✦ Chapitre 2 : Première journée ✦
Comme il me l'avait promis, Álvaro m'attend, les fesses reposant sur le capot de sa Lamborghini. Il s'est garé juste devant la voiture du chieur de ce matin, Iván.
Isadora m'a d'ailleurs suppliée de ne pas être trop désagréable avec lui. Il vient de vivre un drame. Que je ne souhaite pas, même à mon pire ennemi.
Son père a été battu à mort en raison de son homosexualité. C'était un grand footballeur brésilien. Il ne méritait pas cette fin atroce... Personne ne le mérite.
Ceux qui s'en sont pris à lui ont dû être finis à la pisse, je ne vois pas d'autres solutions. Et je dois l'admettre, je n'imagine pas ce qu'a pu ressentir Iván. C'est affreux. Je me demande comment il a pu réussir à me faire autant de sourires chaleureux aujourd'hui, comment il fait pour rester encore debout, pour faire bonne figure. Ne pas chanceler. Ne pas craquer. Ne pas montrer à quel point il est brisé et avancer lui est difficile.
Parce que oui, Isadora m'a confié qu'elle avait dû l'épauler à plusieurs reprises. Maintenant, elle le laisse tranquille. Il essaie d'affronter cette terrible épreuve, seul. Avec courage. Avec bravoure. Me connaissant, j'aurais constamment envie de pleurer si j'étais à sa place. Je serais une vraie loque. Je l'admire d'une certaine façon. Il a une incroyable force.
Je me suis peut-être trompée sur son compte. Je l'ai mal jugé, aveuglée par la rage, la frustration. Telle une petite fille pourrie gâtée née avec une cuillère en argent dans la bouche. Je m'en veux. Il ne m'a rien fait, c'est vrai. Je me suis montée la tête avec brio. Bravo Zara...
Remarque, il ne semble pas m'en vouloir. J'ai sans doute bien caché mon jeu. J'ai la possibilité de me rattraper. Tout n'est pas perdu.
Ah, foutue culpabilité...
M'empêchant de cogiter davantage, j'accélère la cadence et comble l'espace qui me séparait d'Ál du plus vite que je le peux.
— Alors comme ça, on lézarde au soleil ? lancé-je, taquine.
Derrière ses verres teintés, il roule des yeux.
— Moi qui pensais être tranquille tant tu serais épuisée, plaisante-t-il. Je n'ai pas de chance. Il va falloir te supporter geindre jusqu'à la maison !
— Tu es hilarant, Ál ! Tu t'étais bien caché de me dire que tu avais avalé un clown ce midi !
— Allez, monte avant que je ne te foute la honte ! me menace-t-il avant d'exploser de rire.
La chaleur étouffante finit de me convaincre. Je m'empresse de monter dans l'habitacle plus frais. Mon aîné m'imite et enroule ses doigts autour du volant en cuir après s'être attaché. Nous roulons plus tranquillement cette fois-ci. La vitesse modérée me laisse le loisir d'observer les bâtiments, le ciel d'un bleu éclatant, les arbres qui apportent un peu d'ombre aux passants.
À quelques détails près, ils seraient apparentés à des écrevisses. Une jeune femme essuie à l'aide d'un mouchoir la sueur qui coule sous ses aisselles. Non loin d'elle, un quarantenaire en costume, boit au goulot de sa bouteille d'eau exactement comme s'il n'en avait pas eu l'opportunité depuis des jours et des jours durant.
Les températures élevées battent des records aujourd'hui. C'est notamment pour cette raison que je termine les cours tôt. Le proviseur de Las Encinas a estimé qu'il n'était pas possible d'étudier à l'école dans de pareilles conditions malgré la climatisation dans certaines classes.
Finalement, le trajet défile sans que je m'en rende compte. Álvaro bifurque dans notre quartier. Peu de personnes se risquent à affronter le climat dehors. Les maisons sont toutes plus luxueuses les unes que les autres sans grande surprise et laissent imaginer que leurs propriétaires sont au frais.
Mon frère remonte l'allée en ciment menant à notre garage, sans doute peu enclin à se garer sous ce soleil de plomb.
Il appuie sur la télécommande et, pendant que les portes s'ouvrent, il entame une marche arrière.
— Alors, princesse des cœurs, ça te dit qu'on sorte ce soir ? s'enquiert-il, en reculant.
— Carrément ! m'exclamé-je.
L'air satisfait, il met son frein à main puis coupe le contact.
— On va s'éclater, sœurette !
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Le dîner terminé, j'aide Maman à faire la vaisselle. La mine dégoûtée, elle enfile des gants verts en caoutchouc et me mets en garde sur le produit qu'elle va utiliser pour nettoyer.
— Zara, chérie, tu essuieras simplement. Je ne veux pas que tu touches à ces cochonneries. Il ne faut pas que tu t'abîmes les mains. D'accord ?
— Oui, promis.
Maria, notre domestique, a pris exceptionnellement trois jours de congés pour l'enterrement de sa famille entièrement décimée par l'ex compagnon de sa tante qui n'a pas supporté la séparation. Il a choisi un repas convivial dans la maison de campagne de ses parents pour faire un carnage.
Les policiers qui sont intervenus sur les lieux n'ont jamais vu pire scène de guerre dit-on. Du sang séché recouvrait les murs, les corps avaient été sévèrement mutilés. Le plus touché ? Celui de sa tante, évidemment. Un vrai acharnement... Et une chance pour Maria d'avoir travaillé chez nous à la villa ce jour-là !
Le meurtrier ayant été appréhendé depuis, elle ne craint plus rien. Fort heureusement.
Sur ces pensées peu réjouissantes, je termine ma tâche à la limite du gratifiant puis laisse claquer un bisou sur la joue de Maman.
— Zara, grouille ! s'impatiente Álvaro, casquette à l'envers vissée sur la tête, depuis le hall.
En guise de réponse, je déboule dans l'immense espace et enfile une veste en jean par dessus la robe à sequins argentés que j'ai mise pour l'occasion.
— Allons-y, frérot ! T'attends quoi ? Le déluge ? le taquiné-je, en filant dans le garage retrouver sa Lamborghini qui patiente dans l'obscurité.
— Pas de bêtises, Zara ! Tu as cours demain. Ne rentrez pas trop tard !
— Je gère, Mam's ! s'exclame mon aîné avant de fermer la porte derrière nous.
Pour rattraper le léger retard que nous avons pris, Ál roule à vive allure. Non pas que nous soyons attendus quelque part, mais nous souhaitons profiter au maximum de cette pause bien méritée. Il ne nous faut que cinq minutes pour atteindre le centre-ville.
Les lampadaires illuminent les allées et les trottoirs de Madrid. Leur lumière luit sur la chaussée et éclaire les nombreux passants qui se pressent en tenue de soirée dans les rues bondées. Prenant en compte ce facteur, Ál ralentit et vérifie que personne ne se jette sous ses roues. Puis, il finit par freiner pour de bon et se gare devant une boîte de nuit. L'Isadora House. J'ignore s'il s'agit d'une coïncidence ou si ce club appartient bel et bien à ma nouvelle amie au lycée.
J'imagine que je vais le découvrir sous peu.
Alors que nous nous extirpons de la voiture d'Álvaro, il confie ses clés à un employé qui s'empresse de se mettre au volant pour la mettre ailleurs, à l'abri des regards indiscrets. En sécurité.
— Au fait, je ne t'ai pas dit mais on rejoint un pote que je me suis fait. Il s'appelle Eric.
Il ne me laisse pas le loisir de réagir et s'élance vers l'entrée, où des videurs impressionnants font barrage. Je trottine derrière lui et montre patte blanche. La carte d'identité que j'ai trafiquée passe à tous les coups. J'y suis présentée comme étant tout juste majeure.
À l'intérieur, une véritable marée humaine se déhanche sur la piste de danse au rythme du dernier tube qui fait fureur en Espagne. Une odeur forte de transpiration, de drogue et d'alcool m'oblige à froncer le nez. Álvaro semble, quant à lui, être dans son élément. Il m'entraîne jusqu'au bar bondé et s'arrête devant un jeune homme grand et mince qui porte un anneau à l'oreille. Ses yeux froids, intimidants, presque gris acier, me glacent sur place.
Le moins que je puisse dire, c'est qu'il a l'air dur. Ses cheveux coupés à ras donnent l'impression qu'il sort tout droit de l'armée. Toutefois, sa mâchoire se desserre lorsqu'il reconnaît mon frère. De l'autre côté du comptoir, j'aperçois Iván. Il sirote du whisky, si je ne me trompe pas, dans un verre large. Comme si nous étions faits pour nous voir, ses yeux larmoyants rencontrent les miens.
Sa mine défaite et ses épaules voûtées témoignent de son chagrin.
— Zara ! me rappelle à l'ordre Álvaro.
Dans un sursaut, je reviens à la réalité.
— Eric, je te présente ma petite sœur.
— Enchanté, dit-il d'une voix grave.
— De même. Je suis ravie de faire ta connaissance. Ál s'était bien gardé de me parler de toi.
Amusé par ma répartie mordante, il sourit. Ses traits s'adoucissent aussitôt.
— Mec, on va prendre trois cocktails maison. Tu pourras nous les apporter sur la table libre là-bas ! tonne-t-il pour se faire entendre.
Signifiant qu'il a bien compris, le barman hoche la tête. La musique est si forte qu'elle me perce le système auditif. Mes pauvres tympans... Nous nous éloignons et prenons place sur des fauteuils. Luxueux à première vue. Confortables ensuite.
C'est à cet instant, alors que je suis bien installée et que tout se déroule à merveille, que je réagis. Le pauvre Iván est seul. Personne ne l'approche, personne ne s'enquiert de son état, comme s'il avait la peste. Ou le choléra.
D'une démarche chancelante, il se lève d'un tabouret rembourré en velours rouge et erre à l'étage avec difficulté après avoir emprunté l'escalier en colimaçon.
Le serveur choisit ce moment pour déposer notre commande et réclame le paiement. À la vitesse de l'éclair, Álvaro sort sa carte bancaire et règle la totalité de l'addition en annonçant que c'est sa tournée. Une fois le salarié reparti, nous trinquons à notre première soirée ensemble.
Nous faisons plus ample connaissance au fur et à mesure que nous enchaînons les verres. Ils me dépassent d'ailleurs rapidement.
Ils entament leur cinquième verre alors que je n'en suis qu'au second. Sentant que ma vessie me supplie de la vider, je demande à une barmaid où se trouvent les toilettes.
Ce n'est pas le moment de me perdre. Je suis ses indications à la lettre et monte à l'étage. Je me réjouis d'ailleurs d'y arriver. Ici, on ne se marche pas dessus. Avec vivacité, je comble l'espace qui me sépare encore de cette merveilleuse invention. Je pousse la porte, referme derrière moi. C'est là que je l'aperçois. Assis par terre, les genoux repliés contre son torse, il pleure à chaudes larmes et semble complètement saoul.
Mon cœur se serre à cette vision. Il me fait tellement de peine.
— Hey, je te promets qu'avec le temps, tu iras mieux, murmuré-je en me mettant à sa hauteur.
Surpris, il relève ses iris marron vers moi puis enfouit à nouveau sa tête entre ses jambes.
— Écoute-moi, Iván. Ou parle-moi. Vide ton sac. Ne garde pas tout pour toi. Ce n'est pas bon.
— Qu'est-ce que tu en sais ? chuchote-t-il. Tu as encore ta famille, toi.
— Ce n'est pas pour autant que je ne peux pas t'aider. Tu n'es pas obligé de surmonter ton deuil, seul. Boire autant ne te rendra pas ce que tu as perdu. Lorsque tu décuves, c'est pire. Le manque n'est que plus présent. La douleur que plus éprouvante. Viens là.
Les bras grand ouverts pour l'y accueillir, je crains qu'il me fasse un vent monumental. Pourtant le contraire se produit. Il vient s'y réfugier et sanglote sans pouvoir s'arrêter.
Son nez humide vient se loger dans ma nuque, ses lèvres rencontrent par inadvertance la peau de mon cou mais je n'en ai cure. Je veux juste qu'il se sente mieux, que sa peine disparaisse.
Mon envie de faire pipi s'estompe. Je ne pense qu'à lui et à son futur bien-être.
J'espère que ce câlin l'enveloppe dans une bulle réconfortante.
— Tu veux bien me ramener chez moi, s'il te plaît ?
Sa voix chevrotante, presque désespérée, m'arrache un frisson le long de la colonne vertébrale.
— Pas de problème. Tu es venu à pied ?
— Non, en voiture, me renseigne-t-il en restant agrippé à moi.
— Je n'ai pas le permis, je suis désolée.
— Ça n'a pas d'importance. Ce n'est pas compliqué. Je pourrai te donner des conseils.
— Et si on a un accident ?
Le silence qu'il laisse planer ne me dit rien qui vaille.
— Aucun risque. Tu as une vie de rêve et en plus, tu es belle. Ton ange gardien veille sur toi.
Bien que peu convaincue, je finis par céder. Pourvu qu'il ait raison...
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