Chapitre 2-3 : Joséphine

( Sud Quercy, 2 septembre 11h 22)

Jo et Samuel ont rompu. Mais ce dernier n'est pas longtemps resté célibataire. La pulpeuse Daphné lui est tombée dans les bras...

Et pour ceux qui comme moi, n'ont aucune mémoire des noms, je rappelle qu'Alison est la sœur de Liam, que Stéphane est son petit ami et que Clément Adler est l'ancien prétorien qui a acheté le Tuc-Haut. 

 — Tu crois que je le reverrai un jour ?

— Tu crois qu'il se la fait ?

Nous avons parlé si vite toutes les deux que nos questions se sont superposées ; nos yeux se croisent. Nous éclatons de rire. Bêtement.

— Qui ça ? Liam ?

— Qui ça ? Sam ?

Voilà que nous recommençons. Désolant ! Nous craquons complètement. Je baisse les paupières, respire à fond, m'efforçant de retrouver le calme au fond de moi. Je souris à ma meilleure amie.

— Toi, d'abord !

Après tout, aux Championnats Mondiaux de la souffrance, c'est elle qui mérite la médaille d'or ! À côté, ma rupture avec Sam, ce n'est qu'une égratignure.

Alison s'agenouille dans l'herbe et fixe l'étroite route fatiguée qui s'éloigne vers Cahors. C'est notre tour de garde. Je serre très fort dans ma main la crosse du pistolet que Clément m'a offert.

La tête qu'il a faite quand il a su que Samuel m'avait appris à me servir d'une arme ! Mais ce n'est rien comparé à son effarement quand il a compris que je me débrouillais plutôt pas mal avec. Il a fini par m'enrôler dans sa troupe d'élite... ou de bras cassés. Ça dépend du point de vue.

Avec Sam !

Pas la plus maligne de ses idées !

— Des fois, commence-t-elle, je rêve que je le vois arriver là-bas... Comme dans ces films débiles, où les héros se retrouvent au soleil couchant.

— Ouais ! crié-je. Et ben, ces scénaristes, ce sont que des fumiers, des salopards de menteurs !

Des larmes perlent à ses paupières.

— Tu sais, ajouté-je, un peu perdue, Paris, c'est pas bien loin...

Alison explose. Nous n'étions pas sur la même longueur d'onde.

— Parce que tu penses encore à mon frère ! Parce que tu as encore de l'espoir, mais t'es qu'une idiote, Jo, une idiote ! Liam est mort ! Sinon, il serait déjà là !

Elle baisse le nez, soudain épuisée, et ajoute d'une voix trop lasse :

— Ou alors, il en a rien à foutre de toi... de nous.

Je secoue la tête. Elle a réussi à m'énerver ! Je sais que je vis dans le déni. Mais après tout, chacun trouve sa force où il peut. Sam et Clément ont choisi les armes, nos parents, la survie.

Qu'ils me laissent fantasmer en paix !

Sa voix devient murmure.

— Je pensais à Stéphane, à ses parents malades. Si j'avais su... si j'avais su... La dernière fois qu'on s'est vus, on s'est disputés... parce qu'il voulait aller trop loin, enfin, tu vois... et moi, je voulais pas ... et maintenant, je regrette, si tu savais combien je regrette !

Mes yeux se perdent dans le vague, bien au-delà du pont, bien au-delà de cette chienne de vie.

— Et maintenant, plus jamais je le reverrai, jamais on couchera ensemble et...

Je pose un doigt sur ses lèvres.

— Chut !

Son père, Gianni, s'approche, un fusil à la main. Un peu plus loin, Clément, Jesse et Samuel s'affairent sous les piles du pont. Ils vérifient les explosifs.

Depuis l'incursion, hier, d'une délégation du village voisin venue réclamer des vivres et leur renvoi brutal, l'ambiance, au hameau, est plutôt glauque.

— Les filles, ça va ? Pas trop inquiètes ?

Alison secoue la tête. Je la trouve bien pâle. Son père n'a pas meilleure mine, d'ailleurs. De nouvelles rides labourent chaque jour davantage son visage buriné. Il maigrit à vue d'œil et semble ne tenir que grâce à ses nerfs.

Je me dévoue pour répondre.

— On papote... des trucs de filles.

Je ne connais rien de mieux pour faire fuir un individu du sexe opposé. En effet, il passe son chemin. Ça doit drôlement cogiter dans son esprit. Deux mois sans nouvelle de son fils. La culpabilité l'étouffe à petit feu.

Alison le suit d'un œil fiévreux puis dès qu'elle l'estime suffisamment éloigné, m'interroge :

— Alors avec Sam, c'est définitivement fini ? C'est ce que tu avais de mieux à faire...

Sa certitude m'agace, surtout qu'en plus, je sais qu'elle a raison.

— Je l'ai plaqué ; je suis sûre qu'il se tapait cette pouffe, à l'énorme poitrine...

— Il a quoi, dix-sept ans ? À cet âge, les mecs, c'est plein de testostérone, mais ça a pas encore beaucoup de jugeote.

J'opine. Nous nous concentrons à nouveau sur la route poussiéreuse. Je ne comprends toujours pas pourquoi nous devons monter la garde. On les verrait venir de loin, les assaillants !

L'air est tellement chaud que le goudron semble onduler. Ma parole ! On se croirait en plein désert ! Il ne nous manque plus que les mirages.

Grâce à mon ouïe affûtée, je perçois soudain un drôle de bruit. Sam, aussi, semble sur le qui-vive.

Nos regards se croisent, un bref instant. Il se détourne. Il a vraiment mal pris notre rupture. Comme s'il n'avait rien à se reprocher ! J'examine sa mine déconfite. Il n'a pas l'air bien, lui non plus. Est-ce Daphné qui le crève ? A-t-il des remords ?

Il me regarde à nouveau. Je me sens rougir. Il a dû me voir, en train de le mater. Putain ! Pourquoi me fait-il encore autant d'effet !

Sam braque à nouveau son regard sur la route.

Maintenant, le bruit, je l'entends distinctement. Un léger ronronnement... quelques pétarades... des pneus usés sur l'asphalte... une vieille mob... Stéphane ?

Je me dresse d'un bond. Secouée de pénibles picotements glacés. Dominée par l'affreux pressentiment que l'irréparable risque de se produire. Peut-on encore changer le cours du destin ? Pourvu que ces fous furieux ne dégainent pas à tout va !

— Jo, qu'est-ce qu'il y a ? crie Alison. Où cours-tu ?

— Jo, planque-toi ! braille Sam. Y a quelqu'un qui s'emmène ! Ça risque de défourailler !

Le feu aux joues, je sprinte vers le pont au risque de trébucher et de partir en vol plané.

— Ce n'est que Steph ! je m'égosille en rejoignant Gianni. Je suis sûre que c'est lui !

Le père d'Alison abaisse son arme mais il me faut désormais affronter Clément qui s'avance vers nous d'un pas lourd.

Son ordre claque, pire qu'un pétard, et l'atmosphère déjà pesante, devient irrespirable.

— Vous deux, reculez. Personne, je dis bien personne, ne doit passer ce pont.

Il braque son flingue droit sur nous. Jesse et Sam s'approchent à leur tour.

Je lève les yeux et ne vois plus que la bouche béante du canon qui me menace.

Le raffut de l'antique deux-roues devient tonitruant. Complètement inconscient du drame qui se déroule à quelques mètres de lui, Stéphane arrête son véhicule devant le barrage obstruant le pont.

— Passe pas, hurlé-je, y a des explosifs, et ce maboul va te tirer dessus !

Alison, qui était restée planquée derrière une haie, descend dans le lit de la rivière quasiment à sec et tant bien que mal se fraye un chemin à travers les ronces et les acacias. Elle se jette dans les bras de son petit ami.

Clément appuie sur la détente.

BANG.

Un coup de sommation. Heureusement.

Pourtant, tous, nous avons sursauté.

Déjà mis à la torture, mon cœur manque s'arrêter de battre.

Et vous qui ne me croyiez pas lorsque j'affirmais que Clément était un vrai malade !

— Quand je donne un ordre, j'entends qu'on m'obéisse !

Terrorisée, je recule, imitée par Jesse. Mais je garde mes yeux braqués sur notre général. Un vrai cinglé ! Samuel reste immobile, en apparence indécis. Gianni contemple son ami, incrédule.

— Clément, c'est qu'un môme !

Ce dernier abaisse sur sa recrue un regard plein de dédain.

— Un môme bourré de miasmes, un môme peut-être contaminé par la pire des pestes...

Samuel choisit ce moment pour la ramener et pour remonter dans mon estime.

— Faux, archi-faux ! Y a jamais eu aucun cas d'ado malade... et ici, on est protégés !

Gianni murmure plus pour lui-même qu'à l'intention de la cantonade.

— Alors, si j'ai bien compris, ta philosophie, c'est chacun pour soi. Et si mon fils rentrait, tu le laisserais dehors aussi ? Et si c'était le tien ?

De l'autre côté du pont, Alison s'est placé devant Stéphane comme pour lui faire un rempart de son corps.

— Ce jeune, il entrera pas. Et ta gosse, si elle veut, elle peut partir avec lui ; ici, elle sert à rien et ça fera une bouche de moins à nourrir !

Un tel cynisme me renverse. Jesse lui-même semble bouleversé. Je m'immobilise.

Gianni se retourne lentement vers nous. Si ses yeux avaient été des sabres lasers, Clément aurait immédiatement été haché menu. Mais ce dernier a plus d'un tour dans son sac et tente patiemment de s'expliquer même si je sens bien que ça l'énerve prodigieusement.

— Gianni, la communauté a placé sa survie entre mes mains. Faut obéir. C'est la loi martiale.

Le père de Liam hésite. Je remarque alors que Samuel s'est imperceptiblement rapproché de lui et s'est maintenant posté à ses côtés. Je reviens à mon tour, en retirant discrètement la sécurité de mon pistolet. Jesse me fait les gros yeux puis, carrément paniqué, chuchote :

— À quoi tu joues ?

— Je me prépare à jouer mon rôle dans cette mutinerie !

Gianni a pris la parole. D'une voix rauque et épuisée. Mais son ton est si cassant et si déterminé que j'en frémis. Sam braque son semi-automatique sur Clément. Je le sais assez taré pour faire feu. Mais assez bon tireur pour ne pas viser la tête.

En revanche... celui qu'il a en face de lui... Clément, je le crois dingue au point d'être capable de buter un gosse rebelle ou un ami contestataire.

À mon tour, je braque mon flingue droit sur lui. Ou plutôt droit vers son dos. Je n'ignore pas que cela ne se fait pas. Mais il faut savoir prendre parti.

Clément m'a sûrement entendu. Me croit-il capable de tuer ?

Pendant quelques secondes, tout reste figé, péniblement suspendu.

— Clément, reprend Gianni, je suis plus chez moi ici que tu ne l'es, toi ! C'est ma fille là-bas. Mon futur gendre. J'ai déjà perdu un fils par bêtise. Donc, jamais je n'abandonnerai ce jeune couple.

Le visage de l'ancien mercenaire demeure impassible.

— Tu dis être du côté du bien. Alors, prouve-le. Évite le bain de sang. Les deux gosses à qui tu as donné des armes, ils hésiteront pas, eux !

Mes mains serrent convulsivement la crosse, mon index placé sur la détente. Je suis prête. Froidement résolue.

Sam, figé juste devant Gianni, vise la tête de Clément qui a son arme dirigée vers sa poitrine. On dirait un de ses stupides films d'action où tout le monde s'entre-tue.

Alison et Stéphane se rapprochent du barrage.

Clément pivote vers moi. Plante ses yeux dans les miens et tressaille, surpris par la lueur phosphorique qui brille au fond de mes prunelles.

J'extravague. J'hallucine. Je suis double. Je suis moi et je suis lui. Je suis résolue à sauver Sam et je veux le tuer. Une moitié de moi est en train de viser l'autre moitié. Je me concentre, me réunifie, redeviens Jo mais avant de partir, ordonne à ce cerveau malade d'épargner mon ex.

Clément, lentement, prudemment, baisse son flingue.

Est-ce ce que je crois ? Ai-je réussi à trafiquer les pensées de Clément Adler ?

Impossible ! Il est simplement raisonnable. Il a flanché devant la détermination de Sam !

L'air se réchauffe. J'inspire un grand coup mais ne baisse pas ma garde. Il lui suffirait d'un instant pour me désarmer. Il me dévisage. Une telle fureur bestiale se lit sur ses traits que j'en reste comme assommée. Il balaie notre petit groupe d'un regard assassin et tonne :

— Va falloir vous y faire, les gars ! Fini le temps où on pouvait aller à l'hôpital à la moindre égratignure ou chez les flics pour une petite baffe ! Maintenant, on est dans la vraie vie ! Celle où seuls les plus forts s'en sortent ! Alors vos histoires d'amour à l'eau de rose, vos petits états d'âme, vous pouvez vous les mettre où je pense !

Gianni le fixe de ses yeux meurtris ; ses mains tremblent mais il n'a pas reculé d'un centimètre.

— Si vivre signifie perdre mon humanité, alors je ne veux pas de cette vie !

Alison et Stéphane nous rejoignent, hébétés de la scène à laquelle ils n'ont assisté que de loin. Gianni serre sa fille dans ses bras. Samuel s'empare délicatement de mon pistolet en murmurant d'une voix apaisante :

— Tu peux baisser ton flingue ! C'est bon.

Clément donne un grand coup de pied dans le parapet.

— Putain ! Confiez des armes à des amateurs ! C'est qu'elle aurait pas hésité à tirer, la garce !

Samuel tente une médiation ; je ne lui connaissais pas ces aptitudes de négociateur.

— On est tous sur les nerfs ; ce ne sont pas des militaires, ils ne savent que laisser parler leurs sentiments.

Les grandes mains puissantes de notre leader agrippent toujours aussi fort son semi-automatique ; des veines bleuâtres gonflent dans son cou. Ce malade ne supporte pas la contradiction.

Je propose la première idée qui me passe par la tête.

— On va accompagner Stéphane auprès de David.

— Ouais. Qu'il l'examine ! Et toi, achève-t-il, interdit de t'approcher du moindre adulte désormais, sinon je ferai un trou dans ta sale tronche !

Je profite aussitôt de l'autorisation pour déguerpir en compagnie de mes amis, abandonnant lâchement Samuel et Gianni.

Nous grimpons la côte. Nous nous taisons. Chacun plongé dans ses pensées.

J'ai failli tuer un homme. J'aurais pu le faire. J'aurais sûrement à le faire un jour.

Stéphane se décide enfin à se tourner vers nous, l'air dévasté.

— Mes parent viennent de mourir, souffle-t-il.

Il prend une profonde inspiration puis reprend d'une voix un peu plus assurée :

— À Cahors, c'est un total merdier... Je n'ai plus personne ... Je me suis tiré.

Alison saisit sa main.

— Tu vas rester chez nous, papa l'a dit.

Il se tait un instant. Nous grimpons. Piteux. Heureux d'être encore en vie. Nous inquiétant déjà des prochains problèmes auxquels nous serons exposés.

Soudain, Stéphane fronce les sourcils, je sens bien que ses neurones s'agitent en tous sens.

— Pourquoi vous n'avez rien ici ? C'est pas normal !

Je cligne des yeux et le dévisage, l'air confus.

— C'est sans doute grâce à la fermeture des frontières.

Je n'ajoute rien mais ça fait bien longtemps que mes méninges cogitent sur cette question. Et je commence à m'habituer à la réponse que j'ai trouvée, même si je ne la communique encore à personne. On me prendrait trop pour une folle !

Mais quand nous atteignons enfin l'infirmerie de l'hôtel, installée dans une des pièces les plus hautes, je m'approche de la fenêtre et contemple, intriguée, le bois dans lequel se cache notre clairière abritant probablement un fragment du Voyageur. 

********************

Une fausse alerte avant la véritable attaque de Domitien ! Mais qui prouve que les habitants du Tuc-Haut sont sur le qui-vive...

Avant de les retrouver, nous prendrons mercredi des nouvelles de Thibaut et de Liam. Vous vous rappelez, les 2 adolescents sont en route vers le Sud ! 

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