me laisse tomber sur le siège et mets mon pouce dans ma bouche. J'ai failli pas reconnaître sa voix. Elle était toute rayée, comme celle d'un Voyageur cassé.
Elle pousse la porte, rentre et referme à clé. Personne doit voir que la petite pièce est toute illuminée. Que je brille, une fois de plus.
— Mon Dieu ! elle gémit en me serrant contre elle. Surtout, ne raconte jamais ça à personne !
Je la regarde et lui dis oui avec le menton. C'est une promesse facile à tenir. Je parle pas beaucoup, moi. Et puis, je comprends pourquoi il faut que je me taise. Si à l'ancien travail de papa, ils apprenaient ce qui m'arrive, ils m'enlèveraient à maman, ils m'enfermeraient dans un laboratoire, ils me feraient des piqûres pour étudier mon sang, ils me mettraient des tubes partout et comme ils trouveraient rien, ils me découperaient en morceaux...
— Zoé, Zoé ! Émile appelle. Dépêche, y a des clients qui te demandent !
— Deux secondes ! maman répond. Chloé a besoin de moi.
Je ferme les yeux. Mais comment me concentrer avec tout ce bruit autour ?
— Zoé, Dylan y s'en mêle, qu'est-ce que tu fous ? C'est pas le moment ! Les plats refroidissent.
Je serre fort mes deux petits poings, puis les ouvre et écrase mes mains sur mes oreilles pour les boucher. Il me faudrait les boules Quiès de mamie...
Heureusement, maman se met à chanter. La comptine de quand j'étais petite.
Ma poupée chérie
Ne veut pas dormir
Ferme tes doux yeux
Tes yeux de saphir
Petit ange d'or...
J'entends les lourdes chaussures de Dylan. Il marche vers nous. Mais pourquoi est-ce qu'il vient ? Il quitte jamais sa cuisine d'habitude !
Je ferme les yeux et écoute maman. Son souffle chauffe ma joue et sa belle musique me berce. Mon cœur tape moins fort et je sens que mon sang ralentit.
J'ordonne à mon corps d'arrêter de briller.
Bang ! Quelqu'un cogne si fort sur la porte qu'elle se met à trembler. Dylan sûrement... Je reconnais bien sa délicatesse, mamie, elle aurait dit.
— Bon, qu'est-ce que vous fichez ? il râle. Tu vas finir par te faire virer !
Maman ouvre le verrou. Son copain rentre. Il roule tellement ses yeux que si j'avais pas eu si peur qu'il découvre mon secret, j'aurais rigolé.
— Qu'est-ce qu'elle a encore, cette gamine ?
Je sors de derrière maman. Il a pas crié, il est pas parti en courant, il m'a pas traité de monstre. Dylan est comme d'habitude, un chamallow tout mou qui joue au gros méchant...
— Z'ai vomi ! j'annonce, très fière de moi.
Dégoûté, y demi-tourne vite fait, s'arrête devant le lavabo, s'admire dans la glace, se recoiffe puis file. Même s'il fait maintenant tout sombre dans le WC, je regarde mes mains puis mes jambes nues. Elles sont bien un peu rouges, mais j'ai réussi...
Je me suis éteinte !
— Zoé, Dylan crie, si vraiment elle est malade, ramène-la à la maison. On se débrouillera sans toi. Faudrait pas qu'elle nous dégueulasse nos chiottes...
Maman sourit et me caresse les cheveux. Je lève mon nez vers elle.
— T'inquiète pas, elle me dit, et ne fais pas attention à ceux qui te diront que tu es différente. Ils sont jaloux, c'est tout. Parce que tu es une petite fille extraordinaire, une vraie X-Woman !
Sa voix fait dérailler mon cœur. C'est toujours si gentil quand elle me parle.
— Avec des super-pouvoirs ? je lui demande. Comme papa ?
Ses yeux deviennent tout pâles. Et elle s'appuie contre le mur pour pas tomber.
— Oui, elle murmure, comme ton papa...
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(1) Optimus Prime : le leader des Autobots dans le film Les Transformers.
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Voilà donc les nouvelles mésaventures de notre petite Chloé, votre personnage préféré. Elle en fait voir de toutes les couleurs à tout le monde, autant à sa pauvre maman qu'à l'auteure, qui a parfois du mal à se mettre dans la tête d'une fillette.
N'hésitez pas à me faire part de vos remarques et à me suggérer des améliorations si vous en voyez. Et si vous avez une idée des prochaines péripéties qui attendent notre héroïne, je suis à l'écoute de vos théories.
Et surtout, n'oubliez pas d'appuyer sur la petite étoile. Cela m'arrive parfois sur vos histoires. Je commente, je commente... Et j'oublie de voter!
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