Chapitre 13-2 : Une petite pause bien méritée
(Limousin 4 septembre 21h46)
Bien que le produit que lui a injecté Domitien lui ait fait perdre la mémoire, Galilée a gardé ses réflexes de tueuse et son mauvais caractère.
Lors d'une séance de découpe de viande, la voilà confrontée au regard lubrique et aux réflexions désobligeantes du jeune Olivier, le petit protégé de Jacques, l'agriculteur qui a aidé nos amis à tirer leur VW du fossé.
Lassée de son comportement, elle lance son couteau dans sa direction. Mais comme elle vise très bien, il se plante très, très, très près de la main de l'adolescent.
Thibaut qui ne possède visiblement pas le même sens de l'humour qu'elle la foudroie du regard.
Thibaut
- Putain, merde ! rage Galilée aussi rouge que le sang qui macule sa lame. T'as grandi avec un balai dans le cul ou quoi ? J'ai quand même le droit de me défendre !
Désarçonné par sa virulence et atteint dans mon orgueil, je ne réponds pas, mais m'en veux à mort. Elle a raison. Je ne suis qu'un pauvre patricien coincé et sans aucune expérience, qui, en plus, joue les petits chefs hautains et tyranniques. Si du moins j'avais su me montrer compétent...
Mais sans elle et sans Liam, je ne serais déjà plus de ce monde !
- Eh ben, commente Jacques avec une insolente placidité, toi, la p'tite demoiselle, tu caches bien ton jeu. Tu me fais penser à un ange qui aurait fait ses classes dans la légion...
Aussitôt, les prunelles de l'ancienne prétorienne se mettent à flamboyer, comme si son esprit recommençait tout à coup à battre la campagne.
À moins que ma complice de vendetta ne se soit soudain souvenue de son appartenance à l'élite de l'armée impériale ?
Impossible de rester impassible. Je rougis, je pâlis, je verdis. Heureusement, notre hôte, lui, sait très bien jouer les indifférents. Il baisse la tête et se remet au travail, ses mains maigres et sèches s'activant à recouvrir de gros sel les pièces de bœuf que nous lui avons découpées.
Face à lui, Olivier continue à sourire bêtement. Loin de l'avoir inquiété, le coup d'éclat de Galilée l'a séduit. Le voilà totalement sous le charme et irrémédiablement amoureux de la ravissante cinglée qui a failli l'estropier.
À cette idée, mon cœur s'emballe tel celui d'une midinette. Serait-ce une pointe de jalousie que je décèle au fond de moi ?
Ridicule !
Et grotesque. Et stupide. Et infantile. Et...
Vite ! Afin de ne pas me laisser engluer par le tournant dangereux que prennent mes pensées, je commence à saler les morceaux de viande que Jacques nous a gentiment proposé d'emporter.
Son petit protégé pointe son index sanguinolent dans ma direction.
- Vous allez où, comme ça ?
- Liam s'arrête vers Cahors, révélé-je. Nous, nous nous rendons à Carcassonne.
- Je pourrais pas voyager avec vous ? demande-t-il, me prenant de court.
J'en lâche mon couteau. Il se renfrogne, assimilant ma surprise à un refus.
- On a recueilli Olivier, il y a un mois, m'explique Jacques. Il cherche à rejoindre Toulouse.
Mes hormones m'ont-elles bousillé le cerveau ? Toutes mes pensées s'emmêlent. Que répondre pour ne blesser personne ?
- Je vais y réfléchir, rétorqué-je en ramassant ma lame. Et en parler avec les autres...
Le visage de l'adolescent reprend des couleurs. Je croise le regard appuyé de notre sauveur. Il se lève de sa chaise, regroupe une grande quantité de viande dans une caisse qu'il soulève à deux mains, puis il incline la tête en guise de salut.
- Tout le reste, c'est pour vous. Bonne fin de soirée...
Il s'éloigne de quelques pas, mais voyant qu'Olivier ne le suit pas, il se retourne pour l'appeler.
- Tu viens ? lui dit-il. Laisse Thibaut réfléchir à ta demande. Il saura prendre la bonne décision.
Docile, le gamin nous abandonne à son tour, non sans avoir jeté un dernier coup d'œil concupiscent à Galilée. Braquant ses yeux sur son dos, cette dernière le regarde s'éloigner en compagnie de son bienfaiteur, comme si elle cherchait à évaluer son degré de dangerosité.
Une fois les deux silhouettes disparues à l'intérieur du bâtiment principal, elle pivote à nouveau vers moi. Dans ses pupilles glacées passe furtivement une ombre de désespoir.
- Vous vous méfiez de moi, c'est normal. Mais je vous jure, sur la tête de Chloé, que je prépare pas de coups fourrés. Putain ! Vous pouvez avoir confiance. Je l'ai prouvé tout à l'heure !
Sa voix se casse. Elle se reprend et continue d'un ton plus rauque, presque suppliant, assez déconcertant venant d'elle.
- J'ai vraiment besoin de vous. Il faut qu'on se cache. Je sais pas pourquoi, je ne me rappelle plus, mais je sens qu'on est en danger. Dès que je ferme les paupières, j'entends détonation sur détonation.
- Bienvenue au club ! grogne Liam. Sauf que moi, je me plains pas...
Ma nouvelle recrue fusille notre archer du regard. Je crains un instant qu'il ne se prenne une droite bien méritée, mais non. L'ex-Impériale est vraiment au bout du rouleau.
- Je vois des gens qui sont morts, insiste-t-elle. Enfin, pas comme dans Le Sixième Sens. De vrais cadavres qui...
- Et si t'étais de BMI ? la coupe Liam. T'es peut-être une infiltrée. Faut dire que t'avais un drôle de déguisement quand on t'a trouvée et que tu possèdes une artillerie digne d'eux.
Liam a verbalisé les inquiétudes de tous les membres du groupe. Toutefois, bien que je connaisse la vérité, ou du moins une partie significative, je ne bronche pas. Jamais je ne trahirais celle qui nous a tous sauvés.
- Est-ce que j'ai la dégaine d'un Homme-Caméléon ? répond-elle en le toisant de son regard hautain. Je me demande bien pourquoi les prétoriens voudraient intégrer un groupe d'adolescents !
Moi, des raisons, je pourrais en avancer une dizaine ; Liam aussi doit avoir quelques soupçons !
- Non, continue-t-elle, comme si elle cherchait elle-même à s'en persuader. C'est pas possible ! C'est la petite qui est essentielle. Je le sais, je le sens. Je dois la protéger, c'est ma mission. Laissez- nous nous cacher dans votre groupe. Mes talents vous rendront bien des services !
- Le raisonnement tient la route, déclare Liam, mais tu dois voir ça avec Thibaut.
Elle baisse les yeux vers le feu. J'enroule les dernières lanières de viande dans de l'aluminium et vais les déposer dans le VW. Puis je fais mine de réfléchir un instant, gratte la poussière de la cour du bout de mes Converse, histoire de gagner du temps puis lâche, l'air de rien :
- La nuit porte conseil.
Et pour éviter toute contestation, je fais volte face et disparais, assez content de moi, en direction de la grange. Personne ne moufte.
Je finis par apprécier ma position de leader. J'y trouve des avantages certains et ai déjà accompli d'immenses progrès en stratagèmes et manipulations diverses.
Pourtant, comme malgré moi, je me retourne et appelle :
- Liam, tu peux venir, s'il te plaît ! Je dois vraiment te parler. Seul à seul.
Liam
Je tressaille, puis pousse un soupir prolongé. Je me lève, exaspéré.
Il s'avance lentement, avec l'air de quelqu'un qui aurait préféré devoir affronter un gladiateur à mains nues dans des arènes surchargées de Romains en délire.
S'il continue à enfoncer les poings dans son jean, il va le trouer.
Gêné, troublé, il écrase d'un de ses pieds les herbes sèches autour de lui. Il s'éclaircit la voix, les yeux braqués sur le vide.
- Je voulais m'excuser pour tout à l'heure, commence-t-il.
Je lui fais face. Captivé. Par ses joues empourprées. Par ses lèvres fines. Par la peau douce de son cou. Par son tee-shirt trop serré...
- On se demande bien pourquoi, laissé-je tomber d'un ton sec, ne voulant pas lui faciliter la tâche.
Il plante ses yeux dans les miens. Ils ont presque la couleur de la nuit - un bleu glauque, à la dimension des remords qui le submergent.
- J'aurais pas dû m'en prendre à toi, continue-t-il. Je me maudis pour ça. Et toi, malgré tout, t'as fait demi-tour ! Pour nous !
- Ouais, tu peux le dire, confirmé-je, t'es un abruti et je suis un con. On fait la paire, finalement.
- Alors tu m'en veux pas trop ?
La rage recommence à bouillir en moi et menace de déborder.
Je veux qu'il ait mal, comme moi j'ai eu mal, et pourtant en même temps, je ne le veux pas.
Le pire, c'est que je devine combien sa démarche vis-à-vis de moi lui a coûté ; j'imagine combien il a dû lutter contre sa réserve naturelle et son arrogance.
Mais son honnêteté est plus forte que tout.
Je le fixe, fasciné. Je voudrais le prendre dans mes bras, le serrer contre moi, le serrer si fort et puis...
Je laisse échapper un rire sardonique.
- Non, mais tu te crois où ? C'est trop facile ! On frappe, on regrette, on s'excuse et puis c'est tout, on reprend comme avant ? Non, ta belle gueule, ça suffit pas ! Va falloir assumer, mon vieux !
Thibaut recommence à écraser les herbes en faisant tournoyer son pied.
- Je peux rien faire d'autre, commente-t-il en s'efforçant de maîtriser son énervement. Alors tant pis. Si tu veux m'en vouloir, libre à toi de t'empoisonner avec ça !
Sur ce, il assène un dernier coup de pied aux mauvaises herbes et tourne les talons, me laissant seul...
Et voilà... Il s'est barré. Exactement comme l'autre soir au lac !
Ce salaud de patricien ! Qui bat trop vite en retraite...
Il aurait dû se bagarrer pour moi. Un peu. Juste un tout petit peu plus...
Je le mérite, non ?
Mais oui, bien sûr...
J'inspire un bon coup. Mon cœur bat trop vite ; je l'entends résonner au milieu des chants des grillons. Même l'air désormais semble étrange. Il n'a pas l'odeur adéquate, celle que devrait exhaler un soir de fin d'été ; il a perdu sa quiétude, sa sérénité.
J'aurais pu remercier Thibaut de m'avoir accepté dans son groupe, j'aurais pu lui accorder mon pardon parce qu'il avait pris la peine de s'excuser, j'aurais même pu prononcer les mots ou esquisser les gestes qu'il attendait ; ces caresses que moi, je désire de tout mon être...
Et pourtant, je suis resté là, immobile et silencieux, comme un con.
Désabusé, je lève la tête vers le firmament pour y découvrir que, là-haut, le Voyageur, lui aussi, a sacrément perdu de sa superbe. La longue chevelure brillante qui flottait derrière lui a disparu. Les glaces solides qu'il traînait depuis les confins de l'univers ont fini par fondre ! Aussi rond que la lune, il luit maintenant comme une montre (1). Bien planté au zénith, triste et solitaire, il affiche la face blafarde de celui qui aurait assisté à la pire des horreurs.
Pourquoi ai-je encore laissé passer ma chance ? Ça ne me ressemble pas du tout.
Ma libido pourrait être satisfaite. Je serais en paix, maintenant !
S'il ne s'agissait que de désir !
Ça ne peut être que du désir.
Mais alors pourquoi culpabilisé-je autant ? Quelle est cette drôle de boule qui obstrue ma gorge ? Quelle est cette douleur qui me crucifie le cœur ?
Je me calme d'un coup et louche vers Galilée. Abandonnée et désorientée, elle fixe le feu sans le voir. J'hésite un instant à la rejoindre, mais mon état d'esprit me pousse à m'isoler.
Je m'éloigne en direction des prés, poussé par un absurde besoin de réfléchir.
Je m'adosse à un chêne, fouille ma poche et me prépare un joint. En radin.
Morte mon innocence. Morte mon adolescence. Aussi morte que le motard ! De profundis.
Une ombre m'a suivi. Galilée s'est déplacée avec la circonspection d'un chat guettant une souris. Je ne saisis pas mon arme de peur d'être descendu avant d'avoir pu prendre une nouvelle inspiration.
Sans me demander mon avis, elle se laisse tomber à mes pieds. Je la rejoins dans l'herbe, me retenant à grand peine de la frapper. Faisant comme si elle n'était pas là, j'aspire une grande bouffée.
- C'est quoi ? demande-t-elle. Ça sent bizarre !
J'exhale un si profond soupir que j'ai peur d'avoir déraciné l'arbre sous lequel nous sommes assis. Mais d'où sort-elle cette bombe improbable ? Elle vous descend deux mecs d'un seul coup - la routine pour elle - et puis, elle s'assied là, devant vous, tel un ange d'innocence !
- Tu veux goûter ?
Son regard énigmatique pourrait glacer une coulée de lave. Elle tend la main, porte la cigarette à sa bouche, réprime une grimace nerveuse, mais reprend une taffe de mon poison.
Où sont donc passés Tex et Léo ? Pourquoi mes Oiseaux d'ordinaire si sensés jugent-ils bon de me laisser seul avec cette flippante amnésique ?
Une chouette hulule. Je hume le parfum des fleurs sauvages dont l'air est saturé.
Il est nécessaire parfois d'apprendre à oublier l'apocalypse, les scènes de guerre et les patriciens aux yeux trop bleus.
Galilée aspire une nouvelle bouffée. La garce, elle a l'air d'aimer ça !
Je me dépêche de récupérer mon joint avant qu'elle ne le termine. L'herbe lui délie la langue.
- Tu m'aimes pas, hein ! Qu'est-ce que je t'ai fait ? C'est à cause de Thibaut ?
- N'importe quoi ! tenté-je - mal ! - de me défendre.
- Tu l'aimes ?
Sa question me laisse bouche-bée. Est-il possible que cette cinglée de la gâchette développe un don de double-vue ?
Des frissons parcourent mes bras. Mes idées partent dans tous les sens.
Pourquoi, ce soir, la simple mention de ce prénom me retourne-t-elle le cerveau ?
C'est que j'ai trop de soucis en ce moment.
Ce n'est pas ce que je veux... J'ai toujours eu ce que je voulais.
- T'as rien à craindre de moi ! continue-t-elle. Laisse-lui le temps. Je le fascine certes, mais derrière la façade de la combattante, qu'y a-t-il ? Rien. Du vide. Un creux. Il te reviendra et plus rapidement que tu le crois.
Je hausse les épaules, affichant l'air de celui qui n'en a rien à foutre. Mais c'est la tempête dans mon crâne.
- Et puis, embraie Galilée sans me laisser le temps de souffler, pourquoi rejettes-tu les sentiments ? C'est si beau l'amour !
- Tu parles comme une série télé ! conclus-je en éteignant mon mégot.
Elle me tire la langue. J'allume une cigarette. Est-ce du gaspillage ? Combien m'en reste-t-il ? Cela n'a aucune importance. Car bientôt, je serai chez moi où m'attendent des dizaines de champs de tabac. Je pourrais peut-être même en faire mon métier !
Ce soir, il fait nuit ; demain j'y verrai plus clair. Demain je monterai sur ma Harley, et je me tirerai, loin, loin, très loin... où plus aucun regard céruléen ne me troublera jamais.
La chaleur de la cigarette me brûle la main, j'aspire du plus profond de mes poumons une grande bouffée de fumée. Je l'imagine descendre dans mon corps, se déposer sur mes organes, passer dans mon sang ! Ça me calme. Un vrai toxicomane !
Je fixe Galilée ; c'est plus facile de bavarder dans l'obscurité. Je ne me sens plus furieux du tout.
Les paroles sortent, d'elles-mêmes.
- Écoute, tu te plains d'avoir perdu la mémoire, mais c'est sans doute le meilleur cadeau que la vie t'ait fait. C'est comme une renaissance. Tu repars de zéro. Morts les fantômes de ceux que t'as perdus, ceux qui reviennent te tirer les pieds la nuit et hurler dans ta tête ; morts, les mauvais souvenirs. Tu ne peux pas regretter le monde d'avant. C'est le bonheur, quoi !
Elle tire sur la clope que je lui ai offerte, ses yeux mélancoliques se perdant dans le vague.
- Mais tu te rends compte ! J'ai des tas d'images dans la tête qui ressemblent à de vieilles photos dont je ne sais pas si elles sont du domaine du rêve ou de la réalité. J'ai peut-être aimé des gens dont j'ai oublié jusqu'à l'existence, j'ai vécu des bonheurs dont je pourrais me nourrir et dont je ne me souviens pas. Je sais rien de moi, de mes parents, de mes goûts. Je sais même pas si j'ai déjà fait l'amour. Peut-être même n'ai-je jamais été une ado !
Sa voix se casse et elle fait mine de s'étouffer avec la fumée ; je ne suis pas dupe.
- Et d'où provient mon HK418 ? J'ai une encyclopédie à la place du cerveau. Je connais plus de quarante façons de tuer à l'arme blanche et peux t'énumérer les qualités et les défauts de tous les pistolets de la création. La seule chose dont j'ai la certitude, c'est que je suis une tueuse.
Elle ferme les yeux et dans le silence qui suit, une horrible vérité semble s'imposer à elle dans toute sa laideur. Une immense douleur se lit sur son visage éclairé par la faible lueur de sa cigarette.
- J'ai peut-être été élevée par un serial killer ? Ou je suis simplement une machine ?
Je souris en roulant une nouvelle cigarette.
- Tout ce que tu viens de me dire là prouve que tu n'en es pas une !
Et on a continué à parler ainsi pendant des heures. Nos voix s'élevant toutes feutrées en plein champ. Des voix suffisamment fermes pour repousser tous les fantômes qui rôdaient à la fois autour de nous et en nous. Des voix mordantes qui nous protégeaient des monstres de la nuit.
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(1)Il luit maintenant comme une montre : citation d'Edmond Rostand dans Cyrano de Bergerac.
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Ainsi s'achève cette longue journée du 4 septembre, sur la naissance d'une complicité inattendue et de belles envolées lyriques.
Samedi prochain, commencera la dernière journée du livre III.
Ne vous réjouissez pas trop vite ! Avec 6 narrateurs, un Tueur à leur poursuite, une comète joueuse et un VW capricieux, nous ne sommes pas encore à Carcassonne.
Mais Cahors ( et le Tuc-Haut) se rapproche...
Si cette petite pause vous a plu, n'oubliez pas la petite étoile.
Bonne lecture et bon week-end !
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