Chapitre 19-1 (c)

(Sud Quercy 5 septembre 18h19)

Jo a rejoint Sam pour l'aider à enterrer Daphné et William. Ayant vu les armes entreposées dans son Glisseur, elle a compris qu'il voulait partir à la recherche de Newton et Domitien. Ils ont toutefois décidé qu'ils se disputeraient plus tard, parce que là, ils avaient du taff. 

Désireuse de faire au mieux, Jo est allée cueillir des fleurs en offrande, laissant Sam seul auprès de "ses morts". Mais comme un appel irrésistible, une vague soudaine de haine le submerge...

Samuel

 — Sam, bordel, Sam ! Qu'est-ce que tu as ?

Je cligne des yeux. Debout devant moi, avec son bouquet champêtre dans les bras, Jo me fait penser à une adorable déesse pastorale.

— Rien du tout, grommelé-je, laconique.

— T'es sûr ? insiste-t-elle. On dirait que tu as vu le diable en personne. 

Je desserre les poings. Je me suis tellement crispé que mes douleurs se sont réveillées. Petite, je ne sais pas ce que tu attendais de cette cérémonie, mais si tu voulais me pousser à t'emmener avec moi, c'est raté. Je refuse, tu entends, je refuse que toi aussi, tu te fasses descendre...

— Pourquoi ça n'irait pas ? m'énervé-je. Tout boume tellement en ce moment !

— Tu as raison, me coupe-t-elle. Ma question était complètement idiote.

Elle se tait et, les yeux dans les yeux, nous partageons un long silence complice. Puis, elle se hisse sur la pointe des pieds pour m'embrasser. Tandis que sa bouche caresse la mienne en un baiser qui se fait bientôt plus vorace, je sens ma haine se muer en une autre forme de tension. Je suis si bien en sa compagnie ! Elle est exactement la fille dont j'avais besoin, toujours là pour moi, à me remettre les idées en place, à m'aider à surmonter mon désespoir et à canaliser ma haine. Et puis, elle semble tellement m'aimer ! Qu'est-ce qui a bien pu me passer par la tête de songer à la laisser derrière moi ? Je devrais plutôt lui proposer de venir...

Jaillie des plantes alien, une lueur bleutée fulgure entre nous et une magie brûlante imprègne l'air, lourde et huileuse. Un long frisson me parcourt la peau comme un courant électrique.

Pris d'un doute affreux, je me dégage brusquement et recule. Jo me fixe, l'air surpris.

— Putain de bâtard de Voyageur ! dis-je en désignant les fleurs. T'aurais pas pu dégoter autre chose que ces saloperies ?

— Qu'est-ce que tu veux ? se défend-elle. J'ai fait avec les moyens du bord. Mais t'as peur de quoi ? Que William et Daphné se transforment en zombies ?

Furax, elle me tourne le dos pour se figer devant la fosse. Joue-t-elle la comédie ? Est-il possible qu'elle ne se soit aperçue de rien ou que tout se soit passé à son corps défendant ? Je la rejoins et m'empare de ma part du bouquet. Oui, on se disputera plus tard. Là, on a du taff...

— Désolé, dis-je, je suis un peu à cran en ce moment.

La première, elle lance sa brassée dans la tombe, puis incline la tête dans une attitude de recueillement. Bien que ces simagrées me rappellent les funérailles de mon père et tout le tralala qui les a entourées, je l'imite. Et là, miracle ! Alors que mes fleurs s'éparpillent autour des deux dépouilles, ma poitrine s'allège du poids qui pesait sur elle depuis l'attaque.

Quand je relève les yeux, Jo s'est déjà saisie de sa pelle qu'elle brandit comme une raquette de tennis. Vite ! Je récupère mon outil et ramasse un premier tas de terre que je jette sur les cadavres. Calquant ses gestes sur les miens, ma complice emplit sa pelle et en verse le contenu dans le trou. À mon tour, j'emplis ma pelle et en verse le contenu dans le trou.

Ensuite, nous recommençons. Encore et encore. C'est long, pénible et terrible. Mais impossible de faire autrement !

Soudain, Jo marque une pause pour effectuer de grands mouvements de bras. Moi, je continue. Une nouvelle pelletée. Puis une autre et une autre...

William, Daphné et leurs linceuls bariolés sont maintenant presque entièrement recouverts.

Jo reprend le travail. Je m'entête malgré mes muscles qui protestent de ce traitement de choc.

Et puis d'un coup, tout un tas de pensées délétères, ces sales vipères, rempilent dans mon esprit.

Daphné.

Sa poitrine plantureuse, son sourire et l'angoisse profonde qui la cisaillait.

William.

Il avait été un bon mari pour ma mère et nous aurions très bien pu nous entendre si je lui avais laissé la moindre chance.

À mon tour, je marque une pause sous le regard désapprobateur du Chêne Cogneur. À présent, la fosse est à moitié comblée, mais c'est loin d'être suffisant.

J'essuie les larmes que les efforts ont fait couler sur mon visage et je reprends mon souffle.

Je recommence à pelleter.

Trop vite. Trop fort.

Comme un fou.

— Hey, doucement ! m'interpelle Jo. Tu fous de la terre partout...

Conscient que je ne pourrai pas avoir ma vengeance si je me tue à la tâche, je ralentis le rythme. Ma compagne s'activant de concert, le tas diminue rapidement et la tombe ne tarde pas à se remplir.

Soudain, je me fige. Cette fois, c'est bien fini.

Des larmes brûlantes dégoulinent au fond de mon être, emportant tout sur leur passage. Mes souvenirs, mes certitudes, ma vie...

— Putain, c'est pas trop tôt ! lâché-je. J'ai cru qu'on n'en finirait jamais.

Jo laisse tomber sa pelle. Elle est aussi rouge qu'un toit neuf, mais la lueur qui brille au fond de ses yeux me prouve qu'elle m'a déjà pardonné mon éclat de tout à l'heure. Ressentant mon trouble, elle se rapproche. La douce chaleur de sa magie me picote la peau.

— Attends, me répond-elle, faut cacher tout ce bordel. Ça se voit vraiment trop qu'on a creusé.

J'ai l'impression d'avoir gravi le Kilimandjaro, d'être tombé dans son cratère, d'avoir réussi à remonter à la surface par la seule force de mes bras pour rentrer en rampant jusqu'à mon bivouac. Et pourtant, je me mets à répandre de la mousse, des brindilles et des feuilles mortes sur le rectangle de terre fraîche.

Que voulez-vous ? Impossible de résister à cette fille et au subtil pouvoir qui émane d'elle...

— Tu sais pas s'ils croyaient en Dieu ?

Je m'immobilise, dérouté. Comment pourrais-je être au courant de cela ? William ne jurait que par ses armes et avec Daphné, nous n'avions jamais eu de conversations existentielles.

Je hausse les épaules.

— Mouais, bien sûr ! Ça m'apprendra à poser des questions idiotes. On va quand même leur fabriquer une croix, ça ne mange pas de pain.

À bout de nerfs, je fais voler deux branches jusqu'à moi que j'attache ensemble avec de la ficelle sortie de ma poche.

— Parfait, commente Jo. Comme ça, tu pourras venir leur parler quand tu en ressentiras le besoin.

Faisant discrètement appel à ma télékinésie, j'enfonce mon espèce de bâton dans la terre en imaginant que je le plante dans le cœur de ma donneuse d'ordre préférée.

— Mais c'est vrai, reprend cette emmerdeuse, que je suis bête ! Tu ne pourras pas venir te recueillir sur cette tombe puisque tu ne seras plus là !

Quand une fille s'adresse à vous sur ce ton, tous les manuels de survie en milieu hostile vous le conseillent, il vaut mieux faire le dos rond et laisser passer le typhon.

Je demi-tourne et file sur le sentier à grandes enjambées. Bien sûr, Jo court derrière moi.

— Sam, tu ne t'en tireras pas comme ça ! Il faut qu'on parle...

Arrivé auprès du Glisseur, j'ouvre la portière arrière et commence à transférer mes armes dans le coffre. Moi, je suis un homme d'action.

— Pas besoin de te fatiguer à me convaincre de rester, dis-je, je pars. Point barre.

Jo s'empare de mon fusil-sniper qu'elle range avec mille précautions à côté de la Kalachnikov.

— T'inquiète. J'approuve. Tu m'aurais même beaucoup déçue si tu n'avais pas pris cette décision.

Méfiant, je prends le temps de caler mon lance-grenades avec l'un des uniformes photochromiques que j'ai piqués sur un cadavre. Putain ! C'est quoi, cette indulgence soudaine ?

— Je ne râle pas parce que tu as choisi de t'en aller, précise-t-elle. Ce qui m'a mise en rogne, c'est que tu n'aies même pas jugé bon de me dire au revoir.

Cette fois, je me me tourne vers elle. Malgré les ombres qui dansent dans ses iris, ses grands yeux brillants ressemblent à deux diamants.

Deux diamants perlés de rosée.

À peine cette pensée m'est-elle venue à l'esprit qu'une alarme se met à hurler dans mon cerveau. Alerte sensiblerie... Alerte sensiblerie... Vite ! J'enfile mon armure de muflerie.

— Eh bien, dis-je, maintenant, c'est fait. T'es au courant et tu vas arrêter de me prendre la tête...

Je referme le coffre d'un coup sec, puis commande l'ouverture des portières avant. Je peux presque sentir mes émotions se retirer au fond de moi dans un coffre-fort dont je possède seul la combinaison. L'entraînement intensif que mon père m'a dispensé aura au moins eu ça de bon...

— Monte ! ordonné-je, impérieux, je te ramène au Tuc-Haut.

Je m'attendais à de vives protestations, à un flot d'invectives, voire à devoir l'embarquer de force, elle s'exécute immédiatement.

Étrange !

Bien que cela ne me dise rien qui vaille de me retrouver enfermé avec elle dans cet habitacle étroit, je la rejoins à l'intérieur. Sans doute me suis-je froissé un muscle dans le bas du dos en creusant ? Un douloureux frisson me parcourt quand je me contorsionne pour m'installer au volant.

— Ça va ? s'inquiète Jo.

J'acquiesce et allume le moteur. Il est tellement silencieux que j'entends la respiration de ma passagère se précipiter. Troublé, mon traître de cœur se met à battre plus vite.

Je fais doucement basculer le levier situé à ma droite, tout en appuyant sur la pédale de gauche. Aussitôt, l'engin s'élève au-dessus du sol et Jo laisse échapper un petit cri de surprise.

C'est plus fort que moi ! Je bombe le torse...

— Mets ta ceinture et accroche-toi ! Tu vas voir ce que tu vas voir.

Tandis qu'elle frémit, je démarre et fonce dans le sentier sinueux. N'importe quelle autre fille aurait hurlé de peur, elle, elle éclate de rire. Alors, malgré les arbres massés autour de nous tels les spectateurs imprudents d'un rodéo urbain, j'accélère encore.

Sans doute suis-je victime d'un pétage de plomb en bonne et due forme, mais je me sens ivre.

Ivre d'euphorie, d'adrénaline et de vitesse.

Ivre de ce moment volé à la vie.

Ivre de cette compagnie.

Si ivre que lorsque la route menant au Tuc-Haut apparaît à travers les branches, l'envie me prend de partir direct à l'aventure avec elle au lieu de monter vers le château.

Pris d'une hésitation soudaine, je lève le pied. Aussitôt, Jo se tourne vers moi. Bon sang ! Ses yeux sont si sombres qu'ils semblent absorber la lumière.

— J'en suis sûre, t'es en train de penser à la même chose que moi et ça te donne de l'urticaire.

Mes mains crispées sur le volant, je fais semblant de regarder le chemin et de me concentrer sur la conduite. Je ralentis, puis m'arrête à l'embranchement. Tourne à droite, me dit ma raison. Prends à gauche, me recommande mon cœur.

Je donne un grand coup de poing dans le tableau de bord.

— Je me défends plutôt pas mal avec un pistolet, argue Jo, je suis capable de contrôler le cerveau d'un ennemi, je peux influencer ses réflexions et même ses actes, tu devrais m'emmener avec toi !

Je sors et claque la portière. Putain, cette fille ! La reine des chieuses ! Toujours à contester mes décisions, à ébranler mes certitudes et à mettre le bordel dans ma tête...

Et si en fait, tout cela était calculé ?

********************

Désolée de terminer ainsi ! 😭 Je n'avais pas prévu au départ de diviser ce chapitre. D'une part, il est trop long, et vous aurez ainsi un meilleur confort de lecture. Mais surtout, je n'arrive pas à écrire la fin. J'en ai rédigé 5 ou 6 différentes, ça ne me convient pas. Toutefois, je suis obligée de m'en tenir au scénario... 😅  

Je pense avoir trouvé hier la solution.  🙏🙏

En attendant, j'espère que ce chapitre vous a plu malgré tout. 

N'oubliez pas la petite étoile. ⭐

Bisous. Bon week-end ! 🧡🧡🧡

PS : En relisant, avant la publication, j'ai repéré quelques passages que je pourrais supprimer. Je m'en occuperai à la réécriture. 

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