9. Moment de Grâce
Quelques mois plus tôt
Octobre 2023,
Orléans.
Les bras écartés sur le rebord du jacuzzi, yeux clos et tête levée vers la clarté délicate émanant de l'extérieur via la façade vitrée, Aïden se sent beaucoup plus détendu que dans la promiscuité étouffante du Foyer des Acacias.
Ses proches et lui ont trouvé refuge dans ce qui était à la base une résidence de jeunes travailleurs au mois d'avril. Pile au moment où rester à son appartement de Fleury-les-Aubrais se changeait en sentence mortelle.
Une vraie chance, hein ?
Mais il y a des situations où la chance, précisément celle d'encore avoir une famille, peut donner l'impression de vivre un cauchemar. Cinq individualités, forcées à partager une seule et même chambre. Au quotidien. Sans être en mesure de se procurer tranquilité ou paix d'esprit à moins de s'évader quelques instants dans un monde en ruine... C'est clairement une de ces situations.
Bon, ouais. Sur le papier, cinquante mètres carrés correspondent environ à dix mètres carrés par personne. Super durant une zombicalypse ! Additionné à ça un ameublement basique, le confort de couchages décents, une salle de bains privative, et bien que le logement soit dépourvu d'eau courante ou d'électricité, le tintouin sonne bien vite comme du grand luxe.
Sauf que...
L'appartement douillet qu'ils ont dû abandonner jouissait de deux chambres et d'une pièce à vivre. Le « couple » dormait dans la chambre d'Aïden, les filles se partageaient lʼautre, tandis que Lobél ne voyait aucun inconvénient à pioncer sur le canapé du salon.
Au Foyer, tout ce beau monde se marche dessus et dépasse sciemment les bornes.
Lors des bons jours, les filles, guillerettes, piallent sans vergogne jusqu'à tomber de sommeil. Lors des mauvais, ce sont les reproches et disputes intempestives avec Émeric, pour un oui ou pour un non, qui massacrent la joie d'avoir rejoint un groupe de survivants aussi bien organisé.
Organisé – oui, youpi ! –, mais parfois désuni. Rien de mieux pour créer des tentions. Il ne reste quʼà imaginer lʼambiance de dingue générée par des conflits entre Bidule et Machin, comment elle sʼajoute à celle imposée par sa propre marmaille, et voilà ! On comprend vite que dans le délire « fin du monde civilisé et de tous ses privilèges », avoir la chance de rester en vie, avec ses proches, dans une communauté de survivants qui n'ont pas vraiment d'autres choix que se supporter, c'est le gros bordel !
Le genre qui donne parfois envie de rejoindre le club des zombis.
De ce côté-là, au moins, la seule préoccupation est de mettre ses dents sur de la chair fraîche...
Pour l'instant, Aïden préfère largement l'option « évasion ». Donc quand les conditions et la météo le permettent, il se réfugie ici, dans la seule pièce du vieux complexe aquatique où l'eau est encore assez propre pour s'y baigner.
À chacune de ses visites, il remercie autant l'Univers de l'avoir un jour aidé à trouver l'entrée dérobée parmi tous ces accès condamnés, que pour Ses encouragements à poursuivre son exploration malgré la multitude de bassins souillés dans les espaces de bains principaux. Grâce à Lui, il retrouve meilleur des privilèges : la possibilité de sʼisoler, de tout et de tout le monde.
Plongé dans la piscine miniature, Aïden se délecte de sa solitude. Prenant plaisir à écouter les différents bruits dont les échos lointains animent le silence de la nuit. Une mélodie complexe, composée par de petits animaux, le doux vent automnale, les matériaux sous lesquels il s'engouffre et... des foutus pas qui surgissent dans le calme du bâtiment !
Alerte, Aïden se redresse et remet sur-le-champ ses lunettes de vue. Saisissant furtivement sa machette, aussi laissée à portée de main, il balaie les baies vitrées du regard.
Si son cœur tambourine à vive allure, il tente au mieux de garder son sang-froid. Ignorant les sillons dʼeau qui serpentent sur ses bras nus et son short imbibé, il se retourne ensuite et incline la tête, lʼoreille fonctionnelle tendue à l'affût des foulées constantes résonnant sur le carrelage du couloir.
Une silhouette fine débouche enfin de l'arche qu'il fixe sans relâche. Le souffle d'Aïden se hache. Mais à première vue, le nouvel arrivant semble amical.
Familier, même.
Sa taille et sa corpulence effacent toutefois rapidement la probabilité qu'il s'agisse d'un de ses cadets. Quant à Émeric, bien que le centre aquatique ne se situe qu'à une dizaine de minutes du foyer, il ne marcherait jamais cette distance seul. De nuit, encore moins ! Pas même avec la promesse de sexe torride.
Ça ne laisse plus qu'une possibilité, et pas la moins surprenante.
— Grâce ? souffle Aïden dès que ses formes émergent de l'ombre.
— Surprise ! Et une bonne, j'espère.
Le doux rire de la cap-verdienne flotte dans la pénombre de la pièce et déclenche un tout autre mécanisme chez Aïden. Il sourit en reprenant contenance.
— Oui, bien sûr. C'est juste que je ne m'y attendais pas.
— J'imagine... Je termine tout juste mon tour de garde et, eum, jʼai croisé Lobél dans les couloirs. Il m'a dit qu'il nʼarrivait pas à dormir et que toi non plus. Je me suis douté que je te trouverai ici. Ça t'embête que je me joigne à toi ?
— Pas du tout.
Oh, bien au contraire. Le garçon frétille même de contentement !
Intérieurement, hein. Parce que dans les faits, Aïden repose son arme mouillée et s'imerge à nouveau dans l'eau jusqu'aux aisselles sans rien laisser paraître – ni de son contentement ni de ce besoin inconscient de cacher les cicatrices strillant son abdomen.
Grâce l'imite et couche sa lance taillée en pointe sur le rebord carrelé du petit bassin, avant de se débarrasser du foulard couvrant le bas de son joli visage oval. Visiblement bien éduqué, son ami détache les yeux de ses gestes nonchalants dès que ses doigts fins accrochent son débardeur.
— Pas la peine de te retourner, susurre Grâce, qui n'a aucune envie d'exclure Aïden de son intimité.
Il est d'ailleurs grand temps de montrer au beau gosse combien elle souhaite qu'il y pénètre.
Le souffle court, la jeune femme dans la fleur de l'âge entreprend d'explorer son côté audacieux sous ce regard attentif. Ses habits choient un à un, tels les feuilles coquines déshabillant leurs arbres en ce mois d'octobre, jusqu'à dévoiler ses sous-vêtements.
Plus fonctionnels que glamour, ils constituent le rempart rassurant qu'elle n'ose pas encore ébranler.
Subjugué, Aïden observe Grâce grimper sur les marches du bassin – sourire aux coins des lèvres – et descendre au ralenti le rejoindre dans l'eau. La façon dont les rayons de pleine lune se faufilent dans les mèches frisées de son afro donne une teinte encore plus flamboyante à ses cheveux roux.
Quelle vision merveilleuse.
Le bougre ne peut que l'admirer, à court de mots, tandis qu'elle s'assoit dans l'arrondi du jacuzzi.
Frissonnant d'appréhension face à son regard dʼaplomb, Grâce se pince les lèvres.
— Tu as eu peur quand tu m'as entendue arriver ? lance-t-elle pour combler ce silence gênant.
Aïden déglutit et ravale son émoi.
— Un peu, oui.
— Mais t'étais prêt à me découper en deux comme une noix de coco ! plaisante Grâce. Je veux dire, si j'étais une vilaine créature à deux doigts de te bondir dessus.
— Ça m'a traversé l'esprit... Puis, je me suis rendu compte qu'Amitābha me faisait sans doute l'honneur de m'envoyer une compagne dans ma solitude.
— Amitābha, répète pensivement l'ancienne étudiante. Il s'agit du bouddha vénéré pour sa pureté et sa lumière ?
— Oui. Ravi de savoir que tu t'en souviens.
— C'était un sujet intéressant, murmure-t-elle. Approfondit par quelqu'un d'encore plus intéressant.
La personne d'intérêt esquisse un sourire attendrit.
Avant la zombicalypse, Grâce était en deuxième année de Master de Sciences des religions et des Sociétés. Aïden n'est pas incollable sur ces sujets, mais ses expériences personnelles et la connaissance de sa culture guyano-vietnamienne leur permet parfois d'entretenir des conversations substantielles pendant des heures.
Persistance des attentes concernant les rôles des individus, fondées sur les vestiges de la société précédente en fonction du genre. Préjugés ancrés chez certains survivants, discriminations et trahisons éhontées. Mais aussi cyclisme, cuisine, similitudes des langues créoles et portugaise, entre autres anecdotes... Du sujet de réflexion le plus profond à la blague la plus conne, Aïden et Grâce semblent pouvoir prolonger leurs échanges à lʼinfini. Seulement voilà, depuis quelques temps, il n'y a qu'une chose qui accapare l'esprit de la rouquine.
— Aïden...
— Mh ?
— J'ai cru comprendre qu'Émeric et toi êtes plus ou moins ensemble, depuis longtemps déjà. Mais... es-tu aussi attiré par les femmes ?
— Parfois.
— Par moi ? tente-t-elle avant de se pincer les lèvres, les joues en feu.
— Oui, sourit Aïden.
Oui, oui, oui !
Malgré ce qu'en déduisent les personnes qui apprennent la nature de ses rapports avec le bel – et imbuvable – Émeric, Aïden ne s'intéresse pas exclusivement à la gente masculine.
Lorsqu'il est d'humeur à aborder le sujet de son orientation, il a tendance à se ranger sous l'arc de la bisexualité. Une commodité, d'ailleurs. Parce que, flemme d'assister à un cirque de sourcils froncés, levés et déformés à chaque fois qu'il explique ce que signifie être demiromantique¹.
Grâce se satisfait toutefois de sa réponse concise. Cette bonne nouvelle la conforte sur le fait qu'elle ne s'imaginait pas des scénarios à l'eau de rose.
Les regards furtifs dont ce mec sexy la couvre depuis des semaines ne sont pas anodins. Ses petits sourires ne sont pas de la simple politesse. Pas plus que ses attentions envers elle ne résultent uniquement de sa gentillesse légendaire. Non...
Elle lui plaît !
Peut-être autant qu'il lui plaît.
Alors Grâce prend son courage à deux mains. Se persuadant que si elle a pu affronter les zonzons jusqu'ici, elle parviendra à assumer un banal rejet le cas échéant.
— Tu sais... Tu es vraiment quelqu'un de formidable et je... Je ne devrais peut-être pas te dire ça, mais je pense que tu mérites mieux que lui.
La réputation dʼÉmeric Le Lourdo nʼest plus à faire.
— Je sais, statue donc Aïden.
Ayayaye ! Son flegme naturel a de quoi déconcerter.
— OK, s'étonne Grâce. Je t'avoue que je ne croyais pas t'entendre l'avouer aussi facilement.
Aïden finit par pouffer de rire.
— Tu commences pourtant à bien me connaître.
— Oui, c'est vrai. Tu es un gars lucide et... très franc.
— Et formidable, à ce qu'il paraît.
Au tour de Grâce de s'esclaffer.
Le regard fixe d'Aïden réussit néanmoins à la déstabiliser. Elle retrouve une expression plus sérieuse et il reprend doucement :
— Toi, tu es brillante, généreuse et intrépide, en plus d'être absolument magnifique. Autant physiquement qu'au plus profond de ton cœur.
Oooh, cette déclaration embrase une flamme dans les grands yeux marron de Grâce.
Des papillons grouillent partout dans son ventre, butinant frénétiquement de fleur en fleur. Joie, désir, anxiété, autant de variétés exposées sous les yeux perçants d'Aïden.
— J'ai de plus en plus envie de te serrer dans mes bras... et de t'embrasser...
Whoa !
Grâce croit presque rêver une énième fois de ce moment tant elle sait combien Aïden s'ouvre difficilement. Il donne d'ailleurs souvent l'impression de sonder les âmes de ses interlocuteurs. D'estimer en temps réel s'ils valent la peine qu'il leur accorde une quelconque importance. Et, à cet instant, la charmante Grâce a l'impression d'être la personne la plus importante sur cette fichue Terre.
Alors, vont-ils le faire ?
Vont-ils vraiment oser cette folie ?
Un rapprochement, physique mais surtout émotionnel, malgré les contraintes de ce nouveau monde et les risques allant de paire ?
Eh bien oui !
Les barrages protégeant les rues du secteur nʼont été franchis par aucun mort-vivant depuis une bonne semaine. Lʼinfirmerie est actuellement vide, personne nʼa récemment manifesté de symptômes liés à la Covid-19... Calcul bâclé, mais satisfaisant. Il suffit juste qu'Aiden mordille sa lèvre, marquant sa décision d'un hochement de tête, pour que Grâce envoie aussi valser toute prudence.
Franchissant le pas en même temps que le supplice des distances de sécurité, elle glisse ses bras sous ses cheveux humides et enlace ses épaules. Le contact entre leurs peaux dénudées les électrise. Sensation vertigineuse, somptueusement surpassée par celle de leurs baisers passionnés.
Leurs corps bouillonnants d'envie se pressent avec une impatience mutuelle. Les lèvres dʼAïden dévorent merveilleusement le cou de Grâce. Doigts accrochés à ses longues dreadlocks, comme pour sʼagripper à lʼidée que ce moment est bien réel, elle rejette la tête en arrière avec un soupir de plaisir non dissimulé. Mais alors que cette bouche volontaire descend agréablement entre ses seins, elle se libère soudain de son étreinte enivrante.
Tendant le bras dans sa fuite, Grâce impose à nouveau un bon mètre de distance entre Aïden et elle.
— Ça va, ma belle ? s'inquiète le laissé pour compte.
— Oui, halète la rousse en tentant de reprendre son souffle. Mais, jʼai... quelque chose d'important à te dire.
Ha ! Ce genre de formulation ne laisse présager rien qui vaille. Pourtant, Aïden opine. L'air patient alors que ses tripes lui hurlent de sʼattendre au pire.
— C'est assez gênant. Je... Je ne sais pas trop comment le dire sans paraître ridicule, alors je vais juste me lancer.
— OK.
— Je suis allergique au sperme.
Un ange passe.
Froncement de sourcils chez Monsieur Je Bande Dur. Regard incertain du côté de Madame Ouvrez Le Sol Que Je M'y Enterre. Puis, cette dernière trouve la force de reprendre précipitamment :
— C'est vraiment très rare, et il a fallu que ça tombe sur moi, mais voilà. Je suis allergique au sperme, répète-t-elle avec un petit rire nerveux. Plus exactement, aux protéines contenues dans le liquide séminal.
Aïden se pince les lèvres. Il dépasse le stade de cette surprise foutrement inattendue – une spécialité made in Grâce, on dirait –, et acquiesce à nouveau.
— OK.
— OK ?
— OK, assure-t-il ce coup-ci naturellement.
— Ça veux dire... que tu nʼes pas trop contrarié ?
Les lèvres de son amant s'étirent dans un rictus taquin.
— Pourquoi je le serais ?
— Euh, parce que, je t'ai embrassé. On s'est rapprochés étroitement. Très étroitement. Et puis d'un coup, je t'annonce qu'on ne peut pas faire l'amour... C'est forcément frustrant. Je le sais, parce que moi aussi ça me frustre. J'en ai vraiment très envie, mais le moindre contact avec de ta semence pourrait me causer–
Démangeaisons, œdèmes, urticaire, gène respiratoire et même un foutu malaise.
Que du bonheur !
— Ça me gêne un peu de rentrer dans les détails... Disons juste que ça me causerait une réaction allergique hyper désagréable.
— Tu n'as pas à te justifier autant, Grâce. Je comprends. Ce n'est en rien de ta faute.
— Oui, c'est vrai, sourit-elle, enfin rassurée. Je suis contente que tu le prennes aussi bien, ce n'est pas le cas de tout le monde.
— Une chance que je ne sois pas « tout le monde », réplique Aïden.
Attrapant gentiment le poignet de sa déesse insulaire, il la guide jusqu'à son torse robuste et enveloppe sa taille de ses bras. Ses doigts câlins soulèvent ensuite des vagues de chair de poule dans leur sillage.
— C'est une des choses qui me plaît chez toi, susurre Grâce, dont le visage trouve une place parfaite dans le cou de son crush. Mais ça ne m'explique toujours pas pourquoi tu continues à sourire.
Un rire discret secoue la poitrine d'Aïden. Grâce y pose délicatement sa paume moite, curieuse dʼenfin sentir battre le cœur quʼelle convoite. Geste autrefois anodin, devenu un tabou aussi grisant qu'euphorisant.
— Je suis avec toi, souffle Aïden, le menton fourré dans son afro au parfum fruité. C'est une raison suffisante et puis, je t'ai clairement entendu dire que tu as envie de moi.
Dégageant son nuage de cheveux de son oreille, il y presse ses lèvres pulpeuses et murmure :
— Comment une telle nouvelle pourrait me mettre de mauvaise humeur ?
*
Demiromantique¹ : individu qui n'éprouve et ne montre de sentiments amoureux qu'avec des personnes à qui il se sent connecté très intimement.
Note – Ça n'a rien à voir avec l'attirance physique ou sexuelle.
Aïden peut coucher avec quelqu'un pour qui il n'éprouve pas de sentiments amoureux (vous voyez de qui je parle 😂).
Je ne le défini pas vraiment comme bisexuel dans la mesure où le genre n'a pas tant d'importance pour lui. Il pourrait tout à fait tomber amoureux d'une personne trans ou non-binaire. Mais c'est son cas à lui.
Les personnes demiromantiques peuvent être hétéro, gay, pan, etc.
• Grâce Lopes
(tante de Loïc, crush d'Aïden)
DONNE-MOI TON AVIS À CHAUD !
~> Quelques "chapitres flash-back" comme celui-ci seront insérés dans l'intrigue. Qu'a tu pensé de celui-là ?
~> Quelles informations intéressantes y as-tu trouvé ? 👀
~> Es-tu curieux.se de savoir si et comment ce passage pourrait se rattacher à la suite ?
PS : Un petit vote si tu as aimé ce chapitre me ferait grand plaisir !
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