Chapitre 18-3(a)

(Nord Quercy 5 septembre 17h54)

Sous le regard  terrorrifié de Chloé, transformée en petit fantôme, Thibaut et ses acolytes ont réussi à pénétrer dans le manoir. Leur plan originel était de faire passer Rémy pour l'Altéré arrêté. Les Impériaux auraient pu leur demander de le mener jusqu'aux cellules où ils auraient retrouvé les deux otages.

Mais le légat subodore un piège et ses hommes interdisent à nos amis de pénétrer plus avant dans la vieille demeure. Les deux groupes se retrouvent face à face. Pour sortir de l'impasse, et ce, malgré les risques encourus par Rémy, Thibaut autorise Galilée à passer à l'attaque

Certains d'entre vous s'étant un peu perdus dans la géographie de mon histoire, je remets la carte du département du Lot, déjà publiée dans un chapitre précédent.

Pour vous aider à vous repérer, la maison dans laquelle sont conduites Chloé et Charlotte se trouve entre St-Céré et Padirac. Domitien est appelé à la Base Impériale de Gourdon. Quant au Tuc-Haut, il se situe près de Montcuq-en-Quercy, direction Cahors

Thibaut

D'un point de vue rationnel, il n'y a pas à hésiter à sacrifier une vie pour en sauver cinq. Ce dilemme est tellement cruel qu'il est impossible pour la plupart des gens de le surmonter, mais exactement comme le médecin qui a appris, en cas d'afflux de blessés en urgence absolue, à procéder à un tri sélectif, un bon leader doit savoir prendre de telles décisions. Il se déroberait à son devoir s'il se montrait incapable d'en prendre la responsabilité.

Dans cette même situation, mon père n'aurait pas atermoyé une seule seconde. Et Rémy est loin d'être un garçon naïf. Il était parfaitement au courant de ce qu'il risquait en se portant volontaire. Bien que notre amitié soit assez récente, il nous connaît, moi, mon esprit cartésien et ma logique mathématique. Il savait très bien pour quelle solution j'opterais si j'avais un choix à arrêter.

Pourquoi alors cela m'a-t-il été aussi difficile d'autoriser Galilée à passer au plan C ? Et pourquoi éprouvé-je maintenant un tel sentiment de culpabilité ? Est-ce parce que j'ai la conscience au fond de moi de ne pas être la personne que les autres attendent que je sois ?

En proie à un trouble profond, je reste planté là, à essayer de reprendre mon sang-froid avant le déclenchement des hostilités.

Les secondes s'égrènent, lourdes d'angoisse et de suspense.

S'apercevant que Rémy est parvenu peu ou prou à retrouver sa respiration, l'optio qui nous a accueillis lui ordonne d'avancer. Mais désireux de ne pas trop s'éloigner de la table en marbre contre laquelle je l'ai poussé, mon ami fait mine de ne plus être capable de bouger.

Les secondes s'égrènent, féroces, au rythme des pas des prétoriens qui se rassemblent au premier étage. Ils sont si nombreux et leur démarche est tellement massive que le vieux plancher craque sous leur poids et que le lustre de verre, suspendu au plafond, vacille dangereusement.

Les secondes s'égrènent avec une lenteur de bombe à retardement.

Je regarde les grains de poussière danser dans la lumière électrique en me demandant quand Galilée va se décider à agir. Comme elle n'est pas du genre à s'embarrasser d'un tant soit peu de compassion, je suis sûr qu'elle attend le moment idéal, celui où la plupart des légionnaires cantonnés dans ce manoir seront rassemblés devant nous.

L'attentat à la grenade doit faire le plus de victimes possibles. C'est maintenant notre seule chance de délivrer ma sœur et Chloé. Mais il est, hélas, impossible que cela se fasse sans dégâts collatéraux...

J'en suis là de mes réflexions, quand l'alerte se précise. L'escalier résonne d'un bruit de bottes alarmant, puis le vacarme se rapproche, rebondissant sur les murs de la vieille demeure, bien plus éloquent qu'un discours impérial. Une vive douleur me vrille le ventre. La sensation d'une imminence...

Saisi du même sentiment d'urgence, tout le monde se fige dans la pièce.

C'est le moment que Rémy choisit pour attirer l'attention sur lui. A-t-il conscience qu'il vit sans doute ses derniers instants sur Terre ?

— Eh bien ! lance-t-il. Tout ce tralala pour moi. Je suis flatté.

Tandis que les regards des prétoriens convergent vers mon ami, leur optio se rapproche, son HK418 fermement braqué sur lui. Vite ! Galilée en profite pour plonger la main dans l'une des poches de son gilet tactique.

Terrifié à l'idée que notre mécano paie sa fanfaronnade de sa vie, je sens mes entrailles se nouer. Heureusement, Fibule Verte qui s'est immobilisé sous le vieux lustre ne tire pas. Sans doute attend-il que la personne que nous entendons courir dans le couloir lui en donne l'autorisation ?

 Au fond de la salle, la porte s'ouvre sur notre ennemi juré, le centurion à l'uniforme bardé de médailles. Sous son casque emplumé, son affolement est visible et sa respiration difficile.

Mon cœur passe en mode tachycardie avant même qu'il n'ait ouvert la bouche. Cette fois, c'est clair et net, notre stratagème est éventé.

— Stop ! crie-t-il. Il y a contrordre...

Les événements ne lui laissent pas le temps d'achever sa phrase. Tandis que Maxime, Nicolas et moi unissons nos forces pour renverser la grande table en fer forgé, Rémy risque le tout pour le tout. Faisant fi du fusil pointé sur lui, il bondit en arrière, vers le guéridon que lui et moi avions repéré. S'il arrive à le basculer et à se réfugier en-dessous, sa plaque en marbre pourrait le protéger des éclats de la grenade que Galilée s'apprête à lancer !

Toutefois, je ne me fais guère d'illusions, les menottes que porte notre mécano entravant ses mouvements, jamais il ne parviendra à s'abriter avant que l'Impérial ne fasse feu. L'index de cet enfoiré blanchit déjà sur la détente...

Il appuie. Brutale, la salve meurtrière retentit en une série de claquements secs et définitifs.

Je ne vois pas Rémy tomber. Je ne sais pas s'il a été touché, si le mince gilet en kevlar caché sous son tee-shirt a pu le protéger, s'il est déjà mort ou s'il agonise encore. D'instinct, en même temps que mes alliés, j'ai plongé derrière notre abri de fortune.

L'horreur me déchirant le cœur, je me recroqueville, la poitrine tremblante, comme foudroyé. À ma gauche, Galilée fait monter son engin de la mort à sa bouche, le dégoupille entre ses dents, puis se tourne vers moi en tenant la cuillère, l'air indécise. Aussi méfiant qu'elle, j'hésite le temps d'un battement de cils. Il existe trois catégories de grenades à main, les « offensives », les « défensives » et les « spéciales », regroupant celles qui ont un objectif prédéfini. Mais ni l'ex-prétorienne ni moi n'ayant réussi à identifier la nature exacte de l'arme qu'elle s'apprête à envoyer sur nos ennemis, nous ignorons donc ce qu'elle contient, charge explosive, éclats métalliques ou même technologie alien. Les dégâts pourraient être effroyables, surtout dans un environnement confiné.

Et pourtant, j'opine du chef.

Aussitôt, l'ancienne Impériale prend son élan et balance son projectile le plus loin possible dans la salle. Cette saloperie explose instantanément et une intense lumière bleue nous enveloppe.

Tandis que Galilée tombe à la renverse, prise de spasmes et les yeux révulsés, je sens un long frisson me parcourir la colonne vertébrale. La magie du Voyageur carillonnant dans ma tête, je me retrouve comme plongé dans un lac d'encre. Je ne vois plus rien, je n'entends plus rien, je ne sais même plus si je suis mort ou vivant. Sauf que cela est loin de m'être égal. J'ai charge d'hommes, moi, ainsi qu'une mission à accomplir et ma sœur à délivrer.

À peine ai-je pensé cela qu'une lueur jaillit dans la nuit de mon esprit, telle une main charitable apparue pour m'éviter la noyade. Rassemblant mes forces, je saute vers elle pour l'attraper et rouvre les paupières en pleine apocalypse, tout mon univers sensible radicalement modifié. Malgré mon casque high-tech, le vacarme m'assourdit, la poussière m'aveugle et l'odeur âcre de la fumée m'asphyxie. J'ai toutefois eu beaucoup de chance. Protégé par la table en fer forgé, j'ai échappé au souffle de la déflagration qui a tout balayé. Mais à entendre les cris d'agonie qui s'élèvent dans la pièce, je comprends que nos ennemis, eux, ont salement morflé.

Persuadé qu'ils ne vont tout de même pas tarder à se ressaisir et à lancer une contre-offensive, je serre les dents, rassemble toute ma volonté et force mes muscles à se contracter.

Je tangue comme un ivrogne, mais au moins, je parviens à me mettre à genoux.

Plus haut dans les étages, un unique tir résonne, le claquement sec de la mort. Aussitôt, mon cœur sombre dans ma poitrine telle une pierre au fond d'un lac.

Liam.

Est-ce sur lui qu'on a fait feu ou vient-il de dégommer un ennemi ?

Comme je ne peux rien faire pour lui et que de toute façon, un bon général ne privilégie pas l'un de ses hommes au détriment des autres membres de son bataillon, je chasse le beau brun de mon esprit pour me reconcentrer sur mon environnement immédiat. Si recroquevillée en position fœtale, Galilée me paraît toujours autant sonnée, les garçons, eux, ont bien résisté. Tandis que Nicolas se secoue pour évacuer le brouillard qui encombre ses pensées, Maxime rampe vers le couloir.

Le petit bâtard essaie de s'enfuir.

L'espace d'un instant, l'idée m'effleure de l'en empêcher. Mais à quoi bon ? Ce combat n'est pas le sien et nous lui avons promis la vie sauve. Au moment où il se retourne pour vérifier si quelqu'un l'a vu, nos regards se croisent. Il y a tant de détresse dans ses yeux que je ne peux qu'incliner la tête. Rassuré, le conscrit se remet sur ses pieds aussi vite qu'il lui est possible, file vers la porte et disparaît.

— Nicolas, ordonné-je, occupe-toi de Galilée, je vous couvre.

Je pivote. Devant moi, quelques gémissements étouffés ont remplacé le vacarme, mais les appels qui résonnent à l'extérieur de la salle sont des plus inquiétants, le signe que les Impériaux sont sur le point de contre-attaquer. Bien décidé à ne pas leur laisser le temps de se réorganiser, je colle la crosse de mon fusil contre mon épaule, prends appui sur mon genou gauche, me propulse vers le haut, arrose l'espace d'une rafale semi-circulaire, puis plonge au sol.

Bien sûr, la riposte ne se fait pas attendre. Un déluge de feu s'abat sur notre bouclier de fortune et sur les murs du manoir, pulvérisant les vitres et déchiquetant les tableaux centenaires. Ma combinaison couverte d'éclats de plâtre tombés des murs, je me tourne vers mes compagnons, pelotonnés près de moi. Tandis que Nicolas m'adresse un regard éperdu, Galilée me fixe, les yeux vitreux et les pupilles dilatées, comme droguée.

Serait-il possible que cette formidable machine de guerre ait été neutralisée par l'un des composants de la grenade ?

— Putain ! l'apostrophé-je. Qu'est-ce qu'il t'arrive ? Jamais je ne t'aurais crue du genre à tourner de l'œil à la première bombinette venue.

Piquée au vif, l'ex-prétorienne essaie de se hisser sur ses pieds, mais dérape et s'étale, telle une vache atteinte de la maladie de Creutzfeldt-Jakob. Enhardis par notre silence, les légionnaires survivants se sont ressaisis et de nouvelles rafales de HK418 arrosent notre poste retranché.

Insensible à la magie du Voyageur, Nicolas leur répond par une salve aveugle de son fusil-mitrailleur.

— Pense à ta sœur, merde ! m'énervé-je. Si jamais ces enfoirés nous descendent, Chloé est foutue. Bonne pour finir sa vie dans les labos de l'Empire à servir de cobaye...

Cette fois, j'ai trouvé les mots qu'il fallait pour forcer la valétudinaire à se ressaisir. Prenant appui sur ses bras, elle se relève en position assise pour me foudroyer du regard. Sous son casque, ses iris luisent d'un étrange ambre doré et ses traits se sont comme aiguisés, chargés d'une inquiétante expression prédatrice.

— Moi vivante, crache-t-elle, ces enfoirés de bâtards de merde ne lui feront jamais rien !

Ravi de la retrouver au summum de sa forme, je suis en train de me dire que j'ai de la chance de l'avoir dans mon camp quand j'entends des frôlements d'étoffe derrière moi.

Alors que je me retourne, un mouvement furtif capte mon attention.

Ai-je affaire à un prétorien kamikaze ?

Je bondis sur l'intrus – un optio à la fibule jaune – et l'assomme d'un violent coup de crosse.

— Merci, murmure Galilée.

Elle baisse son arme et l'exécute d'une balle dans le cou avant que j'aie pu m'interposer.

— Y en a d'autres qui se ramènent, nous avertit-elle. Protégez la barricade pendant que je prépare le bouquet final.

Ravie qu'elle reprenne les choses en mains, Nicolas et moi filons illico, chacun d'un côté de la table renversée, lui vers la droite, moi sur la gauche.

Bien m'en a pris.

Je vois plusieurs silhouettes couleur gris-poussière – six – ramper dans notre direction à travers les gravats. Des prétoriens équipés de combinaisons photochromiques aussi high-tech que les nôtres et qui ont échappé au massacre...

L'un d'eux aperçoit mon ami et relève la tête pour le viser. Je fais feu. La rafale de tirs heurte son casque de plein fouet avec un terrible bruit de métal, comme si je venais de canarder un frigo vide. L'homme s'écrase à terre. Nicolas et moi mitraillons ses collègues quand d'autres milites dissimulés dans le fond de la salle lâchent une nouvelle salve dans notre direction.

Bien que nos uniformes de combat et nos casques soient pare-balles, nous disparaissons de conserve derrière notre rempart de fortune. Cette fois, la contre-offensive est plus longue, de nombreux projectiles venant se ficher dans les murs ou ricocher sur le fer forgé.

Sentant ma nuque picoter, d'instinct, je fais volte-face pour voir où en est Galilée.

Nos regards s'arriment. Un terrible frisson court dans mes veines et me glace.

Ses yeux. Ses yeux...

Ils brillent d'une haine si féroce qu'elle semble densifier l'air autour d'elle !

Sa main droite plonge à nouveau dans son gilet tactique. Je sais ce qu'elle a en tête, jouer notre dernière carte, la seconde grenade en notre possession, et vu ce qu'il s'est passé lors de la déflagration précédente, ça me fait une peur bleue. Toutefois, comme nous n'avons pas d'autres solutions sous le coude, je ne m'y oppose pas. De toute façon, vu la fureur qui déforme ses traits, je suis prêt à parier qu'elle ne m'obéirait pas.

Tandis que Nicolas recommence à tirer à l'aveugle par-dessus notre muraille de fortune, ma partenaire crispe ses doigts autour de son arme létale, presque aussi grosse que son poing.

— L'aspect de celle-ci, m'annonce-t-elle, me paraît plus familier. Ce doit être un banal engin à surpression. Toutefois, avec ces enflures de BMI, on ne sait jamais !

Malgré mes remords à propos de Rémy, j'acquiesce. De mon ami qui est peut-être encore vivant au-delà de notre bouclier improvisé, elle n'en a rien à faire. Passée à nouveau du Côté Obscur, elle n'éprouve aucun sentiment, aucune pitié, aucune empathie. Seule compte la mission qu'elle s'est donnée. Par le Voyageur ! Comment ai-je pu être attirée par elle ?

Écœuré de ma propre bêtise, je me soulève, détourne mon HK418 vers le haut et presse la détente. Toutefois, les balles qui pleuvent sur l'ennemi ne font pas taire la petite voix au fond de moi qui me dit que c'est justement cela qui m'a plu en elle, cette force intérieure, cette détermination, cette insensibilité auxquelles une partie de ma personnalité aspire. Oui, je ne suis guère différent de l'ex-prétorienne et il s'en faut de peu que je ne retombe dans les rets de ses charmes vénéneux.

— Les gars, ordonne-t-elle, arrêtez de tirer et planquez-vous. Faut que ces abrutis se rapprochent.

Tels de gentils petits toutous à leur maîtresse, Nicolas et moi obtempérons illico. Et tandis que mon ami d'enfance se met à l'abri contre le plateau de la table, je ne peux m'empêcher de me retourner vers Galilée. Comme aimanté à mon corps défendant, je la regarde enlever la goupille de sa main gauche tout en gardant soigneusement la cuillère serrée entre les doigts de sa main droite.

Mais merde ! Pourquoi cette idiote hésite-t-elle à la lancer ?

********************

Et voilà, le massacre a commencé. 😭

Désolée. 

Désolée aussi pour les lourdeurs, notamment en début de chapitre.

J'y reviendrai...

Suite bientôt ! 🙏🙏

Si vous avez aimé, n'oubliez pas la petite étoile. ⭐

Bon week-end. Bisous. 💗💗💗💗

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