3. Shopping périlleux
Une trentaine de minutes écoulées depuis l’entrée fracassante des survivants dans le hall de la galerie marchande. Ce n’est qu’après une vérification groupée – très consciencieuse – des premiers magasin sur leur chemin qu’ils s’estiment assez confiants pour farfouiller l’interminable chantier que se révèle être l’Hyper U.
— On commence par les rayons fringues ! sʼanime Lavande.
— Comme vous voulez, acquiece Aïden. Si le choix se présente, prennez des vêtements pratiques. Pas juste ceux qui vous plaisent le plus. Et, surtout, faites attention à ne pas soulever de poussière et ne pas vous toucher le visage pendant vos recherches. On ne sait jamais si...
— Si des résidus du virus sont retombés sur les objets, poursuivent les triplés en chœur.
— On sait, souligne Lavande avec un petit soupir lassé. On n’est plus des enfants.
Aïe ! Double uppercut... L’aîné se résigne sans rien ajouter.
— Je vais faire un tour de mon côté, voir si je trouve de la graille.
— Rendez-vous aux rayons alimentaires dans quelques minutes ? propose Aïden.
— Ça marche, assure Loïc en partant sans plus attendre.
Émeric fronce des sourcils noir de jais lorsque Aïden reprend à l’attention de ses cadets, déjà en mouvement.
— Je vais au rayon sport. J’y trouverais peut-être du matériel utile, ou même des vélos par miracle.
— Quoi ? s’étonne Lantana. Tu ne viens pas avec nous ?
— Pourquoi faire ? Vous êtes grands. Vous n’avez plus besoin que je vous chaperonne.
Oulalalala, quel retour de bâton ! Les triplés en restent carrément bouche bée, ce qui n’empêche pas Aïden de se détourner en direction opposée.
Impressionné par ce retournement inattendu, Émeric ricane en entendant Lobél rouspéter après Lavande.
— Il était déjà assez vénère après le coup du vote. T’étais obligée de faire ta maligne ?
— Aïeuh ! Me pince pas. J’ai pas fais exprès.
Rattrapant son retard à grands pas, Émeric rejoint joyeusement son sexfriend sur le chemin du rayon sport.
— Eh ben, je pensais pas que tu pouvais te montrer si dur ! Du moins, pas avec tes petits chouchous.
Les étalages vides ou jonchés de pots cassés, entre autres détritus du genre, confirment comme le pensait Aïden que l’endroit a déjà été pillé – voire même saccagé. Il inspecte toutefois chaque gondole avec une grande attention, progressant à pas mesurés pour que rien ne lui échappe malgré cette pénible discussion.
— Ça n’avait rien d’une punition, contrairement à ce que tu sous-entends. Lavande et Lobél ont raison, ils grandissent. Je dois arrêter de les couver.
— Et les laisser voler de leurs propres ailes ?
— Exactement, confirme indifféremment Aïden tandis qu’il grappille quelques trouvailles au passage.
Mais il faut bien connaître le phénomène pour interpréter cette concision – son trait de caractère le plus marqué aux yeux des autres – comme une réticence à parler de ses cadets.
— Quitte à ce qu’ils apprennent difficilement de leurs erreurs ? s’amuse Émeric en devançant assez Aïden pour marcher face à lui à reculons.
— On est tous passés par là...
— Peut-être. Mais ça te ressemble pas du tout de laisser tes petits en galère.
Encore une fois, il tire la mauvaise corde. Aïden s’arrête net, fortement irrité en dépit de sa voix neutre et du peu d’expression décelable sur son visage – presque entièrement couvert. Ses yeux en amande s’endurcissent et renvoient de nouveau un regard fixe derrière ses lunettes rondes fêlées.
— Je ne les laisserai jamais en galère, je serai toujours là pour protéger leurs arrières. Ça ne signifie pas que je ne peux pas leur donner l’occasion de marcher seuls quelques mètres en avant... Alors au lieu de te soucier de mes méthodes d’éducation, assure-toi plutôt de ne pas oublier qui couvre tes arrières.
— Oh, mais dis donc ! Monsieur Insensible serait-il vexé à cause du v–
Émeric ravale ses railleries en sentant quelque chose effleurer sa veste en cuir. Les grognements infects qui lui flanquent la chair de poule justifient amplement son bond en arrière. Adroit comme pas deux, il perd l’équillibre mais se rattrape à un portant, in-extremis, et se retient de brailler de tout son saoul en croisant les yeux congestionnés de la zombie.
Le pauvre gars frôle clairement l’arythmie cardiaque. Aïden, lui, avise d’un calme déconcertant la charogne coincée par une autre structure de l’autre côté de l’étalage en métal.
Aussi difficile à regarder que les autres, celle-là. Elle ne représente toutefois pas une menace tangible, malgré le fait que sa transformation paraisse assez récente – ce qui signifie qu’elle se déplacerait aussi rapidement qu’eux si elle en avait l’occasion. Ses bras en charpie et ses mains – qui commencent tout juste à se décharner – gesticulent vainement, cherchant à mettre le grappin sur son mets favori au travers des barreaux qui la bloquent.
Hors d’haleine, les yeux écartelés, Émeric observe son acolyte sortir un des deux couteaux accrochés à ses cuisses. Ce dernier transperce ensuite à bout de bras, sans hâte ni surprise aucune, le crâne de la créature répugnante. Taisant à jamais ses claquements de dents et râles infernaux.
— Tu... Tu l’avais vu ? devine le peureux, la main sur son cœur agité.
Aïden lui offre un de ses nombreux silences. Ils sont cependant toujours des plus éloquent ; celui-ci se traduit à coup sûr par un petit rire moqueur.
— Tu l’as vu et tu l’as laissé m’attraper ! s’indigue ce coup-ci le ténébreux.
— À cette distance, le danger n’était pas imminent. Maintenant, si tu n’as plus confiance en mon jugement, tu n’as quʼà continuer à suivre Loïc.
— Oh, mais j’y crois pas ! Lobél a raison, en fait, ce vote te reste vraiment en travers de la gorge. Je te pensais pas si vindicatif. Tu me déçois.
Ha ! Encore une bonne blague !
Si on devait mettre à jour le dictionnaire des expressions françaises, la photo de cet Émeric Renot illustrerait à coup sûr « l’hôpital qui se fout de la charité ».
— Aïden ! hurle soudain Lavande.
Toute envie d’ironie quitte son aîné, qui fait volte-face. Reléguant les pleurnicheries d’Émeric en second plan, il fonce en direction de la voix de sa sœur, le cœur comprimé à l’idée quʼelle ait aussi affaire à des zombis.
— Lavande ? Lobél ?
Coupant à travers des stands de produits avariés aux odeurs nauséabondes, il débouche en panique dans les premiers couloirs de la section vestimentaire.
— On est là !
Sacs poubelles aux mains et sourires aux lèvres, les triplés trottinent jusqu’à lui. Mais le soulagement du grand frère se tinte vite d’un agacement modéré.
— Pourquoi tu cries comme ça alors qu’il n’y a aucun danger ?
— Parce que je suis surexcitée !
— Devine ce qu’on a trouvé ! signe Lantana, tout aussi contente.
— T’attends pas à une annonce de ouf, temporise Lobél face aux yeux interrogateurs de l’ainé.
Leurs sœurs miment un roulement de tambours et...
— Du rouge à lèvres ! On pensait pas réussir à refaire notre stock aussi vite.
Aïden incline la tête, blasé, espérant que ce soit une blague alors que les tubes gaiement brandis par ses sœurs guillerettes prouvent le contraire.
— Je t’avais prévenu, se marre Lobél. Mais en fouillant tout ce bordel on a aussi trouvé des bonbons et quelques conserves encore consommables.
— Et des leggings, des crops top et des culottes menstruelles. Une vraie chance !
— OK, bien joué pour la nourriture, reconnaît Aïden. Les habits souples et les culottes menstruelles, c’est aussi un super coup de bol, les filles. Mais le maquillage et les brassières ne sont pas des nécessaires de survie. Vous vous encombrez inutilement.
Ce qui lui vaut de se faire toiser par Lantana.
— Parle pour toi ! C’est pas parce qu’on vit une apocalypse qu’on doit négliger notre style.
— En parlant de style ! J’ai aussi dégotté quelques huiles au milieu des bouteilles cassées et un pauvre sachet de sel* qui a survécu aux pillages. Il est grand temps que tu me laisses rafraîchir tes locks avant qu’elles ne forment des grosses tiges.
— J’admire vraiment ton sens des priorités...
Lavande esquisse une grimace exagérée, à défaut de pouvoir lui tirer la langue. Aïden pouffe de rire et reprend d’un ton plus sérieux :
— Vous avez croisé Loïc ?
— Non, pourtant on est passés par les rayons d’alimentation.
— On pensait qu’il était avec vous.
— Qu’est-ce qu’elle dit ? s’intéresse finalement Émeric.
— Ils pensaient que Loïc était déjà avec nous. Bon sang... enchaîne doucement Aïden qui jette à présent des coups d’œils prudents aux alentours. Qu’est-ce qu'il fiche ?
— J’espère qu’il n’est pas assez con pour consommer ses trouvailles sur place, râle Émeric. J’ai vraiment pas besoin d’être exposé à un cas de contamination par négligence.
Aïden secoue légèrement la tête. À défaut dʼêtre son plus fervent admirateur, il sait que Loïc n’est pas bête au point de prendre ce genre de risque.
— Non. Il se passe sûrement quelque chose, redoute-t-il en scrutant les allées. On devrait–
— Courrez ! s’égosille le porté disparu.
Agrippé à de gros sachets, il débarque en trombe à l’angle d’une vielle machine réfrigérée.
— Courrez, putain de merde !
La nature de la menace devrait couler de source. Pourtant, les yeux des cinq autres sortent de leurs orbites lorsqu’ils aperçoivent la meute de morts-vivants aux trousses du sixième luron.
— Foncez vers la sortie, ordonne Aïden en bousculant les gamins pour qu’ils enclenchent les vitesses.
— Mais on va où ensuite ? se désespère Lavande.
— Pas vers la porte où on est entrés, c’est impossible, halète Lobél en fuyant comme un dératé.
— Y’a une deuxième entrée vitrée, leur rappelle Aïden. Suivez-moi.
Le groupe cavale au galop dans le dédale de couloirs du centre commercial. Évitant farouchement obstacles, zombis esseulés et éliminant les Usain Maccabés Bolt qui réussissent à les rattraper, ils arrivent à la deuxième entrée, devant laquelle ils se retrouvent pris au piège.
— Plan B, annonce laconiquement Loïc.
Sous le regard perdu des autres, il abandonne son butin pour avoir les mains libres et fonce dans le magasin le plus proche.
— Il a raison, posez les sacs, lance Aïden en s’exécutant lui-même. Cherchez des objets susceptibles de casser la vitre.
— T’es complètement fou ?! hurle un Émeric horrifié alors que les autres opinent. Le bruit de fracas va les attirer. Ceux de dedans et ceux de dehors. Je veux pas mourir, je te signale !
— Fais-le taire ! s’agace Lantana après avoir saisi le bras d’Aïden. Ses cris les excitent encore plus.
Elle file sans attendre de réponse, non sans bousculer le geignard au passage.
Aïden soupire, accapare l’attention de son criard et ancre son regard au sien.
— Écoutes, Em’... Je t’assure qu’on a tous peur, on sait tous que les morts de l’intérieur ne vont pas tarder à nous rattraper et que ceux de dehors vont rappliquer par ici dès qu’ils nous entendront. Mais on n’a plus le temps de paniquer. Si t’as une once de courage en toi, c’est le moment de l’utiliser. La plupart de ces zombis sont faibles. On est plus rapides qu’eux. C’est notre seule carte à jouer, insiste-t-il face à ces yeux bleus larmoyants.
Monsieur Frousse se mord la lèvre et hoche la tête en empoignant fermement son arme – un club de golf.
— D’accord...
— J’ai trouvé !
Loïc brandit un extincteur.
— Regardez si vous en voyez d’autres.
Il fonce vers la grande vitre, juxtaposée aux portes automatiques condamnées, et commence à frapper avec le bas du dispositif anti-incendie pendant que les autres poursuivent leurs recherches.
— Attends... souffle Lobél en débarquant derrière lui avec un deuxième extincteur. Écarte-toi, celui-ci envoi du froid.
Loïc s’éloigne. L’adolescent dégoupille alors le contenant sous pression, se place devant la surface vitrée et serre furieusement le bec en caoutchouc pour activer la pulvérisation. Un nuage blanchâtre est propulsé sur la vitre dans un gros PSCHIT continu. S’y propage vite une plaque opaque, fendue de quelques gerçures.
— Ils se rapprochent ! prévient Émeric, pétrifié, les yeux rivés sur la ribambelle de morts clopinant dans leur direction.
— Ça y est ! se réjouit Loïc quand ses coups acharnés font voler la vitre en éclats.
Aïden lâche la meute du regard pour évaluer la situation. Lobél et Loïc agrandissent le passage à grand-peine, les échos des grognements du dehors se font déjà entendre. Une évidence funeste s’impose alors à lui ; ils ne s’en sortiront pas vivants si personne ne repousse les morts.
— Loïc, sort le premier pour contenir ceux de l’extérieur. Je vais rester en retrait pour ralentir ceux de l’intérieur. Prenez les sacs et partez devant.
— Ça marche, accepte Loïc avant d’immédiatement se hisser dehors avec son butin.
— Pas question qu’on te laisse derrière, s’énerve Lobél, décontenancé.
Son aîné quitte à nouveau la menace des yeux pour lui jetter un regard solennel par-dessus son épaule.
— Nou pa fè tout sa pou tounen vid, brodda¹. Je compte sur toi et les filles aussi. Sortez.
— Aïden... chouine Lavande tandis que Lantana s’accroche à lui et le tire en sanglotant des suppliques silencieuses.
— Allez-y ! tonne-t-il en les poussant. Je vous suit dès que vous sortez, promis.
— OK, capitule Lobél à contrecœur, mais seulement parce que je sais que tu tiens toujours tes promesses... Venez, les filles, faut qu’on bouge.
Sauf qu’elles ne l’entendent pas de la même oreille ! Les deux se débattent dans l’espoir de convaincre leur aîné ou, dans le pire des scénarios, combattre à ses côtés.
Émeric, lui, ne se fait pas prier. Il ramasse le sac poubelle d’Aïden et se faufile à travers l’ouverture aux bords tranchants aussi vite qu’un rat échaudé.
— Allez ! Grouillez-vous, les chieuses, s’impatiente Loïc en passant la tête par le trou.
— Emmenez-les, intime Aïden, la gorge nouée.
— Aïden, non ! se désole Lavande, de grosses larmes aux coins des yeux.
Mais le grand baraqué opine. Attrapant les récalcitrantes une par une, Lobél et lui les forcent à s’engouffrer dans l’embrasure pendant que leur frère s’élance au devant de la mort.
À suivre...
(Annotation)* : l'eau salée peut-être utilisée pour humidifier les dreadlocks et favoriser la manipulation des mèches + la prise de forme lorsque l'on tourne (coiffe) les repousses (base des cheveux – qui continuent à pousser – dont la texture naturelle est différente de celle des locks déjà tournées).
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« Nou pa fè tout sa pou tounen vid, brodda¹ » (créole guyanais) : On n'a pas fait tout ça pour repartir bredouilles, mon frère.
DONNE-MOI TON AVIS À CHAUD !
~> Comment perçois-tu la relation de Aïden et ses cadets ?
~> Les émotions des personnages sont-elles assez développées ; de manière générale et dans la scène finale ?
PS : Un petit vote si tu as aimé ce chapitre me ferait grand plaisir !
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