Chapitre 10-5 : Galilée
( Région Centre 30 août 15 h 17 )
En mission au sud de Paris, Galilée a entrevu Thibaut qui se cachait dans les fourrés. Bien que sa cheffe Nathalie en ait après lui et malgré sa programmation, elle ne le dénonce pas, mais lui lance un curieux avertissement.
J'épie les vallons monotones qui défilent ; les yeux effarés de Thibaut se superposent dans mon esprit à ceux brouillés de larmes de la petite Chloé. Des yeux bleus. Des yeux marron. Des yeux vairons. Ceux de Copernic. Le prétorien n'est pas revenu dans notre Complexe.
La vitre du rétroviseur me renvoie l'image d'une étrangère. Nous nous fixons. Ce matin, je m'étais levée, le cœur léger ; ce soir, je me coucherai, bouleversée, ébranlée au plus profond de moi.
Je me mords les lèvres, enfonce mes poings dans mes poches et rentre ma tête dans les épaules. Comment ai-je fait pour repérer Thibaut ? Pourquoi ne l'ai-je pas immédiatement arrêté ? Ai-je trompé les miens ? Mais n'ont-ils pas été les premiers à me trahir ?
Plus nous nous approchons du Complexe, plus les dégâts causés par l'effondrement de la verrière paraissent impressionnants. Campé bien d'aplomb dans le ciel, le Voyageur semble foncer droit vers l'ouverture béante du silo.
Notre chauffeur stoppe dans le hangar abritant les derniers véhicules encore en état de marche.
— Putain de Dieu ! Vise-moi cet outil !
Le cri étonné de Vince m'extirpe de mes sombres pensées. C'est mon seul allié ici depuis qu'il croit que je lui ai sauvé la vie. Mais, comme Nathalie, ce salaud ne rêve que de Carcassonne ; tout ça pour rejoindre Sarah dont il m'a avoué, alors qu'il était un peu éméché, s'être rapproché.
À mon tour, je pose des yeux écarquillés sur l'étrange véhicule noir trônant, comme en territoire conquis, au milieu de nos engins hétéroclites. Fuselé comme un sous-marin, flottant au-dessus du sol, il a vraiment de quoi surprendre !
— Ça, remarqué-je, c'est le genre de voiture que conduisent les Méchants !
— Sûr ! acquiesce Cornélius. La Magistra attendait des cadors du Siège Central... C'est pour ça que c'est toi et Vince qui êtes chargés du rapport aujourd'hui !
Tous mes signaux internes virent au rouge. La peur est maintenant pour moi une compagne de tous les instants. C'est le prix à payer pour mon humanité retrouvée.
Tandis que nos collègues s'éloignent dans la direction opposée, le cœur lourd, nous empruntons un des longs corridors menant à l'open space. Nous trouvons la Professeure en train de montrer le tarmac dévasté à ses invités. Un mastodonte à la figure arborant des tatouages flippants ; un individu tout fier de sa tête de fouine.
J'ai un haut-le-cœur. Vince me lance un regard aussi fébrile que désespéré. Il a identifié les nouveaux venus et doit craindre pour sa vie, lui, qui s'est si bêtement laissé prendre en otage !
Je le rassure d'un regard appuyé. Pourtant, moi aussi, je me demande si je serai encore en vie lorsque le soleil se couchera.
Parce que les deux Cerbères qui nous font l'honneur d'une visite, ce sont des célébrités ! On ne les appelle qu'en cas de situation désespérée, quand il n'y a plus rien d'autre à faire, pour dynamiter, disperser, ventiler, façon puzzle (1) ! Des pointures. Inséparables. Se complétant l'un l'autre. Enlèvements, assassinats, tortures, dissimulations de preuves, effacements de scènes de crime...
Que fabriquent-ils ici ? Je m'approche, nauséeuse, le corps frémissant mais le visage détendu.
— Vous avez fait de nouvelles conquêtes ? interpellé-je Nathalie.
Elle tressaille. Mais n'ose pas s'énerver. D'ailleurs, quelle est cette étrange odeur de transpiration que mon odorat surdéveloppé capte, voilée sous son parfum Chanel N°5 ? N'est-ce pas l'arôme de la peur ? La fragrance de l'angoisse ? La senteur de la terreur ?
Quel épouvantable secret la Reine des Glaces peut-elle dissimuler ?
Un grand sourire s'étire sur les lèvres de Domitien. Newton retient un feulement. Vince hésite entre l'effroi et l'amusement. Mon malaise s'accroît.
— Moi, c'est Domitien, se présente le plus âgé. Comme l'empereur romain. Aussi cruel. Aussi incorruptible. Aussi insensible. Vous devez être la célèbre Galilée ?
— Pas la peine de vous fatiguer ! laissé-je tomber désinvolte, en pointant mon index vers mon crâne. BMI a pris soin de vous intégrer dans ma base de données privées.
Newton pose ses yeux féroces sur moi. S'il croit m'impressionner avec la tête de mort ornant sa joue droite et le fuck pointé sur la gauche, il se fourre le doigt bien profond là où je pense !
Un taré. Totalement, définitivement barge. 1.0, le premier essai clinique des généticiens de BMI.
Pas le plus réussi !
À ses côtés, Domitien fait office de vétéran. Chauve, comme l'empereur dont il a emprunté le nom, de petits yeux étrangement enfoncés, un nez oblique, des lèvres presque constamment étirées en un cruel sourire, tout en lui respire la sournoiserie. Il serait capable de torturer son père si on lui en donnait l'ordre, ou pire – s'il le jugeait nécessaire. Mais on ne lui connaît ni père, ni frère... aucune famille d'ailleurs... aucune attache, hormis son singulier apprenti.
Les âmes damnées de BMI sont-elles venues me chercher ?
— C'est gentil à vous d'être passés nous voir ! remarqué-je. Vous devez bien vous ennuyer pour en être réduits à de telles extrémités. Le Black-Out vous a-t-il placés au chômage longue durée ?
Un sourire aussi brusque qu'un coup de fusil s'étire sur les lèvres de l'illustre liquidateur.
— Bien au contraire ! s'exclame-t-il. En ces nouveaux temps de barbarie, nous sommes débordés !
Prudemment, je laisse tomber sur mon visage mon masque de tueuse professionnelle – histoire qu'il me traite d'égal à égale – et prends un ton monocorde pour débiter mon procès verbal.
— Rapport n°ZC3351, récité-je. Nous avons exploré tout le périmètre qui nous a été imparti et, comme d'habitude, avons terrorisé quelques villageois ; évidemment, les Opposants se sont bien gardés de perdre un bout de papier mentionnant leur nouvelle adresse...
Nathalie dissimule mal son agacement. J'ajoute du bout des lèvres, comme dégoûtée :
— Vous ne savez pas exploiter mes capacités. J'ai jamais vu de missions aussi ennuyeuses !
Domitien et Newton me regardent tous deux bizarrement. Le « Néron chauve » (2) se gratte la gorge.
— Moi, j'ai toujours du boulot à offrir à des jeunes aussi prometteurs que vous. D'ici quelques jours, BMI doit mener un assaut contre un repère d'Opposants, dans le Lot. Vous voulez en être ?
— Vous tenez enfin Adler et sa clique ? s'excite la scientifique.
— Ouais, acquiesce Domitien. On a fini par les repérer. Dans un château-fort médiéval. Assez malin de la part de Clément. Copernic a tâté un peu le terrain. Avec Adler, vaut mieux se méfier. Mais les premières nouvelles sont excellentes. Ils n'ont aucun malade.
— Et César n'a pas daigné venir nous saluer ? s'enquiert-elle de façon anodine.
— J'ai conseillé à Sa Majesté de rester à l'Agence, répond Domitien sur un ton tout aussi neutre. Circuler devient de plus en plus dangereux. Paris est hors contrôle. Paris brûle.
— En tout cas, pour le moment, même si je suis sûre que 3.0 est prête pour vous épauler, j'ai encore besoin d'elle ici. À cause du fils Hébrard !
Oh non ! songé-je. Elle est complètement obsédé par ce gamin !
Alors que je me remémore le regard gourmand et apeuré de Thibaut, un douloureux et délicieux frisson court le long de ma colonne vertébrale. Ce regard a fait s'effondrer d'un coup la dernière barrière qui me séparait de mon humanité et a relégué au second plan mon béguin pour Copernic.
La folle vague d'espoir qui s'est emparée de moi à l'idée de me tirer enfin de ce trou merdique retombe aussi vite qu'elle s'est formée. Une déferlante de rage et de fureur la remplace et je m'empresse de fermer les paupières de peur que mes yeux ne trahissent les surprenants changements survenus dans mon corps.
Trop tard ! Mes réflexes n'ont pas été assez rapides. Mon ouïe ultra-fine et mon odorat surexcité ont capté d'infimes changements chez Newton. Existe-t-il un pacte tacite de solidarité entre GA ? Toujours est-il qu'il ne me balance pas.
J'active tous mes programmes zens. Voilà mon problème réglé sur-le-champ. Puis je plante mon regard dans celui de mon collègue. Il le soutient sans ciller.
Et nous pivotons vers Nathalie qui tressaille et ne peut empêcher ses mains de trembler. Lentement, trop lentement, le jeune Exécuteur détourne son attention d'elle ; il se délecte de son malaise, il jouit de sa peur, que moi aussi, j'entends résonner dans sa respiration difficile, que je hume dans l'odeur aigre de sa sueur.
— Ce gosse, je l'ai vu, y a quelques jours, continue Domitien, en marchant à grands pas dans l'open space que nous venons de rejoindre. Une sacrée teigne ! Encore plus coriace que son père ! Peut-être plus doué aussi ! Vous allez avoir du mal à le convaincre de collaborer de son plein gré !
Fichée dans son tailleur-pantalon Hugo Boss aussi sérieusement qu'une pique de parasol dans le sable, Nathalie lui lance un sourire froid qui n'atteint pas ses yeux.
— C'est moi qui dois l'accueillir, ânonné-je, il me confiera tous ses secrets...
Newton explose d'un rire gras ; Domitien esquisse un rictus moqueur ; la Magistra, plus droite qu'une tombe, me foudroie du regard.
— Ma chère Nathalie, susurre maintenant le tueur moqueur, je ne vous connaissais pas cette rouerie. Vous avez ajouté un programme de courtisane à notre GA ? Nous pourrons vite vérifier ses aptitudes ; Thibaut a rendez-vous demain avec moi au Siège Central.
Dans mon état semi-humain, j'ai follement conscience de mon cœur qui palpite un peu trop fort et de mon sang qui circule un peu trop vite dans mes veines. Ces deux types me font penser aux requins qui harcèlent leur proie à plusieurs reprises avant de la déchirer.
Mais c'est au tour de Nathalie de courber ses lèvres en un large sourire.
— Si c'est pour m'apprendre cela que vous vous êtes dérangés, vous n'auriez pas dû. Il ne viendra pas !
— Je suis d'accord, intervient Newton. Si c'est bien le fils de son père, ce n'est pas parce que nous détenons sa mère qu'il choisira de se sacrifier...
Il y a tant d'agressivité dans sa voix qu'elle éclate à chaque syllabe. Nathalie tressaille à nouveau. Il y a quelque chose chez 1.0 qui l'épouvante, mais quoi ?
— Ce gamin, je l'ai rencontré, continue Domitien. Il viendra. Par devoir. Par provocation. Il viendra... Je sens qu'il a reçu l'Empreinte...
Sa voix étrange, presque engourdie, comme exténuée, me donne des frissons. Il veut faire croire qu'il n'est pas en colère. Pourtant, ce gamin le met sacrément en rogne.
— Et de toute façon, termine-t-il, s'il s'échappe, il nous mènera droit aux relations de son père et nous pourrons enfin savoir ce que trame Hébrard depuis toutes ces années.
Une sorte de sourire triste mêlé de désespoir courbe les lèvres de la Professeure.
— Je vous croyais moins naïf, mon cher. En dix ans de vie commune, je ne suis jamais parvenue à savoir ce que pensait vraiment mon mari. La cervelle de Philippe ressemble au bulbe d'un oignon. Vous avez beau creuser, vous ne rencontrez que de nouvelles couches. Et vous pleurez avant de l'avoir entièrement pelé.
— Je vois ce que vous voulez dire. Il croit qu'il nous enterrera tous. Mais cet immense orgueil peut devenir sa faiblesse. Il m'a formé ; je peux le surpasser ; et si son fils a été fabriqué dans le même moule que lui, ce serait intéressant de l'avoir avec nous.
— Duquel de ses fils vous parlez ? le coupe Newton, cinglant, en braquant ses yeux sur Nathalie qui blêmit sous son parfait teint halé.
La voix de 1.0 s'est faite tellement rauque qu'elle tient plus du grognement que du langage articulé. Un dinosaure – genre brachiosaure – aurait pu s'exprimer ainsi. Si, bien sûr, ces monstres antédiluviens avaient eu la parole.
Même Domitien que mon imagination hardie assimile à un vélociraptor sursaute ; il se tourne vers son apprenti mais ne le reprend pas.
N'est-ce pas un infime relent de sueur que capte soudain mon odorat accru ?
— En fait, Madame, continue Newton profitant de l'étrange mutisme de son mentor, c'est pour vous parler que j'ai tenu à venir. J'ai besoin d'un check-up et surtout d'une conversation sérieuse sur mes origines...
— Comme ça risque de durer, achève Domitien jouissant intensément du désarroi de la Magistra, je vais en profiter pour rencontrer notre expert en débrouille !
Dans un des bureaux, à quelques mètres de nous, Aaron, le geek qui a ramené la photo de Thibaut, se recroqueville sur son siège. Mes yeux zooment sur la quantité improbable de fils électriques qui traînent autour de lui ainsi que sur l'étrange cylindre sur lequel il est en train de travailler. Celui-ci émet d'ailleurs un bip irrespectueux.
— C'est vous, n'est-ce pas, s'acharne Domitien, qui avez réussi à bricoler les anciennes radios, d'avant l'électronique, celles dont nous nous servons pour communiquer ?
— Oui, oui, approuve le garçon qui reprend des couleurs humaines. J'aurais effectivement quelques gadgets qui pourraient vous intéresser...
— Le fayot ! ricané-je. Voilà que cette tête d'œuf se prend pour Q (3) !
— Nathalie, je vous souhaite bien du courage ! fait Domitien, partagé entre l'amusement et l'inquiétude. Quant à vous, jeune fille, continue-t-il en dardant ses yeux de serpent vers moi, il me tarde qu'on travaille ensemble. Si vos talents de guerrière sont à la hauteur de votre grande gueule, nous accomplirons des miracles !
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( 1) : pour dynamiter, disperser, ventiler, façon puzzle ! Allusion à une réplique de Raoul Volfoni dans le film Les Tontons Flingueurs.
(2) Le « Néron chauve » : Un des surnoms de l'empereur Domitien. Néron fut un des empereurs romains les plus cruels.
( 3) Q : Personnage de James Bond responsable de la division recherche et développement qui invente les gadgets de l'agent secret.
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Beaucoup de révélations dans ce chapitre.
Avez-vous compris pourquoi la Magistra est morte de peur ?
Et qui est Newton ?
Et pourquoi Domitien ne tient pas à arrêter Thibaut ?
Et surtout, quelle est son prochain objectif ?
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Le chapitre 11 débutera par la visite de Thibaut à BMI.
Accrochez-vous !
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