Chapitre 1-4 : Thibaut

( Sur la route du sud, 1er septembre 20h 12)

Thibaut et ses amis ont enfin pris la route pour rallier Carcassonne. C'est près de cette ville que le père de Thibaut lui a donné rendez-vous juste avant le Black-Out. 

Des grincements... Des claquements... Des bruissements...

Assis avec Charlotte et Maeva sur la couchette aménagée par le grand-père de Rémy à l'intérieur du Combi, je me sens tout à fait inutile. Je baisse mon regard sur Sampa qui appuie son museau froid sur ma main. Ses yeux dorés me rappellent mon bref affrontement de la veille avec Charlotte.

Je souris au camion qui brille dans le soleil couchant. Elle trimballe des paquets de croquettes.

— Lâche ça ! Faut pas s'encombrer !

— Si elle vient pas, je viens pas ! crie-t-elle en les laissant tomber dans l'herbe cendreuse.

Je sais que je vais céder mais ne peux m'empêcher de la titiller. Peut-être pour me venger de toutes ces fois où j'ai dû nous tirer des ennuis dans lesquels elle nous avait fourrés !

— Et à quoi elle pourrait être utile à part faire une bouche de plus à nourrir ?

Elle dresse son nez vers moi. Ses taches de rousseur s'embrasent dans la lumière rouge-orangé.

— Elle peut monter la garde, nous avertir en cas de danger, nous défendre...

Je hoche la tête ; elle se jette dans mes bras.

Des secousses... Des sifflements... Des froissements...

Je vais et je viens entre deux réalités. Des images du départ tournent en boucle dans mon crâne...

Je monte les escaliers, les épaules voûtées. Je repasse dans chaque lieu de mon enfance, j'effleure du doigt, mon lit, mon bureau, mon oreiller... Quelques gouttes fuient mes yeux lorsque j'entre dans la chambre de mes parents, avise un vieux cadre-photo de nous quatre dont je m'empare.

Je ferme la porte, à clé. Sur mon enfance et ma vie d'avant.

Le VW a avalé les premiers kilomètres dans un silence anormal. Même Charlotte s'est tu, sa main broyant la mienne. Rémy se concentre sur la conduite. À ses côtés, Claire et Nicolas s'improvisent copilotes, un œil sur la carte, l'autre sur les panneaux indicateurs.

Et puis tout est parti en vrille. Le vieux moteur fatigué s'est mis à nous cracher des bruits alarmants. Rémy a stoppé, Rémy a sorti sa caisse à outils, Rémy a plongé sa tête sous le capot.

On était déjà en panne à moins de cinquante kilomètres de la maison !

Notre mécanicien a su réparer en moins de deux. Mais ensuite, il a fallu faire des demi-tours, nous arrêter à cause de la chaleur, stopper en raison des tensions croissantes dans l'habitacle, faire des pauses pour manger, boire ou nous soulager...

Je saute du fourgon et étire mes membres engourdis. L'éclat du soleil est tel que je dois fermer les yeux malgré mes verres teintés. Je les rouvre ensuite pour absorber la douleur apportée par la lumière. Il me faut bien quelques secondes pour retrouver la vue. Sampa hume l'air, trottine gentiment puis s'affale à l'ombre du VW. Comme elle n'a pas l'air inquiète, je me détends.

Rémy s'approche, la carte à la main. Il avise le pistolet que je suis en train de triturer.

— On est des abrutis ! assené-je brutalement.

— Y a un souci ?

— Pas encore. Mais ça ne saurait tarder. Ma maison, c'était une bulle de calme ; on y vivait protégés. Mais au-dehors, le monde a continué d'avancer, ou plutôt de régresser. Certes, nous en avons reçu quelques échos ; mais la plupart des problèmes extérieurs n'ont fait que nous frôler, comme si nous étions restés à la frontière alors qu'à partir d'aujourd'hui, nous avons définitivement franchi la ligne de démarcation.

Rémy pose sur moi ses yeux sombres.

— Ce que tu veux dire, c'est qu'en fait, les sbires de BMI ne sont qu'une des nombreuses complications que nous aurons à affronter. Alors qu'est-ce qu'on fait ? On continue ?

— À ton avis ? On a pas le choix. Mais pas un mot aux autres ! Ça sert à rien de les inquiéter !

— Regarde ! fait-il en pointant du doigt une ligne zigzagante sur sa carte. Cette départementale, là. Elle sera plus dégagée, moins fréquentée et ça sera peut-être plus difficile pour BMI de nous y repérer ! Certes, ça fait un détour mais au point où on en est...

J'acquiesce. Je contrôle enfin les choses pour la première fois depuis que j'ai mis le nez dehors, ce matin... C'est une sensation grisante : je sais qu'en choisissant ce chemin, je vais à la rencontre de mon destin !

Une pétarade... Des râles... Un ronflement...

— On va s'arrêter dans ce stade ! décrète Rémy. J'en ai trop marre de conduire !

Tous s'éparpillent aux alentours pour se dégourdir les jambes.

Si le soleil disparaît rapidement à l'horizon, je ne distingue pas les habituels rayons rouge-orangé s'étirant sur l'azur en feu. Le ciel prend ce soir une teinte de vase et les derniers reflets dorés ne réussissent pas à insuffler un peu de lumière au paysage maussade. Sampa collée à mes talons, mon arme à la main, je fais le guet, promenant mon regard sur le tableau qui s'offre à moi. Des nuances si étranges qu'elles ne peuvent appartenir à notre bonne vieille Terre.

— Je ne sais pas d'où tu viens, interpellé-je le Voyageur, mais ça devait être un monde bien triste pour que tu nous apportes cette lumière d'outre-tombe.

Nous ouvrons quelques boîtes de conserve dont nous grignotons le contenu, froid, sans aucun plaisir. Sampa mendie à nos côtés mais n'oublie pas de dresser l'oreille au moindre bruit inquiétant.

— Dormez un peu, dis-je. Je me suis reposé cet après-midi. Je prends le premier tour de veille. Nico, ce sera à toi, dans quatre heures.

Ils se dirigent tous vers leur sac de couchage. Tous, sauf Rémy. Je me renfrogne aussitôt.

— J'ai pas sommeil, dit-il. Je suis vraiment trop stressé.

Je soupire. Ne peut-il pas comprendre que j'ai besoin de solitude ?

— Il vaut mieux veiller à deux ! fait-il en s'affalant à mes côtés. Un peu de compagnie, ça te fera du bien. À force de rester en tête à tête avec toi-même, tu risques de te transformer en ours dans un moment d'inattention !

Je ne réponds pas. Mais le silence qui nous entoure change de consistance ; je le trouve soudain moins oppressant. Rémy saisit une bouteille d'eau, en avale une rasade et me la passe. J'en prends une gorgée, racle le sol du bout de mes Nike et arrache quelques brins d'herbe.

— Je suis complètement paumé, reprend Rémy. J'ai tellement peur que ça m'étouffe. Si tu savais combien j'ai peur... de demain... de mourir. Et puis, d'un autre côté, je me demande si ça vaut la peine de s'entêter... À quoi ça sert de vivre, s'il faut tout le temps avoir peur, tout le temps se battre ?

Il a resserré les mains autour de son corps, dans un geste vain de protection. Chaque fibre de mon être m'exhorte à le prendre dans mes bras pour le réconforter, mais ma pudeur refuse ces familiarités. C'est qu'il vient de traduire en mots les émotions que je claquemurais tout au fond de moi. Trop troublé pour m'énerver, je lui mens.

— J'ai pas trop eu le temps de réfléchir à tout ça. Moi, j'ai Charlotte ; je me sens responsable d'elle. T'inquiète ! Si faut, dans un mois, tout sera revenu à la normale. Nous, les ados, on a souvent tendance à exagérer.

Un hululement angoissant retentit au loin. Je brandis mon Glock, prêt à faire feu.

— Hé, du calme ! Ça devait être une chouette, souffle mon ami qui me toise, narquois. Tu sais, continue-t-il, ça me ferait vraiment chier de mourir si jeune. Pour ainsi dire, j'ai pas vécu. J'ai jamais couché avec une fille. Et joue pas les hypocrites ! T'es dans le même cas que moi.

Je ne nie pas. Pire ! J'écoute, horrifié, les mots fatidiques qui sortent de ma propre bouche.

— Depuis quelques jours, j'y pense tout le temps !

Un étranger a pris possession de mon corps ! Un ado boutonneux juste préoccupé par le sexe et la perte de son pucelage ! Est-ce à cause de l'éclair doré et froid que j'ai surpris dans les yeux d'une légionnaire mystérieuse et sexy ? Suis-je envieux du réconfort que Nicolas et Claire trouvent dans leur relation ? À trop contempler le Voyageur, je deviens complètement cinglé.

Rémy en reste sans voix. Je soulève un verre imaginaire et fais semblant de porter un toast.

— À toutes les occasions ratées, à tout ce qu'on a pas fait et qu'on aurait dû faire !

Rémy, gagné par ma crise de folie, embraye :

— Je veux pas crever sans avoir, au moins une fois, joué les ados insouciants !

— On peut toujours y remédier, avancé-je en balayant d'un coup seize années d'une jeunesse trop sage.

Je saute sur mes pieds et balance la lumière de ma torche sur les carcasses des véhicules alentours.

— Ils ont pas été pillés. Il y a peut-être des trésors là-dedans !

Je jette un caillou sur la première vitre à ma portée qui se brise en mille morceaux. Je passe la main à l'intérieur et ouvre la portière. Comme je n'y trouve rien d'intéressant, je réitère mon exploit sur deux autres voitures jusqu'à en arriver à une superbe BMI-car.

J'aligne, triomphant, mes trésors devant un Rémy médusé.

Deux paquets de Camel. Quatre canettes de Kronembourg. Un briquet.

Et alors que j'ai toujours détesté la bière, j'attrape un des bidons, l'ouvre et en balance un autre à Rémy. C'est cet instant précis que Nicolas choisit pour s'amener.

— Mais vous êtes malades ou quoi ? Pourquoi tout ce boucan ?

— On rattrape le temps perdu, l'informé-je en lui lançant une bière. On boit, on fume...

Sur ce, je porte la canette à mes lèvres et en avale une longue rasade. La bière est amère, chaude, comme éventée. Dégueulasse. Je me retiens de la cracher.

Mes deux potes suivent le mouvement. Je m'allume une clope et passe le paquet à Nicolas. Dans la lumière nocturne, je devine ses sourcils froncés, ses yeux noirs inquiets. Il ne reconnaît plus son ami, si pondéré, si prévisible.

Je porte la cigarette à ma bouche, aspire la fumée, manque de m'asphyxier. J'ai les poumons en feu mais je m'acharne. Ne plus faire les choses à moitié, telle devrait être ma nouvelle devise. J'ouvre une nouvelle canette.

— Vous parliez de quoi, pour en arriver là ? se renseigne Nicolas.

— De filles ! rigole Rémy. Thibaut ne veut pas mourir avant d'avoir connu l'amour.

— T'as vraiment rien compris, grogné-je. Je te parle pas d'amour, je te cause de baise. Je veux pas crever puceau. Je veux pas casser ma pipe sans avoir joui de la vraie vie. Depuis tout petit, je me suis comporté comme mon père voulait que je sois, et je n'ai fait que travailler, m'isoler... et puis j'suis devenu un genre de geek... Je n'ai vécu que virtuellement. Bref, j'ai jamais profité de rien, j'ai jamais existéééé!

Je termine ma deuxième Kro, je suis arrivé au bout de ma clope. Ma voix devient pâteuse, sonne rauque, même à mes propres oreilles. Méconnaissable. Je surprends une œillade entre mes deux potes. Ils doivent penser que je suis bourré.

Leur soudaine connivence m'irrite au plus haut point.

— Évidemment toi, tu peux pas comprendre, t'as Claire pour te tenir chaud la nuit, pour te réconforter, pour t'assurer de ta virilité. Moi, j'ai personne. Et c'est pas maintenant, avec l'Apocalypse et tout ça, à errer en pleine nuit sur des routes paumées, tout puant de transpiration, couvert de poussière, mal rasé et hirsute, que je vais me trouver quelqu'un !

Nicolas pose doucement sa main sur mon épaule.

— Tu sais, le genre aventurier, ça plaît beaucoup aux filles. Ça revient à la mode ces temps-ci !

J'entends le sourire qui pointe dans sa voix et cela me fait chaud au cœur.

— Calme-toi, continue-t-il. Je comprends pas trop ce qui t'arrive. Tu m'as toujours dit que les filles, ça t'intéressait pas. Alors ?

— Alors, répété-je comme un perroquet de mauvaise foi. C'est bien là le problème. Et puis, après tout, y a que les imbéciles qui changent pas d'avis, non ?

— Sûr, commente Rémy que nous avons momentanément oublié.

— En plus, continué-je, puisqu'on va mourir bientôt, je voudrais quand même savoir ce que ça fait de tenir dans sa main un sein bien rond, bien ferme, d'être embrassé de partout...

— Ça fait que c'est génial, me taquine Nico. Mais si t'as des poussées hormonales, t'as qu'à t'isoler et te débrouiller tout seul !

Je voudrais bien m'ouvrir une troisième bière mais il n'y en a plus en stock. Ma tête s'échauffe, mes pensées s'embrouillent. Je m'éloigne d'un pas mal assuré. Je vomis soudain les raviolis du repas, la bière que je viens d'ingurgiter. Je vomis mon passé et mon avenir, je vomis ce que je n'ai pas vécu. Nicolas s'approche, silencieux.

— Je t'en supplie, bafouillé-je, laisse-moi, laisse-moi seul un moment. Ça va aller.

— OK, murmure-t-il. Un quart d'heure, pas plus.

Il fait demi-tour. Je m'agenouille et me prends la tête dans les mains.

— Pleure, bordel, pleure ! m'admonesté-je.

Et je pleure la vie dorée qui m'attendait et que je n'aurai jamais.

Je pleure les secrets et les trahisons de mon père.

Je pleure ma pauvre maman, prisonnière, toute seule, dans son sarcophage de glace.

Je laisse libre cours aux larmes que je refoulais depuis longtemps. Mes yeux vont dévorer ma figure ; un rapace me martèle le crâne de son bec acéré.

Je me traîne jusqu'aux vestiaires du stade. Les portes depuis longtemps défoncées gisent au sol. Dans l'étrange lumière bleue, les tags sur les murs m'adressent des signes mystérieux et semblent vouloir prendre vie. Je tourne le robinet d'une douche et par miracle, en sort un filet d'eau jaunâtre. Je me débarrasse de mes vêtements, pose le pistolet le plus près possible de moi et laisse l'eau tiède me tremper le visage et s'écouler le long de mes épaules, de mes fesses, de mes jambes. Je me frotte de toutes mes forces pour évacuer les saletés de la route et les idées noires dont le Voyageur a empli ma tête, prenant au piège mes pensées les plus morbides.

Je referme le robinet et sors. La comète et sa longue chevelure ont progressé dans le ciel. Plus haut à l'horizon, juste au-dessous de la lune, elle me toise de toute sa splendeur, formant comme un sourire narquois, se moquant du monde et de ma déconfiture.

Je récupère mes vêtements et mon arme. À l'intérieur de ma poche, ma météorite grésille. Nicolas s'avance vers moi ; je hoche la tête, rassurant, dans sa direction.

— Y a de quoi se doucher là-dedans !

Il dresse son pouce en l'air en signe de victoire et se rue à l'intérieur.

Rémy s'est déjà assoupi. La crosse de mon arme comprimée dans ma main, je grimpe sur le toit d'une épave et fixe les ombres, prêt à en découdre avec d'éventuels attaquants.

********************

Ainsi s'achève le chapitre 1.

Et Liam ? me direz-vous.

Il est en route pour le sud, lui aussi, mais à moto... 

Et pour le moment, il ne lui est rien arrivé. D'où son absence !

Samedi, nous retrouverons Chloé. Vous vous rappelez, elle est partie chez sa mamie, mais son tonton est malade, il a l'épidémie...

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