Chapitre 12-4 : Domitien et Newton
(Sud Quercy 4 septembre 16h12)
Coincés sur le chemin de ronde du Tuc-Haut, les Opposants sont attaqués par une Alouette munie d'une mitrailleuse.
Faisant appel à son pouvoir, Jo entre dans la tête du pilote.
Joséphine
L'Alouette se rapproche, se rapproche, puis s'immobilise en vol stationnaire. Tandis que sa puissante mitrailleuse continue à canarder le sommet du donjon, son rotor tonitruant soulève une petite tornade sur le chemin de ronde.
La porte latérale coulisse. L'espace d'une seconde, un homme sanglé dans un harnais apparaît, avant de réintégrer illico l'intérieur de l'appareil.
Une nouvelle réalité surgit alors devant mes yeux et vient se superposer à ma conscience.
Tout en gardant mon regard braqué sur les créneaux du Tuc-Haut, je me cramponne au collectif et ajuste le palonnier.
Maintenir un hélicoptère presque immobile au-dessus d'un point de référence à une altitude fixe et sur un cap précis nécessite une expérience et des compétences considérables.
Heureusement, je suis un as dans mon domaine.
Ma capacité de concentration est telle que je parviens sans mal à faire abstraction de la révolte qui gronde dans le cockpit et des questions qui fusent. Mais Monnier, pourquoi ce surplace ? Vous avez pété un câble ? Ces enculés de bouseux vont nous tirer comme des lapins...
Un énorme soupir m'échappe, comme si un ballon de baudruche venait d'exploser en moi.
Redevenue moi-même le temps d'un battement de cil, je regarde l'Alouette presque à l'arrêt au-dessus du château, ses pales tournant à toute allure. À bord, la mutinerie est proche d'éclater.
Sauf que maintenant, je maîtrise divinement bien mon Pouvoir.
Après m'être introduite dans la tête du pilote, j'ai exploré son cerveau et étudié sa personnalité. L'optio (1) rêve d'exploits, de couronnes et de triomphe.
Qu'à cela ne tienne !
Je sème dans son esprit l'idée qu'il est un grand guerrier, un aventurier téméraire, un risque-tout quasi immortel et qu'à lui tout seul, il peut avoir raison de tous ces putains d'Opposants qui massacrent les siens.
Avoir confiance en soi donne des ailes.
Sans prendre en compte la contestation de ses passagers, le pauvre type se cramponne aux commandes de son engin.
Vite !
Le laissant à ses délires, j'abandonne ses pensées et me rue dans celles de l'officier mitrailleur.
D'un coup, tout change.
C'est dans un univers de bruit et de fureur que je pénètre. Ce miles aime tuer. Mais il aime encore plus obéir.
— Ignem cessat ! (2) soufflé-je dans sa conscience en imitant du mieux possible le ton autoritaire d'un centurion.
Je dois être née pour donner des ordres. Docile, l'Impérial cesse immédiatement sa mitraillade.
En vrai pro, Adler ne perd pas de temps à se poser des questions sur le répit inespéré que je lui ai obtenu. Il épaule son lance-roquettes, ajuste son tir et presse la queue de détente.
Dans un vacarme assourdissant, le projectile file droit sur l'hélicoptère qu'il frappe au niveau de la turbine arrière. L'appareil explose en une gigantesque boule rouge-orangée et le souffle de la déflagration me propulse violemment contre la porte de l'escalier.
Sonnée, je m'écrase de tout mon long sur le sol.
La chaleur embrase mon visage, m'enflamme le corps et me brûle les bras.
J'ai mal, j'ai si mal !
Mais cette douleur physique n'est rien comparée au vide qui habite mon cœur et au silence qui règne dans mon crâne.
Je contrôlais encore l'esprit de ma victime quand Adler a tiré. Prise au piège de sa terreur, je n'ai pas réussi à m'en extirper à temps. J'ai donc vécu le crash en direct et suis morte en même temps que l'Impérial dont je squattais le cerveau. J'ai senti mon essence se consumer dans l'incendie et une grande partie de mon âme s'envoler avec la sienne.
Résultat, je flotte maintenant dans une espèce de confusion vaporeuse. Même si j'existe encore physiquement, j'ai l'impression de n'être plus qu'une ombre, une fille d'entre les mondes.
Comment éviter de m'en aller moi aussi ?
Je me raccroche aux sons que je perçois, au loin, puis aux voix qui résonnent, tout près.
— Lambert ! Qu'est-ce que tu fous encore couchée ? Secoue-toi !
L'injonction atteint son objectif : me ramener dans ma propre réalité.
Mes paupières se soulèvent. Je cille.
Des silhouettes s'agitent autour de moi, des gens que je connais, mais dont je ne me souviens plus. Pourquoi ont-ils tous l'air aussi paniqués ? Et pourquoi certains brandissent-ils des fusils d'assaut ?
Un grand froid m'envahit. J'aurais vraiment voulu rester morte encore un petit peu...
Mais puisque je suis une jeune femme responsable et me rappelle maintenant avoir charge d'âmes, je sais que je dois me bouger.
Je me redresse sur un coude, essuyant une torsion de l'estomac et son relent de bile. Je presse une paume moite contre mon front tandis que mes yeux clignotent à la manière d'un néon défectueux.
— Jo, ma puce, tu es blessée ?
Aussitôt, mon palpitant s'emballe dans ma poitrine comme s'il cherchait à rivaliser avec le sang qui bat à mes tempes.
Cette voix.
Cette voix si chaude et si inquiète !
Je la connais. Elle est chère à mon cœur. Toutefois, je n'arrive pas à y juxtaposer un visage.
Je me relève en position assise et manque fondre en larmes quand une main compatissante m'aide à me remettre sur pied.
Mon père.
Cette poigne aussi douce qu'énergique, c'est celle de mon père.
Il m'attire à lui et me presse contre son torse. Enfin un contact humain ! J'ai tellement besoin de réconfort que je me laisse aller dans cette embrassade salvatrice.
Aussitôt, des souvenirs morcelés me reviennent, petites fragments d'un puzzle étonnamment démesuré. Sauf que la pièce la plus importante me fait encore défaut.
Celle par qui tout a commencé. Celle qui pourrait tout faire basculer.
Je me raidis dans un effort désespéré pour rappeler à moi le fragment manquant, mais les voix du présent décident soudain d'interférer avec les secrets du passé.
Près de nous, s'élèvent des sanglots, si lugubres qu'ils font s'entrechoquer tous mes os. Ceux d'un jeune homme au bout de sa vie.
— Daphné ! Mon Dieu, Daphné...
Tandis qu'à deux pas de moi, une adolescente se met à pleurer, les bras puissants de mon protecteur me serre et me berce. Daphné. Pourquoi l'énoncé de ce simple prénom soulève-t-il autant de haine en moi ? Sans doute est-ce celui d'une pouffe qui m'aura fait une crasse...
Un long frisson glacé me secoue.
— T'inquiète, mon chaton, entends-je mon père murmurer, ça va aller.
Ah ! Si le temps avait pu s'incarner ! Je serais entrée dans la tête de son avatar pour lui ordonner de cesser son cours infernal et cette étreinte chaleureuse aurait duré à jamais. Mais le Voyageur ne m'en a pas donné le pouvoir et, à trop fréquenter Liam, j'ai hérité de sa malédiction.
Ma vie n'est qu'une succession de poisse en tout genre.
Un concert d'exclamations angoissées éclate sur le chemin de ronde, une cacophonie douloureuse qui me fait vibrer jusqu'au fond de l'âme.
Dans mon crâne en surchauffe, les sons et les voix se mélangent en un bruyant embrouillamini de mots que je n'arrive pas à démêler. Seuls restent compréhensibles quelques jurons bien sentis.
Mais soudain, au milieu des « salopards d'enfoirés » et des « bâtards de ta race », un prénom claque comme une détonation.
Sam.
Aussitôt, un flot d'images et de sensations assaille mon esprit. Tous les souvenirs de cet été pourri et enchanteur me reviennent pêle-mêle, telle une cascade qui me noie...
Sam. Mon métis à moi. Mon poète survivaliste. Mon dieu du sexe en Rangers. Il s'est incrusté dans mon cœur, encore plus serré qu'un pétard.
Mais pourquoi diable ai-je rompu avec lui ?
En alerte maximale, je lève la tête et dresse l'oreille. Maintenant que j'ai repris mes esprits, les paroles de mes compagnons accoudés au parapet me sont compréhensibles.
— Le malabar armé, là-bas, c'est sûrement lui qui a descendu Daphné.
— Mais qu'est-ce qu'il fout ? Pourquoi il se remet en position ?
— Sam, putain, Sam ! C'est lui qu'il vise !
— Et cet abruti qui court comme un dératé, il l'a même pas vu.
L'espace d'une éternité, je reste paralysée, transie de terreur. Nooooon ! Pas ça. Pas maintenant.
Vite ! Je m'arrache aux bras de mon père. Mais juste au moment où je m'agrippe à la rambarde, une terrible détonation retentit, réveillant les échos des collines.
Sous mon regard effaré, l'amour de ma vie s'écroule, touché en pleine poitrine, puis disparaît dans les hautes herbes.
Incapable encore de rien ressentir, je cherche des yeux le tireur.
Là-bas, sur le coteau, ce type en uniforme de prétorien qui range son matos de sniper sans même se cacher... On dirait Arnold Schwarzenegger, en aussi costaud, mais en plus patibulaire.
Un Terminator d'Opposants.
— Newton, dit Adler d'un ton grave, comme si ce seul nom expliquait tout.
Mon sang ne fait qu'un tour. Je me jette sur lui, poings en avant.
— Mais putain ! Pourquoi vous avez rien fait ? Pourquoi vous l'avez pas abattu ? Vous l'aviez en pleine ligne de mire !
Il m'attrape les mains avant que je puisse le frapper à nouveau. Tout en me les maintenant au-dessus de ma tête, il me répond, le visage dur et la voix défaite.
— Pour ça.
Surprise par ce laconisme qui ne lui ressemble guère, je me calme illico. L'ex-légionnaire me lâche et je me retourne dans la direction indiquée par son menton, la zone du crash.
Dans la fumée qui s'effiloche, je distingue une dizaine de véhicules arrêtés au pied des murailles. Deux des 4×4 décapotables sont équipés d'une tourelle dont la mitrailleuse est tournée vers le Tuc-Haut. Alors, c'était dans ce but, l'hélicoptère ? Les Impériaux ont occupé notre attention, le temps d'installer leur siège !
Gênée par les volutes noirâtres qui se tordent le long du donjon et par l'odeur de métal brûlé, je plisse les yeux et fronce le nez.
De nouveaux tout-terrains viennent se garer derrière les premiers arrivés. Des portières claquent, les moteurs s'éteignent, mais les phares restent allumés.
Des cris résonnent, des ordres fusent.
Quand on se retrouve face à face avec la mort, il y a toujours un court instant où le cerveau refuse d'accepter la fatalité. Comme si je pouvais m'attendre à un quelconque secours de ce côté-là, je dirige mon regard vers la vallée.
Rien ne bouge. Rien ne pourra plus jamais bouger. Le corps de Daphné gît toujours sur le sol dans une mare de sang. Le sniper s'est fondu dans le paysage et Samuel semble avoir définitivement disparu de la circulation. Puis-je encore espérer qu'il ait porté son gilet pare-balles et réussi à se couler à l'abri des broussailles ? Peut-être sera-t-il le seul à survivre à cette effroyable journée...
À côté de moi, quelqu'un souffle par le nez et mon père laisse échapper une plainte douloureuse. Ainsi contrainte et forcée, je reporte mon attention sur les assaillants.
Aussitôt, l'air me manque.
Après avoir été poussés manu militari hors du fourgon où ils avaient été entassés, les villageois captifs sont brutalement sommés de s'agenouiller face aux remparts.
Effarée, je fixe les fusils d'assaut braqués droit sur leur tête. Des boucliers humains. Ces salopards ont fait d'eux des putains de boucliers humains !
— Et merde, grogne notre commandant, Domitien.
Un civil, la cinquantaine bien tassée, très bien tassée même, s'approche d'eux. Ses bottes militaires claquent sur l'asphalte et son grand manteau noir flotte derrière lui tel un drapeau pirate.
L'un de ses hommes lui tend un porte-voix. Il l'attrape et le place devant sa bouche.
— Adler, aboie-t-il, ton alter ego est mort et vous êtes cernés.
Au-dessus de nos têtes, un éclair déchire le ciel, suivi d'un coup de tonnerre assourdissant, comme le courroux d'un dieu vengeur. Attisé par le vent tempétueux, l'incendie a redoublé d'intensité. Les tourbillons de fumée qui serpentaient autour du donjon retombent sur les impériaux en nuages chargés de ténèbres.
Le Voyageur serait-il de notre côté ? Nous voilà pour un temps à l'abri du regard ennemi.
— N'aggrave pas ton cas, poursuit malgré tout notre agresseur, rends-toi. Tes hommes auront la vie sauve et les otages seront épargnés.
Les phrases claironnantes de l'Impérial, hachées comme des rafales de M16, font naître en moi un frisson qui me parcourt tout entière. Épouvantés, mes compagnons se figent sur la contrescarpe.
Tous, sauf un.
Le Rambo du Tuc-Haut qui ramasse son lance-roquettes et entreprend de le recharger.
Consterné, le père de Liam se rapproche et lui agrippe le bras à lui broyer les os.
— Mais Clément, qu'est-ce que tu fais ? On nous offre une porte de sortie. On doit s'y engouffrer.
D'un violent mouvement en arrière, l'ex-légionnaire s'arrache à la poigne du villageois. La colère qui l'a envahi contracte chaque muscle de son visage et de son corps.
— Le gars, en bas, je le connais. C'est un enfoiré de la pire espèce. Un sadique et un pervers. La seule chose qui le fasse réellement bander, c'est de tuer.
Tandis qu'un grand froid s'abat sur l'assistance, il s'interrompt, le temps de retrouver son souffle.
— Pourtant, proteste Gianni, il a bien l'air de nous vouloir vivants.
Une ombre passe sur le visage de l'ancien prétorien, comme si un doute lui traversait l'esprit. Mais il le chasse d'un mouvement de tête.
— Crois-moi, je te jure qu'il vaut mieux mourir que de passer entre les mains de ce fils de pute. Capituler ne changera rien au sort qu'il a prévu pour ses prisonniers et pour nous.
En contrebas, résonne un atroce grésillement, le préambule d'une nouvelle annonce. Quelles vont être les conditions de la reddition ? Aux abois, nous dressons l'oreille. Toutefois, aucune instruction ne nous parvient. C'est sûr, ce Domitien est un vrai pro qui sait faire monter la pression.
— Nous ne pouvons pas riposter, protesté-je faiblement. Les prétoriens exécuteront les otages.
Notre commandant se tourne vers moi. Prête à subir ses foudres, je rentre la tête dans les épaules, mais seul un sourire triste étire ses lèvres, comme un désespoir paisible, la promesse d'un armistice.
— Petite, ils sont condamnés. Je ne peux que leur rendre la mort plus douce.
Parcourue par une onde de choc, je le regarde épauler. Allez savoir pourquoi – une intuition, peut-être – je sais au fond de moi qu'il a eu raison de me parler ainsi.
— Mais vous tous, je peux encore vous sauver, tout en rendant un immense service à l'humanité.
L'index de sa main droite caressant la détente, il place le viseur devant son visage, mais pas devant son œil. Sans doute attend-il d'avoir un aperçu complet de la scène avant de faire feu.
Avant de tuer ma mère, celle de Liam et tous les villageois captifs...
— Quitte à crever, décrète-t-il, autant emmener cette ordure de Domitien avec moi...
Rendus muets par l'implacabilité de son affirmation, nous restons tétanisés autour de lui. Qui sait combien de temps nous serions restés ainsi figés, si le haut-parleur ne s'était pas remis à crépiter, achevant de noircir la clarté du jour ?
— Adler ! Tu me connais et tu connais ma devise. Tu sais donc que je n'hésiterai pas à abattre ta famille et tes amis si tu m'y obliges...
Comme impressionné par la voix puissante de l'Impérial, le tonnerre cesse d'un coup de gronder et un silence chimérique se propage sur la vallée jonchée de cadavres.
Un instant, le temps semble s'arrêter.
Un instant seulement.
Une bourrasque plus forte que les autres secoue le donjon, manquant m'emporter. Mon équilibre retrouvé, je me tourne vers mes compagnons et nos cœurs s'emballent à l'unisson. Cette pause n'était qu'illusoire. Encore une minute ou deux – le temps de quelques pulsations cardiaques épouvantées – et les rafales impétueuses auront emporté l'épaisse fumée qui nous protégeait.
— Vous êtes huit sur ce donjon, dont tes fils, plus deux gamines. Et je ne compte pas les femmes et les enfants qui se terrent à l'intérieur. Tu sais très bien que nous possédons la force de frappe nécessaire pour pulvériser ce château...
Quoi ? Hein ? Aussitôt, l'air, autour de moi, paraît se raréfier. Dans ma tête, mes pensées se bousculent telles des autos tamponneuses. Qui a pu informer ce fumier ? L'officier-radio de l'Alouette ? Un espion ?
Le mégaphone lance un terrible larsen qui nous vrille les oreilles. À quelque chose, malheur est bon. L'Impérial se tait.
Tétanisée, je reste plantée là à observer la plaine, les phares du convoi et les volutes noires qui se rassemblent en anneaux sirupeux. Mais une nouvelle rafale balaie d'un coup les derniers lambeaux de fumée, nous offrant illico une vue imprenable sur nos assiégeants et sur leur chef.
L'abominable Domitien, le visage tout en lignes dures et angles aigus.
Enfin de retour sur le devant de la scène, l'Impérial empoigne l'une des femmes otages par les cheveux, la plaque contre lui et enroule son bras autour de son cou. Ma mère. Ce fou furieux a choisi ma mère !
Aussitôt, son buccinator (3) lui rend son mégaphone.
— Adler, je vous veux tous debout sur le mâchicoulis, les mains en l'air. Sinon, je...
Nous ne connaîtrons jamais la nature exacte de sa menace. Son appareil crachote, puis rend l'âme.
Aucune importante. Domitien s'en débarrasse, saisit un pistolet et le pose sur la tempe de sa proie.
Son geste est suffisamment explicite.
Je suis déjà en train de m'avancer, quand un violent coup de vent retourne la fumée sur les Impériaux. Elle s'abat sur eux, tel un nuage de cendres. Si cela avait été une nuée ardente, ils seraient tous morts...
Quelqu'un me tire brutalement en arrière. Alison. Du menton, elle me désigne mon père. Il a refermé sa main droite autour de la crosse de son arme dont il a ôté le cran de sécurité.
La fièvre brûle dans ses prunelles.
— Vite ! hurle Adler, l'œil collé au viseur. Foutez le camp ! Ça va défourailler.
Il est si occupé à guetter ses futures victimes qu'il n'entend pas son ami approcher. Mais il sent le canon planté contre sa nuque.
Sauf que ça n'a pas vraiment l'air de le paniquer. Ce gars a de la glace dans les veines...
— Tu n'es pas un meurtrier, affirme-t-il posément. Tu ne tireras pas.
— Qu'est-ce que tu en sais ? C'est ma femme en bas.
Mes entrailles se serrent et mon pouls accélère. Incapable d'observer la scène, je fixe mon attention sur les bizarres circonvolutions des taches de ténèbres qui dansent devant mes yeux.
— Mais c'est ta fille qui est sur ce chemin de ronde, riposte Adler, et tes garçons qui se cachent dans les oubliettes. Si j'atomise les Impériaux, je te laisse le temps de fuir avec eux.
Prise dans un terrible tourbillon, la fumée monte vers nous, tel un panache hérissé, puis file vers l'horizon. Les Impériaux doivent bien se marrer. Leurs ennemis s'entre-tuent sans qu'ils aient à lever le petit doigt.
Un long frisson traverse mon échine. Alea jacta est ! (4) Sans précaution aucune, je me rue dans le crâne d'Adler, écrasant au passage quelques neurones récalcitrants avec mes gros sabots. Tu dois déposer les armes, susurré-je à son esprit belliqueux, tu dois déposer les armes.
Rétif, son cerveau se cabre, luttant de toutes ses forces contre la torpeur affreuse qui le paralyse et les aberrantes idées de reddition qui l'envahissent.
Mais une énergie folle bout dans mes tripes et je tiens bon.
Ma victime capitule et laisse échapper un soupir digne d'un camion qui décuve.
— Domitien, crie-t-il avec une voix de stentor, qu'est-ce qui me prouve que tu ne vas pas nous tirer comme des lapins ?
Le tonnerre, répercuté par les échos, emporte sa réponse. Sous les yeux ahuris de son fils cadet, Adler abandonne son lance-roquettes dans les mains de Gianni. Satisfait, mon père baisse son arme.
— On descend, reprend le vétéran, tous. Et on t'envoie un négociateur. Toutefois, si tu touches à un seul cheveu des otages, je nous fais tous exploser. Tu me connais. J'en suis capable et j'en ai les moyens.
Jesse et Alison ont déjà filé dans l'escalier, mais Florian s'avance vers son père, sans doute pour lui demander des explications. Heureusement, ce dernier ne lui en laisse pas le temps.
— En bas ! tonne-t-il. Vite. Avant que ce que taré ne change d'avis.
Étonné lui aussi de ce soudain revirement, Mohammed fixe son ami, interloqué. Mais le charisme du vieux briscard est tel que l'Opposant finit par faire volte-face et se précipiter vers l'escalier, Gianni sur ses talons.
Son arme toujours à la main, mon père le suit et je ferme la marche. La sueur me coule dans les yeux et la vengeance brûle dans mon sang.
Nous dévalons quatre à quatre les colimaçons. Deux cents marches, le hall d'accueil puis la cour à traverser.
Nous stoppons devant la poterne est. Mon pouls me martèle la poitrine et mes pensées chaotiques roulent dans ma tête comme sur un plateau de 421.
Mohammed tourne la clé dans la serrure et ouvre.
— J'y vais, décrété-je.
Mon père pousse un cri guttural. Heureusement, notre commandant le ceinture avant qu'il ait pu me retenir.
J'inspire un grand coup et sors. La porte se referme dans mon dos.
Tout en gardant la mainmise sur l'esprit d'Adler, je suis la muraille jusqu'au pont-levis devant lequel je m'arrête.
Seules les douves à sec me séparent maintenant des troupes ennemies et de l'assassin Impérial.
Je me tourne vers lui, les mains bien en évidence au-dessus de ma tête.
— Une gamine, grogne-t-il suffisamment fort pour que je l'entende. Cet abruti m'envoie une gamine. Comme si ça pouvait m'attendrir...
Ma mère pousse un gémissement étouffé. Exaspéré, Domitien jette sa prisonnière au pied de son antesignanus (5), un grand costaud aux yeux vairons. Ce dernier, bon prince, l'aide à se relever.
— Copernic, tonne l'Impérial, au moindre faux pas de notre négociatrice, tu exécutes l'otage.
D'un coup, le prétorien se crispe et un rictus de colère déforme subrepticement ses traits. Mais il se ressaisit vite et appuie son pistolet sur le front de la prisonnière.
Son boss resserre le large col de son manteau noir autour de lui, puis plante son regard gris acier dans le mien.
— On m'appelle Domitien. Comme l'empereur romain. Aussi cruel. Aussi incorruptible. Aussi insensible. Et toi, qui es-tu ?
Le fixant droit dans les yeux, je lâche derechef l'esprit d'Adler pour me ruer dans le sien.
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(1) Optio : l'adjoint d'un centurion. L'équivalent d'un adjudant chef.
(2) Ignem cessat ! : cesse le feu !
(3) Buccinator : officier qui communique les ordres entre les centuries.
(4) Alea jacta est ! : les dés sont jetés ! Célèbres paroles de César quand il est entré avec ses armées dans Rome pour prendre le pouvoir.
(5) Antesignanus : soldat d'élite placé devant l'étendard au combat.
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Après Liam, Thibaut, Chloé, Galilée et Sam, c'est au tour de Jo d'affronter Domitien.
Quel est son plan ?
A-t-elle des chances de réussir ?
Désolée de ne pas vous donner aujourd'hui des nouvelles de votre Sam adoré, mais vous en aurez bientôt, promis !
En revanche, je ne sais pas si je pourrais poster la semaine prochaine. Je pars pour un long week-end.
Merci à tous mes fidèles lecteurs et à tous ceux qui viennent de me rejoindre !
Si ce chapitre vous a plu, n'oubliez pas la petite étoile.
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