Chapitre 1.3 : Chloé
( Région Centre 9 juillet 21h59 )
J'adore l'été. J'adore manger dehors.
Maman a travaillé tard ce soir et j'ai vraiment très, très faim.
Sauf que je me sens toute bizarre, comme si y avait un truc de pas normal dans l'air. Peut-être que c'est un orage ? Mais je vois aucun nuage. Dommage ! J'adore quand ça pétarade et que des cascades de pluie dégringolent de partout.
Je suis pas comme les autres enfants à mourir de trouille dans les bras de leur mère, j'ai envie de courir sous les éclairs, ces grands traits lumineux qui blessent le ciel avec leur zigzag. Et puis, on sait pas où ils vont tomber ! C'est trop rigolo. Pour moi ! Pas pour ma maman ; elle, elle râle. Depuis la Nuit des Étoiles Filantes, elle a tout le temps peur de me perdre.
Elle a fait des frites ; Dylan, lui, tourne des chipolatas et des merguez sur le barbecue. Je respire un grand coup et la bonne odeur des grillades rentre dans mes narines. On va trop se régaler !
Dylan, c'est le dernier copain de maman. Je l'aime pas beaucoup et je crois que c'est pareil pour lui. Il a une grosse voix, bien vulgaire, il aime trop les bières et le vin et après, il se met à dire n'importe quoi et à crier. Je le trouve méchant, il me trouve bizarre. Si jamais je disparaissais, comme ça a déjà failli m'arriver, je crois pas qu'il pleurerait, il ouvrirait le Champagne, ou plutôt du Mousseux, on a pas de sous à gaspiller. Il est jaloux et il dit que maman m'aime plus que lui. Là, il a raison !
J'ai jamais revu mon papa. Maman a beaucoup pleuré puis elle a essayé de le remplacer. Plein de types sont passés à la maison mais maman disait qu'aucun arrivait à la cheville de papa. Ça, c'est bien vrai ! Et puis Dylan est resté. Lui ou un autre, maman, elle a déclaré à mamie qui rouspétait, comme d'habitude. J'ai pas trop compris ce qu'elle voulait dire. Mais c'était mieux avant, quand on était que toutes les deux.
Maman porte le plat de frites et le pose sur la table. Dylan veut retirer les saucisses du feu et je l'entends jurer. C'est pas bien de dire des gros mots. Surtout quand les enfants écoutent ! Tant pis pour lui ! Il a qu'à pas essayer de cuisiner et de fumer en même temps.
Maman me regarde, me fait un clin d'œil et me prend dans ses bras. Pris de folie, les papillons de nuit dansent autour de la lampe d'extérieur. J'entends de nouveau des grognements. Dylan a dû se brûler. Ça me fait bien rire !
Il a qu'à pas se moquer de moi !
Il m'aime pas. Il dit que je suis pas normale.
C'est vrai que je suis pas comme les autres petites filles ; y a des gens qui racontent que je suis autiste. Les plus gentils ! Parce que les autres, ils affirment que je suis timbrée, pas finie, que je dois tenir de mon père ; maman dit qu'il faut pas les écouter ; elle a peur que j'en souffre. Mais moi, j'ai jamais mal... Tout ça parce que j'arrive pas à apprendre à lire ou à écrire, comme si mon esprit était pas encore éveillé ou qu'il était occupé ailleurs...
En fait, je sais tellement de choses et je connais tellement de mots que ça impressionnerait les gens et qu'ils me prendraient encore plus pour un monstre, alors je joue la comédie !
Dylan a enfin réussi à sortir les saucisses et se dirige vers nous.
— À table ! crie maman.
Mon beau-père me passe la viande sous le nez. Je dois ressembler à un chien qui se lèche les babines.
— Y en aura que pour les gentilles petites filles !
Je serre les poings. Il cherche à me faire râler. Mais ça marchera pas. J'suis pas aussi bête que lui !
Aussi rapide que l'éclair, j'attrape une merguez et la croque vite fait. Dylan a même pas eu le temps de réaliser. Je sais pas pourquoi mais j'ai tout le temps faim, je mange, je dévore, je me goinfre et je grossis pas. Je fais rager autour de moi : maman m'envie mon métabolisme et Dylan prétend que je vais le ruiner.
— Idiote, t'aurais pu te brûler ! s'affole maman.
— T'inquiète ! Elle était pas si chaude, Dylan les a laissées refroidir...
J'arrive toujours à embobiner maman, elle demande qu'à me croire. Je suis sa petite fille chérie et depuis mon enlèvement lors de la Nuit des Étoiles Filantes, elle me lâche plus.
La vérité, c'est que la saucisse était très chaude mais que je me suis pas brûlée ; j'ai une maladie étonnante, une analgésie qui m'empêche d'éprouver aucune douleur physique. Ce qui est encore plus étrange aujourd'hui, c'est qu'il me semble avoir guéri direct : la blessure était là et puis quand j'ai repassé ma langue, elle était partie.
C'est vraiment une soirée bizarre : depuis quelques minutes, j'ai l'impression que mon cerveau est en train de se séparer de mon corps.
Je m'assieds et je commence à piquer des frites dans le plat. Évidemment le râleur de service, y trouve l'occasion de se faire remarquer :
— Qu'est-ce qu'elle est mal élevée, ta gosse !
— En tout cas, répond maman qui se laisse pas faire, elle dit pas de gros mots comme toi !
Dylan avale une longue rasade de bière, laisse échapper un rôt bien dégueulasse et répond :
— Sûr, elle parle presque pas !
— Ben, tu devrais être content, tu dis toujours que les gosses te cassent la tête !
Je souris à maman sans oublier de me servir en merguez. Je me sens de plus en plus mal, j'ai trop chaud et y a plein d'images bizarres qui passent dans ma tête.
Alors, pendant que les adultes continuent à se disputer, moi, je regarde le ciel. D'habitude, ça me calme. C'est que je suis l'enfant des Étoiles, moi !
Mais aujourd'hui, ça sert absolument à rien. Au contraire, ça fait que m'énerver encore plus. Surtout que tout d'un coup, le Voyageur m'adresse un clin d'œil.
Comme maman tout à l'heure. Comme si j'étais sa petite fille chérie...
Nestor saute sur mes genoux et plante ses griffes dans la peau de mes jambes nues.
J'aurais dû avoir mal parce que je vois des gouttes toutes rouges.
Il tourne ses grands yeux vers moi ; il a l'air d'avoir très peur. Bizarre ! D'habitude, il est jamais méchant avec moi !
CLAC ! La lampe s'éteint soudain. MIAOU ! Nestor jaillit de mes genoux en hurlant ; dans le même temps, une terrible douleur me traverse tout entière. Sans un mot, je m'écroule à terre.
Dylan rage ; et il m'a même pas vue !
— Ville de merde ! Même pas foutue d'avoir de l'électricité !
Maman tente de me relever et appelle au secours :
— Chloé, Chloé, réveille-toi ! Dylan, fais quelque chose ! Elle est brûlante!
Dans l'obscurité, je distingue que le bout lumineux de sa cigarette allumée. Fidèle à lui-même, il grogne :
— Cette gosse ! Que des emmerdes ! Elle sait pas quoi inventer pour faire son intéressante !
Maman essaie de me rafraîchir avec l'eau glacée de la carafe puis elle me soulève pour me transporter à l'intérieur. Je sens plus rien, comme si mon cerveau était complètement détraqué ; je peux plus bouger tout en ayant l'impression étrange de flotter au-dessus de mon corps.
Je vois maman affolée me déposer sur le canapé. Je l'entends parler à Dylan :
— Mon Dieu ! Regarde ses yeux, on dirait deux étoiles en feu !
J'ai très peur mais en même temps pas du tout. Ça fait bizarre de se contempler comme si j'étais dans une émission de télé ! Surtout qu'il y a que mes prunelles flamboyantes pour percer l'obscurité !
Maman sort une bougie et l'allume. Dylan brandit son téléphone et pousse un nouveau cri.
— Bon sang ! Qu'est-ce qui se passe ici ? Il est complètement foutu !
Il attrape le portable de maman ; lui aussi est en panne...
Il traverse alors en courant la maison et – boum !– ouvre la porte sur la rue.
Je suis en tanguant le point orangé de son mégot. C'est de plus en plus étrange : je flotte dans l'espace mais Dylan sait pas que je suis là ; c'est marrant de pas être gênée par son corps.
Dehors, y a pas un bruit. Enfin si ! Mais pas de vrombissement de moteur, ces pétarades qui font très mal à la tête ; y a plus aucune auto qui marche ! Elles sont arrêtées n'importe comment ; y en a même qui se sont rentrées dedans. Les gens, descendus des voitures, tournent partout et s'interpellent. Dylan s'avance, sans prononcer un mot. C'est bien la première fois que quelque chose lui coupe le sifflet.
Moi, j'en ai assez de le suivre. Je reviens vers maman, vers moi, toujours allongée, toujours immobile. Elle pleure en me secouant. Je veux lui parler, je peux pas. J'essaie de rentrer dans mon corps. Il me rejette. Terrifiée, je tourne autour de lui ; je m'approche et j'entends mon petit cœur qui bat doucement... Tout doucement... Ma poitrine se soulève... Ouf... J'suis pas morte alors... Sur le moment j'ai cru que c'était ça, quand on était parti, comme papy : voir les gens et plus pouvoir leur parler ; c'est vraiment horrible. Soudain une idée me traverse l'esprit, je regarde partout autour de moi, peut-être que papa est là aussi ! Mais y a personne. Déçue, je réalise que je suis toute seule.
Désespérée, je tente à nouveau de réintégrer mon corps mais je me heurte à une sorte de barrière invisible, infranchissable, dure comme la pierre et froide comme un iceberg ; je rebondis dessus aussi vite qu'une balle de ping-pong et vole à travers la pièce. Ça fait pas mal mais je me sens toute bizarre, comme magnétique. Je panique en voyant maman toute seule et les larmes rouler le long de ses joues...
Que faire pour redevenir moi ? J'suis qu'une petite fille de six ans...
Un courant d'air m'attrape et j'ai beau lutter, je peux rien y faire.
Il m'emporte avec lui...
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Alors, à votre avis, qu'arrive-t-il à cette pauvre Chloé?
Et n'oubliez pas ! Lundi, vous avez rendez-vous avec Galilée...
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