Chapitre 10-4 : Thibaut

( Banlieue sud de Paris 30 août 11 h 30

Thibaut et Rémy se sont rendus chez le grand-père de ce dernier pour aller chercher un Combi VW. Ils vont en avoir besoin pour rejoindre Carcassonne où le père de notre petit génie leur a donné rendez-vous.

Un homme, en treillis, nous tient en joue avec ce qui me paraît être un fusil de chasse.

Mes yeux, comme totalement détachés de mon corps, enregistrent tous les détails de cette scène surréaliste avec une précision quasi-clinique : deux ados trempés de la tête aux pieds et un drôle d'individu, à l'air hardi, les menaçant d'une arme lourde. Si ce dernier a largement dépassé la soixantaine, il semble encore en bonne forme physique et a l'air dangereux. Sa coupe date d'au moins deux mois et des mèches rebelles retombent en désordre sur son visage. Ses rides tracent de profonds sillons dans une peau tannée par le soleil qui laisse deviner la forme de son squelette. Mais toute sa force réside dans ses yeux, deux lasers pointés sur nous, et dans sa voix terrifiante.

Nourris au film de gangsters, nous avons levé les mains en l'air. Je m'en veux à mort. Je possède un flingue et je ne l'ai pas sur moi. Je l'ai posé... Je l'ai posé pour jouer alors que je suis dans une maison inconnue et que j'ai toute une armée à mes trousses !

J'observe Rémy du coin de l'œil et ressens au plus profond de mon être le moment où tous ses muscles se relâchent !

— Micky ! Micky ! C'est moi, Rémy, le petit-fils de Serge ! Tu me reconnais pas ?

Si l'arme reste dirigée sur nous, son propriétaire ouvre des yeux immenses.

— Rémy ? s'étonne-t-il. Je te croyais mort, toi aussi !

Je sursaute ; Rémy tressaille et déglutis. Micky renverse sa tête en arrière et éclate d'un rire franc.

— Ça y est, je te remets. Mais t'as bien forci, mon gars ! Faut dire, depuis le temps qu'on t'a pas vu par ici ! Tu devrais pas me causer de pareilles surprises. C'est que je suis plus tout jeune, moi !

Le vieil homme s'avance lentement vers nous et soudain me transperce de ses yeux brillants.

— C'est en bien étrange compagnie que tu t'amènes...

L'acidité de sa remarque me fait frissonner. Rémy fait semblant de ne pas avoir saisi le sous-entendu et prend une voix enjôleuse pour expliquer les raisons de notre présence.

— On venait voir papy. Tu sais pas où il est ?

— Pauvre gars, t'arrives trop tard ! Ça fait bien un mois que Serge et Héloïse se sont barrés d'ici.

Mon ami ne réussit qu'à articuler ce seul prénom qui semble le choquer.

— Héloïse ?

— Ben, oui. Héloïse, sa copine. T'étais pas au courant ?

— Non, bredouille Rémy. Et ils ont laissé le VW ? Jamais Papy serait parti sans !

— Il le trouvait trop caractériel pour un long trajet. Ils se sont barrés avec son Tub à elle. Vers une communauté qui se créait sur Limoges.

— C'est donc pour ça que j'ai pas pu le démarrer ! Il a pas réussi à le réparer !

— Ah, vous les jeunes ! s'énerve Micky. Vous écoutez rien. Je n'ai jamais dit que cet engin ne fonctionnait pas ; Serge doutait juste de ses aptitudes sur une longue distance.

— Peut-être que je pourrais achever sa restauration, murmure mon ami, l'air rêveur.

— Attention ! grogne Micky en raffermissant sa prise sur la crosse de son arme, Serge m'a chargé de veiller sur ses biens jusqu'à son retour. T'arrives ici, avec un inconnu, la bouche en cœur, alors qu'on t'a pas vu depuis des années...

Le canon du fusil dévie dangereusement dans ma direction... Je sens mes joues rosir légèrement.

— C'est mon meilleur pote, Thibaut. Il m'héberge. Et si ça fait longtemps que tu m'as pas vu, c'est que maman et papy étaient fâchés ; ce têtu de Serge supportait pas de savoir sa fille à BMI !

— Et je ne peux que l'approuver! fait le vieil homme en crachant par terre. Le pire, c'est que tu sembles continuer les traditions familiales. Ton ami, il pue le patricien à plein nez !

Jusque là, j'avais réussi à garder un silence respectueux. Mais la colère bouillonne si fort en moi que je sens mes poils se hérisser. Cet imbécile commençait grave à m'énerver.

— Le patricien en question en a ras le bol que vous parliez de lui comme s'il n'était pas là ! décrété-je. Et il pense que l'expérience de l'âge devrait vous avoir appris à ne pas juger sur les apparences.

Je plante mes mains dans les poches de mon short et le toise avec tout l'orgueil dont je suis capable. Une lueur appréciatrice passe dans les yeux de mon interlocuteur...

— Micky, tu me connais ! bredouille Rémy, la voix suppliante. Tu me faisais confiance ; tu te rappelles, toutes les heures qu'on a passées à faire de la mécanique, avec Serge. Je suis tout seul maintenant mais je sais conduire. J'ai envie d'aller rejoindre papy à Limoges...

— Ce qui est arrivé à tes parents, c'est bien malheureux ; ton grand-père en a été très affecté...

Rémy jette un coup d'œil assassin à Micky qui s'interrompt.

— C'est bon, grogne mon ami, j'veux pas en parler, ça sert à rien de remuer le chagrin.

Ses yeux se remplissent de larmes – quel comédien ! – et l'ex-militaire abaisse enfin son fusil.

— Ah, évidemment, mon p'tit gars, si t'es seul au monde... Je vais chercher ma caisse à outils.

Rémy me fait subrepticement le signe de la victoire. Me sentant vraiment de trop, je me justifie :

— Je vais faire un tour. Le patricien que je suis n'y entend rien, à la mécanique !

— Fais gaffe quand même, déclare Micky soudain bien aimable. Les gens d'ici aiment pas trop les citadins et les troupes de Dark Rufus passent dans le village. Y z'aiment pas trop les gosses errants !

— Vous inquiétez pas ! fais-je en allant récupérer mon arme et en l'enfonçant dans la ceinture de mon short, je gère ! Je suis un très bon tireur.

Les pupilles de Micky se dilatent. Ses yeux bruns virevoltent comme deux insectes prisonniers d'un bocal.

— Ouais, ouais, on dit ça ! grommelle-t-il pour garder la face, reste maintenant à voir si dans des conditions réelles, tu serais capable de buter un homme...

Je braque mon regard droit sur lui sans même me donner la peine de lui répondre. Surpris, il a un mouvement de recul. Les ombres que je décèle au fond de moi ne m'épouvantent plus. Au contraire, ma nouvelle personnalité, débarrassée de son vernis d'éducation et de civilisation, me ravit !

— T'es un drôle de gars, lâche Micky, pas normal, vraiment pas normal !

— Merci pour les amabilités, grogné-je. Je le sais que suis bizarre. J'entends ça depuis toujours.

Satisfait d'avoir presque réussi à me concilier le vieux grigou cadavérique, je récupère mes vêtements et les renfile, encore mouillés de notre séance d'arrosage. La chaleur est telle qu'on voit quasiment la vapeur d'eau s'en élever.

Je quitte la maison et suis la route ombragée qui s'éloigne du village ; soudain harassé, je m'affale sous un arbre et lève mon regard sur l'immense feuillage roux. Une étrange lumière flamboyante s'infiltre à travers les trouées des branchages. On dirait d'énormes yeux rouges en train de me fixer. Le soleil s'amuserait-il à mes dépens ?

Le Voyageur apparaît à son tour dans mon champ de vision. Il me paraît bien pâle ! Quelle est cette impression indéfinissable qui m'oppresse ?

Je me crispe soudain puis saute sur mes pieds et agrippe mon pistolet.

Je sais. Mon ouïe ultra-sensible m'a prévenu. Elle a capté un son inattendu, le ronronnement régulier d'un moteur, puis les échos d'une vive discussion. Les prétoriens sont au village !

Et je devine que la prochaine étape des Hommes-Caméléons sera la maison de Micky. Le vieux rapace va-t-il nous trahir ?

Si mon sang se solidifie dans mes veines, j'ai tout de même le réflexe de me jeter à plat ventre dans les hautes herbes. Mes oreilles démultiplient chaque bruit incongru, mes yeux guettent le moindre mouvement douteux, mon esprit ne sait plus s'il doit paniquer de l'arrivée imminente de ce véhicule ou s'il lui faut plutôt craindre la morsure d'un serpent.

Trop surexcité pour rester immobile, je me relève avec précaution sur mes deux coudes et commence à ramper pour m'approcher. Le véhicule stoppe devant la maison de Micky ; d'un noir brillant, il réfléchit les rayons lumineux qui semblent rebondir loin de lui sans même le toucher.

C'est un type d'engin comme je n'en ai encore jamais vu. Large et massif, il possède des roues énormes et des vitres teintées. Avec quelle énergie cette espèce de tank est-il propulsé ?

Les portières s'ouvrent, deux soldats en sortent ; aujourd'hui, en raison de la morsure du soleil, leur célèbre combinaison photochromique, où seule leur fibule forme une tache de couleur, arbore une teinte crème réfléchissant la chaleur. Un masque recouvre leur tête et laisse juste entrevoir leurs yeux.

— Y a quelqu'un ? appelle l'homme, grand et massif.

— Pas la peine de crier si fort ! fait Micky en sortant du garage voisin, une clé anglaise à la main.

— Vince ! Police prétorienne de BMI ! se présente le soldat. Nous passions voir si vous n'aviez besoin de rien...

— Je me débrouille très bien tout seul, répond brutalement le vieux bougon. Je fais de la mécanique ; ça occupe...

La femme – tout m'indique que ce militaire est de sexe féminin, son allure longiligne, sa sveltesse, le pantalon moulant ses longues jambes galbées – marque un temps d'arrêt, se tourne de tous les côtés, hume l'air et déchiffre le paysage, comme si un petit quelque chose l'avait averti de ma présence. Elle tourne ensuite son visage vers son collègue. Sa voix flûtée parvient jusqu'à moi.

— Vince, pendant que tu continues à discuter avec ce sympathique monsieur, je vais aller faire un tour là-bas. J'ai perçu un mouvement ; sans doute est-ce un animal mais je préfère vérifier...

— Ouais, c'est ça ! s'esclaffe son partenaire. G.3.0, t'es toujours aussi roublarde ! Je sais bien que t'as envie de faire un petit tour avant de rentrer. Mais magne-toi ! On est en retard sur l'horaire...

Tandis que cette dernière projette ses jambes athlétiques vers le champ où je suis caché, je me rappelle le papier arraché au cadavre d'Antoine. Était-ce le nom de cette prétorienne qui y figurait ?

— On a entendu dire que des étrangers étaient passés par chez vous ? reprend Vince.

— Ouais, répond Micky, les petits-fils de mon voisin. Y sont venus prendre des affaires mais sont déjà repartis.

Un poids énorme abandonne ma poitrine... pour rappliquer avec encore plus de fougue car la jeune femme s'approche de ma cachette. Elle s'est à nouveau immobilisée, aux aguets. Tout prêt de moi. Je distingue maintenant la couleur orangée de son épingle. Elle dirige ses yeux vers le mur lézardé derrière lequel je me dissimule et plie lentement les genoux juste à la hauteur de la pierre descellée par laquelle je mate les événements.

Mon cœur chute au fond de mon ventre. Des yeux étranges croisent les miens. Des yeux à la fois juvéniles et anciens. Des yeux d'une tristesse à couper le souffle, des yeux qui pourraient avoir vu des millions d'apocalypse. Carrément hypnotisé, je me perds dans ce regard noisette, pailleté de vert. Le regard d'une meurtrière empreint d'une douceur de miel.

Un appel guttural rompt le face à face et me tire de ma torpeur. Un autre miles vient vers nous.

— Bon sang, Galilée ! T'es vraiment un boulet. Qu'est-ce que tu glandes ?

— Je profite du paysage ; je crois que j'ai trouvé une petite bête, un insecte très recherché ; les entomologistes de tous les pays se l'arracheraient...

Ses sous-entendus me laissent perplexes mais j'esquisse un mouvement pour prendre mon arme. 3.0 secoue discrètement la tête, se redresse et court vers son collègue en criant sur un ton enjoué.

— Finalement, je vais le laisser en liberté. Ces mignons scarabées, ça a beau être tout petit et avoir l'air inoffensif, ça se faufile partout, ça galope, puis ça devient d'énormes cancrelats qui peuvent pourrir la vie de toute une maison. Mais qu'il se méfie, celui-là, s'il a toute la communauté scientifique à ses trousses...

Le munifex s'avance vers elle. Même si je ne peux voir son visage, j'imagine bien son air interloqué.

— Tu t'intéresses à la nature maintenant ! N'importe quoi ! Si tu te concentres pas davantage, on va le signaler à la hiérarchie !

— Ce qui me plaît chez toi, Cornélius, réplique 3.0 en éclatant de rire, c'est ton sens de l'humour ; tu comprends pas que je te charrie ? Les insectes, j'en ai rien à foutre. Ce qui m'intéresse, c'est de nous tirer d'ici le plus vite possible. Je le sens pas, moi, ce coin.

Cornélius et Galilée rejoignent la voiture dans laquelle Vince est déjà remonté. Le pilote démarre et s'éloigne. Tous mes muscles tétanisés, je dois patienter un petit moment avant de pouvoir bouger.

Rémy sort dans la rue, aux nouvelles ; je le rassure d'un petit geste de la main. Il rentre aussitôt.

Mes pensées recommencent à dériver... Tout, chez cette jeune femme, m'a troublé. Sa démarche martiale et déterminée, son humour pince-sans-rire et ses yeux feu et velours.

Ces sensations équivoques m'irritent au plus haut point. Je ne me connaissais pas cette perversité. Moi qui venais de comprendre que les femmes ne m'attiraient pas !

Est-ce son allure androgyne qui m'a tapé dans l'œil ? Ses postures guerrières ?

Je réussis enfin à me lever et regagne la maison. Du garage, me parviennent des bruits de ferraille, des hoquets du moteur, des jurons, beaucoup de jurons... Je n'ose pas déranger les mécanos jusqu'à ce que le son d'un doux ronronnement parvienne à mes oreilles.

Je me précipite vers Rémy et frappe dans sa mains levée. Micky stoppe le moteur et descend.

— Ça devrait pouvoir le faire. Mais Rémy, mon gars, n'oublie pas ta caisse à outils !

— Merci ! Pour les prétoriens ! précisé-je. C'est bizarre que leur voiture n'ait pas grillé !

— Je te le fais pas dire ! acquiesce Micky. Et puisque t'as plutôt l'air d'être de notre côté, je peux te dire que la plupart de ces derniers sont de véritables enfoirés...

— Bof, l'interrompt Rémy au risque de se faire hacher menu, ceux-là avaient l'air sympas...

— C'est parce que c'étaient de jeunes recrues mais je t'affirme en avoir rencontré qui auraient vendu père et mère pour leur Firme de merde...

Rémy se renfrogne à vue d'œil ; sans en tenir compte, Micky continue sa diatribe qui m'est visiblement destinée.

— Après le Black-Out, on est restés longtemps seuls, sans trop savoir ce qui se passait. On s'organisait pour distribuer correctement la nourriture, sans trop de casse. Puis il y a eu des bagarres, du pillage. Alors les prétoriens s'en sont mêlés. Ils ont évacué des gens vers des camps, soit-disant plus sûrs ; une étrange maladie s'est répandue ; maintenant, les survivants filent doux et se méfient !

Nous le regardons, muets de stupeur. Ravi de l'effet de son récit, Micky se sert une rasade d'eau.

— Le soleil détale à l'horizon, remarqué-je en me tournant vers lui. Je ne veux pas être impoli mais vu le passage dans ce village, vaudrait mieux pas trop traîner. Encore merci. Mille fois.

— De rien ! me répond-il avec un clin d'œil ; ça m'a fait une distraction et m'aura appris à ne pas juger sur les apparences. T'es vraiment un sacré bonhomme.

Mon visage me cuit comme une boule de feu. Nous nous faisons nos adieux et je lui abandonne les quelques provisions qui nous restent. Micky me fait ses dernières recommandations à l'oreille.

— T'es un combattant, mon p'tit gars, même si tu le sais pas encore. Toi et moi, on est de la même race. Si t'as à tuer, ne pense pas, agis, vois l'adversaire en face comme un simple objet, pas comme une personne de chair et de sang. Enfonce-toi ça bien dans le crâne. Pour toi. Pour les tiens.

Je hoche la tête, déjà sûr que ces paroles me sauveront un jour la vie.

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Je sens les fans du couple Liam-Thibaut s'inquiéter. En revanche, les adeptes de Galilée se réjouissent.

Mais quel est le point de vue de la principale intéressée ?

Elle vous le dévoilera mercredi... 

Si l'homme au grand manteau noir qui l'attend au Complexe BMI lui en laisse le loisir... 

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Un grand merci à ceux qui viennent de rejoindre l'équipe de tête :

HomoSum2021

TomRenan    

MilouMalo


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