chapitre 1.1 : Thibaut


( Banlieue Sud de Paris  9 juillet 21h59)

La comète X/12A1 s'étire dans le ciel comme un immense point d'exclamation horizontal. L'univers a manifestement le sens de l'humour, cet astre constituant plutôt une grande interrogation qui laisse perplexes les scientifiques du monde entier. Une énigme que le cosmos s'amuse à poser à ses enfants.

D'où venait-il ? Un astronome amateur l'avait repéré, il y a un peu moins de six mois, comme surgi de nulle part. Cette comète non périodique, au diamètre anormal, à la vitesse étonnante, à la trajectoire elliptique, avait aussitôt intrigué et alarmé.

Lorsqu'elle était passée à proximité de Jupiter, son orbite avait été complètement perturbée. Elle frôlait maintenant la Terre avant de continuer vers le soleil mais certains craignaient que notre planète ne la piège dans son champ gravitationnel, qu'elle ne s'installe en orbite ou ne se fragmente en plusieurs morceaux qui finiraient par nous percuter. On émettait d'ailleurs l'hypothèse que l'étonnant orage de météores qui avait émerveillé les gens, il y a un peu plus de deux ans, annonçait l'apparition de ce vagabond. Ce qui était totalement invraisemblable !

Accoudé au balcon de ma chambre, je fixe les mille feux de la comète qui font pâlir d'envie les étoiles les plus brillantes. Un petit nuage de rien du tout l'a occultée un bref instant tout à l'heure mais depuis qu'il s'est écarté, j'ai glissé dans une étrange torpeur.

Je rêve que le Voyageur me parle dans un dialecte inconnu proche du langage mathématique.

C'est comme si nous nous étions donnés rendez-vous, lui et moi.

Je suis si content qu'il m'ait déniché !

On me pince le bras. Je me retourne, furax. Rémy me regarde, étonné de mon geste brusque.

— Faudrait songer à te magner, si tu veux voir quelque chose cette nuit !

Rémy et moi avons prévu de nous livrer à quelques observations loin de la pollution lumineuse de notre banlieue. C'est un très bon copain qui passe la semaine chez moi, ses parents ayant dû s'envoler vers New York pour leur travail. On ne se connaît pas depuis longtemps mais ça a tout de suite fonctionné entre nous. Nouveau cette année – je me demande d'ailleurs comment il a pu s'inscrire dans mon lycée élitiste vu ses origines plébéiennes – il a connu quelques difficultés d'intégration. Nos divergences nous ont vite rapprochés ; nos centres d'intérêt sont tellement éloignés des préoccupations ordinaires des ados de notre âge! Sa spécialité à lui, c'est la mécanique, il est capable de réparer ou d'améliorer à peu près n'importe quel moteur.

Bien entendu, mon père, toujours méprisant envers les plus humbles, voit notre amitié d'un mauvais œil. Cela ne nous empêche pas de bien nous entendre, surtout depuis que mon ami d'enfance, Nicolas, m'a complètement laissé tomber.

Pour une fille. Claire. Une brunette aux formes généreuses... mais au tempérament revêche !

Il est fou d'elle, ne pense qu'à elle, ne parle que d'elle ! Un cas totalement désespéré ! Impossible de tenir une conversation sensée avec lui ! Un véritable cas clinique !

Nous nous connaissions depuis le jardin d'enfants, je l'aidais pour ses devoirs ; lui, il venait à mon aide dans les relations sociales. Maintenant, j'ai l'impression d'avoir affaire à un étranger. Et son changement de comportement me fortifie dans mes opinions bien arrêtées : les filles, l'amour, le sexe, tout ce qui alimente les discussions habituelles entre garçons, mon cerveau hyperactif et mon obsession du contrôle absolu me poussent à les envoyer au diable !

J'entraîne Rémy dans l'escalier. Ce soir, on est seuls tous les deux. Si Charlotte n'a pas cessé de nous tanner pour nous accompagner, nous avons tenu bon. Afin de calmer sa colère d'enfant gâtée, maman a décidé de l'emmener au cinéma.

Quant à mon père !!! Il se comporte de plus en plus bizarrement ! Je le crois vraiment atteint de démence précoce ! Ou proche du burn-out !

C'est qu'après avoir consacré seize ans à faire en sorte que j'accroisse mes capacités intellectuelles, il a soudain décidé que je devais aussi exercer mon corps ! Pratiquer un sport ! Non, non ! Pas le golf ou le tennis, comme ce serait normal pour un jeune patricien. Mais travailler ma musculation, me mettre à l'athlétisme... Au début, j'ai souffert, bien sûr. Mais, à ma grande surprise, j'ai rapidement pris le rythme et mes muscles se sont développés bien plus vite que prévu.

Et maintenant, depuis quelques mois, nous nous exerçons au tir. Le pire, c'est que j'y ai pris goût. C'est encore un domaine dans lequel j'excelle grâce à mon étonnante capacité de concentration.

Quelle idée a bien pu lui passer par la tête pour avoir choisi cette discipline ? Sait-il des choses que j'ignore ? Et bien sûr, maman ne dit jamais rien. Elle, elle peint ! Elle, c'est une artiste !

Nous atteignons le garage. Moi, j'ai un super scooter bardé d'électronique. Rémy, lui, a su se retaper une vieille mob qu'il a récupérée je ne sais où. Je cale mon mini-télescope sur le porte-bagage quand une drôle de musique m'interrompt. Je contemple mon bracelet connecté, sceptique.

— C'est mon père... qui m'appelle ! bafouillé-je. Il fait des trucs de plus en plus dingues !

Rémy me sourit, compatissant, et, pour m'encourager, me donne un léger coup de poing sur l'épaule. Je m'éloigne dans notre jardin, protégé par un énorme mur recouvert de tessons de bouteilles. Une espèce de fortification toute récente qui me rappelle la cour d'une prison ou un bunker allemand du siècle dernier. Encore une lubie paternelle !

Je ne reconnais pas sur le moment la voix de mon interlocuteur, étrange, hachée, comme essoufflée ; c'est un père en état de choc que je fixe ; livide, plus pâle que le jour.

Une angoisse subite me noue le ventre. Il est sûrement arrivé quelque chose...

— Pourquoi ta mère ne répond pas ? Passe-la moi, immédiatement !

Son visage est resté impassible et son regard neutre mais sa brusquerie me désarçonne.

— C'est... elle... est pas là, bégayé-je. Au cinéma... avec Charlotte... au Parc de Loisirs...

— Attends une seconde !

Mon père disparaît. Machinalement, je regarde l'heure : 21 h 56.

Je contemple, perplexe, l'image d'un couloir immaculé, typique des Complexes de BMI. Sans doute, celui de Carcassonne, puisque, mon père est parti là-bas pour plusieurs jours.

Ce dernier réapparaît, plus calme, semble-t-il, mais sa mine défaite me fait craindre le pire.

— On n'a presque plus le temps, alors écoute-moi bien et promets-moi, JURE-MOI, de faire ce que je te dis et de garder le silence sur notre conversation ! Coupe IMMEDIATEMENT toute la domotique, puis...

Je ne peux m'empêcher de lui désobéir et l'interromps :

— Mais pour...

Un grondement plus proche d'un cri de détresse que d'une clameur de colère m'arrête dans ma question.

— Tu fais ce que je te dis ! Désormais, c'est toi l'homme de la maison ! Tu vas attendre le retour de ta mère et de ta sœur, tu m'entends ?!! J'ai envoyé quelqu'un de confiance les chercher...

Son œil attentif me regarde effectuer, sur mon écran tactile, les manipulations nécessaires.

— C'est bien. T'affole pas ! Tout va changer, mais tu es prêt, tu as reçu l'entraînement nécessaire et acquis suffisamment de self-control. Dans quelques minutes, tout va s'éteindre. L'Asie et l'Australie sont déjà dans un complet black-out, on n'a absolument plus de nouvelles de ces deux continents, c'est bientôt notre tour. N'ayez pas peur, restez enfermés dans la maison, il y a de quoi vous débrouiller, et surtout vous ne sortez pas ! Au pire, si cela se gâte, réfugiez-vous à la cave...

La voix paternelle se brise.

Mon cœur bat la chamade. Au fond de moi, j'ai déjà compris, le monde tel que je l'ai toujours connu, n'est plus ; il ne me reste juste qu'à réaliser !

Philippe Hébrard reprend la parole, d'une voix plus ferme :

— Là où je suis, on va travailler à résoudre le problème ; c'est une situation que nous avons déjà envisagée. Je suis loin de vous mais je vais trouver le moyen de rentrer ; il vous suffit d'attendre.

Dans le jardin, inconscients du drame qui se joue à quelques mètres d'eux, les grillons stridulent à qui mieux mieux. Des insectes nocturnes, attirés par les lumières émises par mon bracelet commencent à tourner autour de moi.

Je lève les yeux vers le ciel ; la comète semble s'amuser de la situation, toujours plus brillante, toujours plus proche.

D'un ton maintenant déterminé, mon père m'assène ses dernières instructions ; j'écoute, sans dire un mot, d'abord profondément étonné puis complètement paniqué ; mon cerveau, comme détaché du reste de mon corps, enregistre machinalement tous les conseils, toutes les données, tous les renseignements. J'ai une mémoire d'ordinateur et saurai les utiliser en temps voulu. Toutefois le dernier point provoque en moi un haut-le-cœur. Jamais je ne serai capable de cela ! Mais je n'aurai pas à m'exécuter, ce n'est pas possible, je n'aurai pas à le faire !

Mon oreille perçoit les pétarades de la mob que Rémy vient de mettre en marche ; elles couvrent les paroles de mon interlocuteur :

— J'ai confiance en ton courage... Protège ta mère et ta sœur... Dis-leur que je les aime...

Mais pourquoi ai-je cet horrible pressentiment que je n'entendrai plus cette voix avant longtemps ?

Son visage se crispe ; je dois presque lire les mots sur ses lèvres :

— On n'est absolument pas opérationnels !

Un drôle de frisson parcourt mon corps tout entier. La transmission s'interrompt brutalement. Interloqué, je secoue mon bras, puis lève les yeux ; la maison est maintenant dans le noir ; Rémy me rejoint, sa bécane à la main et m'interpelle :

— Y a une panne d'électricité !

— La communication aussi s'est arrêtée ! répliqué-je en tendant mon poignet vers lui.

Il béquille son engin puis tourne son visage vers moi ; sous l'éclat bleuâtre de la nuit, sa mine blême m'effraie :

— Écoute, y a quelque chose de bizarre !

Je tends l'oreille ; rien ne me perturbe, c'est une tranquille soirée d'été dont le silence n'est troublé que par les stridulations des grillons. Des aboiements de chiens retentissent au loin. Sampa leur répond férocement. Notre domicile, posté en haut d'une petite colline, domine les villas et les pavillons de notre banlieue située au sud de Paris.

— Ben, je n'entends rien d'anormal !

— Justement, il n'y a aucun bruit dehors !

Nous nous tournons vers le lourd portail qui sépare notre bunker de la rue. Je me félicite d'avoir suivi les instructions de mon père ; nous aurions pu nous retrouver prisonniers chez nous !

Hormis les murmures de la nature, il règne un silence absolu. Aucune voiture ne circule plus et le bruit ininterrompu du roulage sur le périphérique voisin a totalement cessé.

Soudain une étonnante lumière déchire le ciel suivi d'un vacarme incommensurable.

J'ouvre fébrilement le portail, tellement énervé que j'ai du mal à le faire glisser ; Rémy vient à mon aide et dès qu'un petit intervalle apparaît, nous nous bousculons pour nous précipiter dans la rue. Tout le quartier est plongé dans le noir. Quelques voitures sont arrêtées au milieu, des gens désorientés errent autour de leur véhicule et s'interpellent...

Pourtant il n'y a pas d'accident.

Je tourne mon regard vers l'autre côté. À quelques kilomètres, un énorme incendie fait rage et illumine la campagne. Désemparé, je me demande avec appréhension si cette zone est habitée. Étrangement, aucune sirène ne vient troubler le calme...

— Je crois qu'un avion s'est crashé !

Rémy semble tellement choqué qu'il n'ose pas hausser la voix. Je balaie l'horizon des yeux et repère d'autres feux plus lointains.

— Je dirai même qu'il y en a eu plusieurs !

— Tu crois que c'est des attentats ?

Mon cœur bat à tout rompre. Je sais qu'un événement épouvantable s'est produit, si énorme que je n'en ai pas encore appréhendé toutes les conséquences. Les gens du quartier et ceux des voitures immobilisées viennent nous rejoindre. Eux aussi, murmurant entre eux, contemplent les feux, seuls points lumineux dans un paysage totalement plongé dans le noir ; les ténèbres ont repris le pouvoir.

Malgré la chaleur, je n'arrête pas de frissonner. Un silence glacial tombe sur notre groupe. Je sais maintenant ce que l'on éprouve lorsque le ciel nous tombe sur la tête... 

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Alors d'après vous, que s'est-il passé ? Quel est le premier objectif du Tueur de Mondes ?

Et demain, rendez-vous avec Samuel...

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