Chapitre 3-1 : Rencontre sur la route

Chapitre dédié à @MilouMalo @Ludwina-Peverell

( 2 septembre 14h 15)

Thibaut et ses amis ont pris la route vers le sud la veille, mais le VW du grand-père de Rémy se révèle très, très capricieux...

Thibaut

La route s'étire toute droite à travers la plaine. Au fond, tout au fond, elle attaque une colline. Pris d'une étrange intuition, je passe la tête par la fenêtre : l'obstacle me paraît de très mauvais augure.

Depuis quelques jours, je me suis découvert une profonde inclination pour les espaces dégagés.

Il n'y a pas âme qui vive dans le coin. Et ça fait vraiment un bon nombre de kilomètres que nous n'avons rencontré ni voyageurs à pied, ni véhicule retapé. Qu'est-il arrivé à cette région ?

Le minibus fonce sur la côte. Trop chargé, trop fatigué, il hoquette ; et puis du vieux moteur trop las jaillit une drôle de complainte et de la fumée horriblement noire sort du capot.

Une boule âcre m'empêche de déglutir ; j'éternue.

Je descends, fais quelques pas dans la lumière en me grattant la gorge. Les autres me suivent. Rémy, fou de rage, étudie les dégâts. Je ricane sous le soleil, la main toujours près de mon arme.

— La ferme, grogne-t-il. Quand il s'agit de mécanique, c'est moi qui commande.

Il se penche à nouveau, joue le mec qui réfléchit, puis, sûr de son fait, déclare :

— Bon, je crois que c'est pas trop grave. Mais va falloir de l'eau, beaucoup d'eau.

Je regarde le ciel bleu en soupirant, trop crevé pour m'énerver. J'avise un chêne isolé qui, malgré ses feuilles ratatinées, m'a l'air fort sympathique et nous poussons notre pauvre boîte de conserve en dessous. Rémy et Nicolas se retroussent les manches, s'emparent des outils nécessaires et se mettent au travail. Les filles s'installent tranquillement à l'ombre avec la chienne.

Mon cerveau, lui, ne prend jamais de repos. Mais comme il ne fonctionne pas à son maximum quand il est saturé par des odeurs d'essence et d'huile de vidange, je gagne le sommet de la butte. Ressemblant à la vigie des pirates attendant dans leur rafiot que les Gaulois leur tombent dessus (1), je m'abîme les yeux à force de regarder cette route grise et cette mer de paille jaune.

Je repère à quelques centaines de mètres, à l'ouest, un hameau à l'abandon.

Je me détourne et redescends rejoindre mes amis. Sampa trottine à ma rencontre et folâtre, la queue en l'air. Elle lève soudain son museau, hume les bourrasques d'air chaud et part à toute allure. Je la siffle mais elle n'obéit pas. Alarmée, Charlotte se redresse et hurle le nom de la chienne qui fait la sourde oreille. Ma sœur se rue vers moi.

— Tu viens, on part la chercher ! Elle va se perdre.

Je lui passe une main dans les cheveux et me marre.

— Je suis trop naze pour courir sous le soleil. Quand elle aura fait son petit tour, elle rentrera !

Je ne veux surtout pas lui parler de mon intuition, de ce sentiment de danger imminent qui plane, menaçant, et que je suis le seul à percevoir. Elle me jette un regard meurtrier.

— Et si on est déjà partis ?

J'enfonce mes mains dans mes poches et je regarde le sol. Ça m'évite de voir sa mine furieuse et de craquer. Mais là, je suis vraiment trop harassé pour la ménager.

— C'est dangereux. Tu sais pas ce qu'il y a là-bas. Alors, tu obéis. Tant pis pour elle !

Charlotte se renfrogne et se laisse tomber à terre, ce qui provoque chez moi un malaise proche du remord. Désireux de sérier les problèmes, je me rapproche des mécanos.

— Alors, ça avance ? Vous avez besoin de moi ?

— Je crois que c'est un court-circuit, me répond Rémy, mais va me falloir...

Le cri qui l'interrompt est de ceux capables de réveiller les morts.

— Je vois plus Charlotte ! hurle Maeva en courant vers nous. Elle s'est barrée !

Pris de panique, je contourne la fourgonnette et scrute l'horizon. En vain. Une grosse boule d'angoisse m'obstrue la gorge. C'est comme si j'avais avalé un monstrueux chewing-gum.

— Je vais aller la chercher. Nico, Rémy, vous continuez les réparations. Claire, Maeva, vous ne bougez pas. Quoique vous entendiez, vous restez là ! C'est compris ?

Je n'attends même pas leur réponse. D'un geste fluide, je saisis le pistolet à ma ceinture, ôte la sécurité et prends la direction du hameau en ruines. Je dois rester sur mes gardes : Sampa avait senti un truc. Humain, animal ou monstre ?

— Si nous ne sommes pas revenus dans deux heures et que le VW est réparé, continué-je en me retournant, vous vous tirez de là ! C'est impossible de rester la nuit dans des champs aussi dégagés.

Nicolas me regarde atterré. Rémy ouvre la bouche ; je sens qu'une fois de plus, il va me demander l'adresse où se rendre mais il n'ose pas. Il bredouille à la place :

— On peut pas vous laisser...

— Au mieux, on vous rejoint à pied. Au pire, c'est qu'on est morts. Attendez-nous quelques jours à l'entrée de Blois. Y aura du monde, vous risquerez rien. Et puis après, vous faites ce que vous voulez. Les boulets, c'est nous. Vous pouvez rentrer à Paris. Domitien vous fera rien.

Mon ami d'enfance hoche la tête. J'avance, soulagé de les savoir à l'abri.

Quel imbécile j'ai été ! Un leader responsable aurait été capable d'anticiper la réaction de Charlotte. Ça fait quand même quatorze ans que je subis ses lubies !

La prochaine fois – s'il y en a une ! – j'attacherais ma jeune sœur à l'arbre le plus proche.

Dans la lumière crue de cette fin d'après-midi, le hameau surgit devant moi comme une apparition lugubre. Certaines maisons tiennent encore debout, quelques-unes ont même leur toit. Sauf que de près, la destruction paraît bien plus récente. Qui a saccagé ce village ? Et surtout pourquoi ?

De plus en plus inquiet, je me faufile à travers les ruines sans oser appeler Charlotte de peur de me faire repérer. Par des squatteurs. Par des légionnaires. Par des créatures d'un autre monde.

Je sens que je ne suis pas seul dans ce lieu de désolation.

J'avise, un peu à l'écart, une grande maison de maître qui s'élève, en apparence plus solide que ses voisines. Toutefois, la porte d'entrée arrachée et les fenêtres vides, béant dans le noir, semblent autant d'inquiétantes ouvertures sur un univers occulte. En jaillit un hurlement qui me glace le sang.

La voix aiguë de ma petite sœur.

Deux rires gras suivent, tels deux échos dénaturés.

— Alors, p'tite gazelle, on se promène ?

— Quelle veine tu as ! On commençait à s'ennuyer, on va bien s'amuser tous les trois !

Saisi d'effroi, je me glisse le long des murs poreux et m'accroupis sous une des fenêtres éventrées. Toutefois, les deux lascars, trop occupés par la prise qu'ils viennent d'effectuer, ne prêtent aucune attention à leur environnement. Je coule un œil par l'ouverture ; mon cœur cesse de battre.

Un énergumène en haillons tient ma sœur à bras le corps et la menace avec un énorme couteau placé sous sa gorge. Et à côté de lui, ricanant à l'avance du plaisir qu'il va se donner, son acolyte.

Ils ne doivent guère être plus âgés que moi mais n'ont pas été épargnés par les conséquences du Black-Out. Leurs vêtements en loques et leurs visages burinés par le soleil laissent deviner des semaines d'errance au grand air. Une cicatrice boursouflée barre la joue gauche de celui qui tient Charlie en otage. Son complice semble en meilleure forme mais la maigreur de son visage, son nez semblable à une lame, ses épaules osseuses et ses mains décharnées montrent que lui aussi a connu des jours meilleurs. Ce qui me perturbe toutefois le plus, c'est la folie que je lis dans leurs yeux.

Charlie cesse soudain de se débattre et se laisse totalement aller, tel un chiffon fou, dans les bras de son persécuteur. M'a-t-elle aperçue ?

Elle veut se laisser glisser à terre mais le dément resserre son étreinte.

Sans réfléchir, en tenant mon pistolet à deux mains comme un prétorien chevronné, j'enjambe la fenêtre et saute dans la pièce.

 Liam

Je m'allume ma première cigarette de l'après-midi, en abritant mon briquet du vent ; j'aspire pour en rougir le bout. Hier matin, j'ai laissé derrière moi, Amédée et son orphelinat de peur que mon mauvais karma ne s'en prenne à eux, mais la solitude commence à me peser.

Quelques volutes de fumée seront-elles suffisantes pour me faire oublier ma journée de merde ? J'en doute ! Surtout que j'ai dans l'idée que les ennuis ne font que commencer...

Il ne doit pas exister, sur Terre, de coin plus pourri que ce bled dans lequel je viens d'échouer. J'ai vraiment l'impression de me sécher de l'intérieur tel un fruit abandonné au soleil, qui finit par se ratatiner sur lui-même après avoir perdu toute son eau.

Qu'est-ce qui a bien pu me pousser à m'arrêter ici ?

Le ciel irrémédiablement bleu ?

L'ombre mollassonne de ce bosquet rabougri ?

Ces champs à perte de vue, rasibus ?

Ou ces ruines pittoresques tout droit sorties d'une carte postale de la Première Guerre Mondiale ?

Et pourtant je ne bouge pas. La flemme ? L'habitude ? Allez savoir ! Ah ! Il y en a un là-haut qui doit bien rigoler en me regardant !

Par acquis de conscience, je déploie mes sens pour explorer les environs. Je passe outre les craquements des brindilles sèches et les bruissements des insectes. L'odeur d'un moteur encrassé et d'huile cramée m'incommode un instant. Je fouille ensuite le hameau. À ma grande surprise, j'y détecte un certain nombre de présences humaines diffuses et inopportunes. Je rebondis soudain sur une sorte de mur infranchissable qui me repousse vivement. Une aura mystérieuse, indéfinissable, qui se tient tout près du petit groupe d'individus.

Je sors de ma transe, hébété, ne pouvant me délivrer de la troublante sensation d'avoir rencontré mon double. Et baignant dans cette impression déplacée d'être plus vivant que jamais.

Un cri affreux – celui d'une jeune fille – perce le silence.

Dans ces cas-là, n'importe qui de normalement constitué, qui a fréquenté les transports en commun et arpenté les couloirs d'un lycée, sait qu'il faut prendre ses jambes à son cou pour détaler le plus loin possible. À l'opposé des problèmes.

Pas moi. Évidemment.

J'écrase ma cigarette, bondis sur mes deux jambes, prenant de vitesse mes deux Oiseaux alanguis. Je me rue vers les ruines, mon arbalète dépliée en bandoulière et le flingue à la ceinture. Je déboule sur la grand-place, inondée de lumière tel un gladiateur des temps modernes débarquant dans une sorte de Colisée. Un gladiateur qui sent sur lui des milliers de regards impatients et qui s'attend à l'attaque d'un lion ou à l'irruption d'un rétiaire armé jusqu'aux dents. Mais un gladiateur qui refuse absolument de servir d'amuse-gueule au premier apprenti- boucher venu.

— Laissez-la partir ou je vous descends !

La mise en garde, prononcée sur un ton assuré et péremptoire, me signale l'urgence du problème.

Je me plaque contre un mur lézardé et travaille ma respiration. Une fois calmé, j'étudie les lieux et avise une imposante bâtisse en bien meilleure forme que ses copines. Le cri venait de là.

Je m'avance à pas de loup, toujours collé à mon mur branlant. Je marque une pause. Balaie l'horizon. Traverse en courant. Réétudie les lieux. Contourne la maison et me coule contre une fenêtre. Jette un coup d'œil rapide à l'intérieur.

Et là, je comprends.

Je sais pourquoi j'ai tant tardé à partir, pourquoi je me suis traîné sur les routes, pourquoi j'ai marqué une halte à cet endroit exact.

Toutes ces semaines d'errance pour cet instant précis.

Pour que je puisse assister à ce spectacle inoubliable et terrifiant.

Pour que je puisse rétablir l'équilibre dans ce face-à-face suicidaire.

Deux contre deux, c'est bien plus fair-play, non ?

Je distingue le dos de deux tarés dépenaillés qui tiennent en otage une adolescente. Enfin, pour être plus juste, l'un des deux la colle contre lui et l'écrase de son bras gauche. Sa main droite tient un couteau dirigé vers le cou de la pauvre gosse. Le deuxième est lui aussi muni d'une arme blanche.

Et juste en face de moi, dans une ouverture arrosée de lumière, comme une vision surgie du plus pur de mes fantasmes, se tient Brad Pitt. Un Brad Pitt bien plus jeune que dans son premier film. Mais un Brad Pitt en chair et en os, qui pointe résolument un flingue sur les deux dégénérés...

Un patricien. Si sombre dans toute cette lumière...

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( 1) Ressemblant à la vigie des pirates attendant dans leur rafiot que les Gaulois leur tombent dessus : Allusion aux albums d'Astérix.

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C'est visiblement le coup de foudre pour Liam. 

Mais cet amour sera-t-il partagé ?

Vous le saurez peut-être dans le prochain chapitre...

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