Chapitre 12-8 (c) : Newton et Domitien
(Sud Quercy 4 septembre 19h23)
Samuel
— T'inquiète ! réponds-je. J'aurai la peau de cet enfoiré.
Elle enfouit son visage dans mon cou, les joues poisseuses de larmes, ses cils papillonnant contre ma peau. Je serais bien resté assis là avec elle, entre ciel et terre, à attendre que le Voyageur vienne à nouveau me ressourcer. Pourtant, puisque je devine Jo au bord de l'implosion et que je suis le seul rescapé du Tuc-Haut susceptible de reprendre les choses en mains, j'inspire un grand coup et me remets debout.
— Mais d'abord, annoncé-je, il nous faut nous occuper des vivants.
Peut-être ai-je trop présumé de mes forces ? Un nuage d'encre noire m'obscurcit l'esprit, comme si un calmar géant m'avait craché à la figure et la douleur m'envahit, chaque parcelle de mon corps se rappelant tous les coups reçus aujourd'hui.
Mes jambes flageolent et je chancelle.
Putain, je chancelle...
Devant une fille. Devant Jo !
Non, non ! Ma volonté est plus forte que tout.
Je serre les poings et me raidis, puisant au fond de moi l'énergie qu'il me reste pour continuer.
Pour me dépasser.
Je me ressaisis, sans que la jeune fille qui me fixe n'ait pu se rendre compte de quoi que ce soit.
— Notre premier objectif, annoncé-je, c'est de t'enlever cette saloperie de la tête.
Son regard rougi me traverse et un léger sourire se peint sur ses lèvres tremblantes, un sourire électrique, le genre de sourire capable de rallumer un brasier sous la pluie ou de galvaniser le cœur d'un homme.
— J'ai tellement eu peur pour toi, murmure-t-elle. J'ai cru que tu étais mort.
Elle pose sa main sur mon bras. Quelque chose – une impression, une image, un souvenir – se glisse à la lisière de ma conscience, mais disparaît avant que je puisse m'en saisir.
Un truc important qui m'aiderait à la réconforter, mais quoi ?
— Quelle idée ! plaisanté-je. Vous, les meufs, vous paniquez vraiment pour rien...
Malgré la douleur qui me déchire le corps, qui bat dans chacun de mes membres, qui pulse au creux de mon ventre et à l'intérieur de ma mâchoire, je l'attrape sous les épaules et l'aide à se soulever. Cet exploit accompli, elle enroule son bras autour de mes épaules, tandis que je l'agrippe par la taille pour la soutenir.
Ainsi enlacés, nous clopinons vers le 4×4, tel un vieux couple d'amoureux, un couple des plus inhabituels, uni sous le signe du malheur.
Arrivés auprès de la voiture, nous marquons une pause. Tandis que la respiration de Jo frémit dans le crépuscule, je retiens mon souffle. Mes pensées s'agitent comme des mouches autour d'un cadavre. La fatigue. Les morts et les prisonniers. Domitien. Le soulagement d'être libre. Le goût du sang dans ma bouche...
Je sais quelque chose à propos d'Alison, mais je ne me souviens plus de quoi.
Je lâche ma compagne, étudie un instant le casque qui entrave ses dons, puis entre dans l'habitacle. Le pire, c'est que je ne sais pas vraiment ce que je cherche. Une clé ? Une télécommande ? Une carte magnétique ?
— Tu crois pas qu'on devrait plutôt se cacher au cas où cet enfoiré rappliquerait avec du renfort ?
— Mais non, affirmé-je avec assurance, comme pour me convaincre moi-même. Un prétorien de cette envergure n'avouera jamais avoir été mis à mal par deux adolescents. Il inventera un bobard quelconque et la fermera pour l'éternité.
Je fouille la boîte à gants, inspecte les bas de porte puis, avec mille précautions à cause des débris de verre, passe mes mains sur les sièges.
Rien. Il n'y a rien.
Hormis un étui de .44 Magnum. Pile les cartouches dont j'ai besoin pour mon Desert Eagle !
Je ramène le carton, recharge mon gros calibre, puis le range dans la poche latérale de mon treillis.
Ainsi équipé, je me sens tout de suite mieux. Vivant...
Je m'extirpe du véhicule et et me tourne vers Jo. Elle ne se ressemble tellement plus que je reçois comme un coup de griffe dans le cœur. Si cette crevure d'Impérial a emporté le système d'ouverture, on est dans la merde. Une merde encore plus grande que celle dans laquelle on est déjà.
— Je t'en prie, réfléchis. Quand il t'a mis ce truc sur la tête, il a bien fallu qu'il le manipule !
Son regard sombre me fixe, vibrant de détresse. Puis ses yeux se vident de toute lumière. Comme si ses orbites étaient soudain inoccupées.
— Le flingue, je l'avais vu le poser. Mais pour le casque, ma tête tournait tellement que je n'en sais rien.
Incapable d'articuler le moindre mot de réconfort, je m'engouffre à nouveau dans le 4×4.
J'examine le tableau de bord, plutôt dépouillé, ouvre le le petit coffre entre les deux sièges, vide, puis rabats le pare-soleil.
Bingo !
Une espèce de baguette bizarroïde, genre une de ces spatules en bambou pour touiller le café, a été placée dans le porte-cartes.
Je la saisis et l'étudie. Ouais, ce drôle de truc, comme une clé USB en forme de cigarette, doit être ce que je recherche.
Je ressors et, triomphant, l'exhibe devant Jo plus pâle qu'un nuage d'été.
Elle incline la tête. J'insère illico ma trouvaille dans le seul interstice que j'ai remarqué tout à l'heure.
Aussitôt, le casque se met à froufrouter, brillant comme une lune irréelle.
Me méfiant au plus haut point de toutes ces saloperies alien, je recule d'un bond. Sous mes yeux horrifiés, l'armature métallique s'étire et se gonfle tel un chewing-gum, puis elle se met à léviter.
Elle se met à léviter !
Vite, je récupère mon Desert Eagle dans ma ceinture et, du bout du canon, attrape cette horreur, puis m'en débarrasse sur le siège arrière du 4×4, comme s'il s'agissait d'une bête venimeuse.
Après avoir papillonné des paupières, Jo s'ébroue, genre un faon qui vient de naître.
— Merci, me dit-elle, ses yeux illuminés par un incendie intérieur.
Bizarrement, ce petit mot de rien du tout que j'ai déjà entendu des millions de fois me fait, ce soir, un effet bœuf. Parti se nicher bien au chaud au creux de mon cœur, il m'apporte encore plus de réconfort que la magie du Voyageur.
D'un coup, la mémoire me revient.
— Alison ! haleté-je. Si Domitien a visé la poitrine, elle est peut-être encore vivante. William est mort parce qu'il lui avait donné son gilet pare-balles.
Le feu de son regard se transformant en braise, elle me décoche à nouveau son putain de sourire. Celui qui me donne des ailes et qui m'oblige à avouer que malgré tout ce qui vient de m'arriver, j'aime ma vie.
On peut être un gros dur et avoir besoin de douceur.
— Qu'est-ce qu'on fiche encore ici ? s'emballe-t-elle. On devrait déjà être au Tuc-Haut.
Elle veut s'élancer vers le château, mais je la retiens par le bras et la fais passer dans mon dos. J'en suis sûr, loin au-dessus de nous, j'ai entendu des taillis bruisser.
— Rentre dans la voiture, ordonné-je. Je ne veux pas avoir à m'inquiéter pour toi.
Tandis qu'elle obtempère, je pointe mon Desert Eagle en avant.
La pluie n'a pas repris et le vent s'est affaibli, toutefois le ciel pèse toujours sur la terre, un ciel gris métal, traversé de nuées aussi sombres que de la poussière de plomb. Les ombres, qui me semblent s'être encore épaissies, errent au-dessus des champs et du bitume, ne cessant de s'y déposer, puis de s'envoler, au gré des courants d'air. Hormis le craquement sec des branches, le murmure des feuilles agitées par la brise et le bruit feutré des pas en approche, le silence est total.
Je me fige, les doigts serrés si fort sur la crosse de mon flingue que mes phalanges blanchissent.
— Mains en l'air, ou je tire !
Au-dessus du Tuc-Haut, les nuages s'écartent, laissant apparaître le Voyageur. Dans le clair-obscur bleuté, trois silhouettes surgissent des buissons, bras levés et démarche pesante.
Est-ce dû à la fatigue accumulée ou aux étranges jeux d'ombres sous la lumière ? L'espace d'un instant, je crois avoir affaire à des fantômes et mon sang se met à circuler plus vite.
Je fais un bond en arrière et me cogne violemment contre le Hummer.
Révolté par ma propre idiotie, je cligne plusieurs fois des paupières et l'illusion se dissipe. Les trois adolescents qui marchent vers moi – Florian, Medhi et Jesse – ne sont pas des esprits, mais des êtres faits de chair et d'os.
— Putain ! m'étonné-je bêtement en baissant mon arme, vous êtes pas morts !
Les jeunes gens laissent retomber leurs mains et stoppent devant moi. Resté en mode soldat, j'étudie les environs. Maintenant que la bataille est terminée, le Voyageur a rapidement repris de l'assurance, son halo lumineux redistribuant les ombres des arbres comme s'ils étaient vivants.
Tous les échecs que j'ai essuyés aujourd'hui ont-ils réussi à avoir raison de moi ? Je me sens vide, si vide...
— Cache ta joie, mec ! riposte Florian.
— Bonjour l'accueil ! le soutient Medhi.
— Parce que toi, t'es pas un revenant ? conclut Jesse.
Au moment où je m'apprête à répliquer, Jo jaillit du 4×4 et se jette dans les bras de l'aîné des Adler. On m'aurait dit cela ce matin, j'aurais appelé les urgences psychiatriques.
— T'es vivant ! elle s'enthousiasme. T'es vivant. Copernic vous a pas tués...
Troublé, l'ex de Liam se dégage doucement de son étreinte. De grands cernes sombres marquent ses yeux, ressortant d'autant plus que son visage est hagard.
— On a bien cru qu'on allait y passer, explique Florian. Il nous a alignés pour nous exécuter. Il a brandi son colt dans notre direction, nous menaçant les uns après les autres. Mais on voyait bien qu'il hésitait comme si un conflit géant se déroulait à l'intérieur de son crâne...
Il s'interrompt pour reprendre son souffle. Je fixe Jo, l'esprit en ébullition. Se pourrait-il que nous devions ce petit miracle à son incroyable talent ?
— Je vous dis pas la peur qu'on a eue ! continue Medhi, de son timbre plus enfantin. J'ai même failli me pisser dessus. Mais soudain, il a levé son arme vers le ciel et a tiré en l'air.
— Quatre coups, reprend Florian. Pour nous quatre.
Voyant Jo se mettre à trembler, je noue mon bras autour de son cou comme une chaîne que rien, jamais, ne pourra briser. Elle se tourne vers moi et plante ses iris sombres dans les miens. Sans un mot, sans un geste de plus, nous nous comprenons.
La véritable héroïne du jour, c'est elle. Elle leur a sauvé la vie.
Elle leur a sauvé la vie !
— Il nous a dit de rentrer dans le château, achève Medhi, et nous a fait jurer de nous y tenir à carreaux. Que si nous ne nous faisions plus remarquer, il ne raconterait rien à personne.
L'émotion enflant au creux de ma poitrine, j'inspire un grand coup et laisse mon regard se perdre dans la contemplation de notre petit bois à Jo et à moi. Atrocement blessé, il craque telle une vieille demeure. Comme nous, il souffre. Comme nous, il doit panser ses plaies.
Mais il survivra, parce qu'il est vigoureux et opiniâtre. Il survivra, parce qu'il abrite, bien caché en son cœur, un petit morceau du Voyageur.
— Qu'est-ce que vous avez fait de Stéph ? m'enquiers-je, soudain frappé par son absence.
— Il est resté auprès de sa chérie, répond Jesse.
Tandis que le tonnerre recommence à gronder dans le lointain, les arbres s'entêtent à griffer les nuages rescapés de leurs cimes épaisses et de leurs branches sombres. Moi, je n'ai rien promis. Moi, je ne sais pas me tenir tranquille...
— Ali ? souffle Jo, la voix pressante et angoissée. Comment elle va ?
— Son gilet pare-balles l'a sauvée. Mais elle est salement touchée à la cuisse et a perdu beaucoup de sang. David va l'opérer, néanmoins, il ne promet rien...
Je tressaille. Mais comme je sens mon amie trembler contre moi, je me maîtrise illico et me drape dans mon sang-froid retrouvé aussi habilement que Domitien dans son grand manteau noir.
— Vous trois, ordonné-je, vous allez passer au peigne fin tout le coin. Y a sûrement du matos à récupérer et peut-être des survivants à interroger. Je ramène Jo au château, puis je vous rejoins.
Ravi que quelqu'un leur dise quoi faire, mes hommes s'éloignent et disparaissent dans les ténèbres. J'écoute le bruit de leurs pas jusqu'à ce qu'il s'éteigne, puis le silence nous enveloppe.
Collés l'un contre l'autre, Jo et moi, nous restons là, immobiles, les yeux levés vers le Voyageur. Ses rayons lumineux tombent à la verticale sur le Tuc-Haut, telles des larmes sincères que notre nouveau satellite laisserait subrepticement couler en découvrant les ravages que les hommes se sont infligés.
Il n'y a plus que lui, si clair dans le ciel obscur. Lui et les champs carbonisés, les voitures brûlées, les maisons dévastées, le pont écroulé. Lui, pour veiller sur notre solitude et pleurer nos morts.
De trop nombreux souvenirs me reviennent en tête. Des images, toutes plus atroces les unes que les autres, se succèdent dans mon esprit. La brûlure qui se répand dans ma poitrine me terrifie.
Je veux parler, mais ma voix me fait défaut. Seul un bruit étouffé m'échappe, un hoquet, non, un... un sanglot étouffé.
Puis un autre...
Vite ! Je me couvre la bouche, de peur que Jo m'entende.
C'est déjà trop tard.
Des larmes coulent le long de mes joues, des larmes qui semblent faites d'acide et qui m'enflamment la cornée.
Jo se tourne face à moi. Mes yeux fuient les siens, mais elle saisit mon visage à deux mains pour me forcer à la regarder. Nos poitrines se touchent presque. Son odeur enivrante et sa chaleur de braise m'enveloppent.
— Je suis un mec bien, soufflé-je. Et j'aurais tant aimé pouvoir faire davantage aujourd'hui.
Ses iris s'illuminent et son souffle s'emballe. Je me penche vers elle.
— Tu as agi au mieux, me répond-elle, et tu as fait beaucoup.
Ses lèvres frôlent les miennes en un baiser si tendre qu'il me touche au plus profond de moi-même. C'était innocent. Et pourtant si intime et dévorant !
— Mais c'est toi qui as sauvé tout le monde.
— Je n'aurais jamais pu y arriver sans nos entraînements. Tu m'as tout appris...
Alors que ses yeux s'embuent à leur tour, nos bouches se rapprochent à nouveau et nous nous embrassons. Férocement. Profondément. Sans retenue. Comme si c'était notre première fois. Et quelque part, ça l'est peut-être...
Notre premier vrai baiser.
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Et c'est ainsi que s'achève (enfin) l'attaque du Tuc-Haut.
Je tremble dans l'attente de vos réactions.
J'espère que vous n'êtes pas déçus ?
Nous allons laisser nos combattants se retrouver et filer rejoindre l'autre groupe dans le Limousin.
Vous vous rappelez ? Ils viennent de combattre des bikers libidineux et le paysan qui les a aidés à tirer leur VW du fossé les a invités à passer la nuit chez lui.
Le problème, c'est que l'on sait maintenant que Domitien sait où ils sont. Il s'est envolé avec Newton pour les retrouver.
Au fait, avez-vous une idée de la façon dont il les a repérés ?
Je me permets de spoiler un peu.
Comme tout le monde est bien fatigué, je leur accorde une nuit de répit. Un énorme orage de grêle va retarder Domitien et ses sbires.
Toutefois, c'est reculer pour mieux sauter.
Le prochain chapitre sera donc plus calme, plus centré sur l'évolution des personnalités et leur interaction.
Je l'ai écrit il y a des années et comme je ne l'ai pas relu depuis, je ne peux pas vous dire quand je publierai.
Soit il est parfait, et vous l'aurez bientôt, soit il est à refaire, et cela va prendre du temps, puisqu'il faut que je me réapproprie les voix des quatre voyageurs.
Pour les fans, je crois que c'est Galilée qui ouvre le bal...
Si ce chapitre vous a plu, n'oubliez pas la petite étoile !
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